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La grande séduction stratégique de l’Europe

Spring / Summer 2013 Nez À Nez

La grande séduction stratégique de l’Europe

Proposition: L’Asie est devenue pour l’Europe plus importante que le Moyen-Orient

Frédéric Charillon est professeur des Universités en science politique et directeur de l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire (Paris) (contre): Contrairement à ce que peut laisser entendre un certain débat sur le «pivot» de la puissance américaine vers l’Asie, l’importance de cette dernière région asiatique – importance que nul ne remet en cause – ne doit pas faire oublier d’autres arcs de crises dans les relations internationales actuelles. À cet égard, il serait vain de lancer un «concours de dangerosité» (ou de centralité) entre l’Asie et d’autres régions du monde, à commencer par le Moyen-Orient (en effet, l’Asie occidentale).

En premier lieu, non seulement serait-il erroné d’ausculter la scène mondiale à la seule lumière des développements doctrinaux de Washington, mais surtout il s’agit moins aujourd’hui d’un basculement complet des États-Unis vers l’Asie que d’un redéploiement de leur dispositif dans cette zone, ou d’une adaptation de la stratégie américaine à la nouvelle donne, notamment en termes d’Anti-Access/Area-Denial. Personne aux États-Unis n’a jamais dit que l’Asie devait éclipser le reste du monde, ni que la montée en puissance chinoise devait faire passer au second plan les relations avec les autres puissances.

Ensuite, et plus spécifiquement, prédire la relativisation du Moyen-Orient dans les relations internationales serait bien imprudent pour plusieurs raisons. La première est que cette région regroupe – hélas – des abcès de fixation dont la dimension conflictuelle interétatique n’échappe à personne: le drame syrien et ses risques de régionalisation voire d’internationalisation, et le dossier nucléaire iranien et les réactions qu’il suscite en Israël, sont deux exemples de menaces pour la paix et la stabilité qui n’ont malheureusement rien à envier aux tensions qui pèsent sur la mer de Chine méridionale ou entre les deux Corées.

Enfin, le Proche et Moyen-Orient illustrent aujourd’hui l’importance de la dimension sociale et symbolique d’un monde nouveau, dont plusieurs leçons doivent être tirées. Le rôle des acteurs non étatiques transnationaux (Frères musulmans, Hezbollah, Hamas, etc.), le paramètre religieux, la revanche des sociétés et la fin des craintes des populations d’affronter des pouvoirs politiques répressifs, l’importance de la sociologie militaire dans la réponse apportée par les pouvoirs d’État à ces défis, et le ressort politique mobilisateur fort que constitue la frustration, sinon l’humiliation économique, politique et sociale, sont des phénomènes potentiellement extrapolables tôt ou tard à d’autres latitudes. Ces phénomènes affichent certes une complexité inconfortable, dans la mesure où leur caractère non étatique, leurs enchevêtrements politiques et sociaux si minutieux, interdisent quasiment l’espoir d’un recours à une stratégie d’offshore balancing. Mais il faut se résoudre à admettre que le Moyen-Orient constitue à cet égard un laboratoire des nouvelles relations internationales, lesquelles ne peuvent plus se réduire à la dimension interétatique ni au seul hard power (présence militaire, ressources énergétiques, etc.). À ce titre, la région demeure centrale et lourde de signaux qu’il faut entendre jusqu’en Asie.

Gérard Hervouet est directeur du programme Paix et Sécurité Internationales à l’Institut québécois des hautes études internationales (pour): Depuis plus de 30 ans, le recentrage du monde autour de l’Asie-Pacifique est devenu une prévision à laquelle doit souscrire tout analyste soucieux de ne pas être pris au dépourvu.

Le «rebalancement» de la politique américaine aujourd’hui conforte le diagnostic, mais rend aussi plus crédible le constat du déplacement avéré des centres du pouvoir économique mondial. C’est donc dans une perspective très globale qu’il importe d’observer la trame des rapports de force et de coopération dans le continent asiatique. Dans tous les registres des interactions régionales, depuis la concurrence énergétique jusqu’à celle d’une impitoyable course technologique, l’Asie semble vouloir dessiner les contours d’un système international qui pourrait, pour la première fois, ne plus être défini par les États occidentaux.

La montée en puissance de lourdes masses démographiques, l’attachement farouche à des territorialités de plus en plus marquées mais aussi le retour de nationalismes exacerbés, sont quelques-uns des éléments qui soulignent, bien sûr, les attributs d’une analyse très classiquement néo-réaliste. Dans un même temps, cependant, l’Asie innove dans les multiples domaines du soft power, dans l’exportation de valeurs reformatées par des acteurs non étatiques – comme le savoir-faire de ses grandes entreprises – et excelle dans l’échange coopératif du virtuel, mais surtout dans celui plus agressif des cyber-menaces.

Quant aux divers régionalismes qui, en apparence, peinent à se définir, ils s’entrecroisent dans des formules complexes – souvent qualifiées de «noodle bowl» – surtout par des analystes occidentaux incapables de détourner leur regard du modèle européen.

Là encore, le régionalisme en Asie se décline en mouvements lents et imparfaits combinant toutefois, de façon originale, toutes les contradictions, mais aussi les aspirations toujours complexes des pays membres.

Le Moyen-Orient n’est pas moins important que l’Asie pour l’Europe ou les États-Unis; il est tout simplement très différent car, à court terme, il n’est pas aussi porteur des grands clivages qui pourraient refonder le système international. Ainsi, au chapitre de la potentialité conflictuelle des deux régions, si l’on fait exception d’un conflit majeur avec l’Iran, même l’implosion de la Syrie ne saurait faire vaciller l’économie mondiale. En revanche, un missile nord-coréen de faible portée touchant une île, ou une ville, sud-coréenne provoquerait un ébranlement financier considérable, sans envisager les risques incalculables d’une réplique par Séoul.

Les États-Unis prennent en Asie un très grand nombre d’initiatives; elles sont destinées à catalyser les multiples revendications de leurs alliés dans la région, mais également d’autres États. Washington cherche ainsi à reprendre le contrôle d’un espace qu’il entend pouvoir encore réguler comme autrefois. Cette priorité accordée à l’Asie souligne aussi l’absence de volonté des États-Unis, mais aussi celle de l’Europe, d’intervenir avec autant d’assurance au Moyen-Orient. Les turbulences et les désordres de cette dernière région s’inscrivent dans une histoire bien documentée; ils prolongent d’une façon nouvelle la banalisation de la perception d’un état de crise permanent. Il est toutefois vrai qu’il est plus que jamais totalement vain de pouvoir en décrypter le sens à venir.

FC: Il est certain que l’Asie détient un poids économique sur la scène mondiale qui est de nature à déstabiliser gravement celle-ci en cas de crise politique ou militaire importante. Le Moyen-Orient également, mais pour des raisons différentes, liées aux questions énergétiques: que les principaux producteurs pétroliers ou gaziers de la zone soient touchés ou non par une telle crise constitue bien entendu une différence considérable. Que l’Arabie saoudite, le Qatar ou d’autres connaissent des événements graves, et la déstabilisation globale sera forte.

Pour l’Europe, l’Asie tient économiquement une importance globale, mais la Méditerranée et le Proche-Orient et Moyen-Orient sont de l’ordre du voisinage, avec des interactions sociales, politiques et culturelles fortes. Cet ensemble Méditerranée-Golfe demeure, vu du Vieux Continent, l’espace de proximité sur lequel on devrait avoir prise (même si tel n’est pas le cas), tandis que l’on admet bien volontiers que le suivi et plus encore l’action politique en Asie-Pacifique sont davantage à la portée de la puissance américaine. L’Asie est certes dynamique et peuplée, mais le Moyen-Orient est voisin. Les deux offrent un terrain miné, mais pour les Européens, il existe une différence entre dangers lointains et dangers proches – ce qui ne signifie pas naturellement qu’il ne faille voir ces deux régions qu’au prisme inquiétant de l’obsession sécuritaire.

Aux yeux des Européens, l’Asie peut paraître lointaine, marquée par des processus décisionnels opaques mais forts, tandis que la zone Méditerranée Moyen-Orient demeure familière, mais caractérisée désormais par une perte de repères, et par des processus décisionnels devenus incertains après des années d’immobilisme. L’Asie est un laboratoire pour l’avenir de la globalisation; le Moyen-Orient est un laboratoire de ce qui peut compliquer cette dernière: revanche des sociétés, décalage entre les agendas interétatiques et ceux des citoyens (revanche des enjeux, en quelque sorte), entremêlement des acteurs religieux, entrepreneurs identitaires, mouvements armés, autour du pouvoir politique. Si l’Asie réinvente la puissance, le Proche-Orient illustre les limites de celle-ci.

GH: Entre une Asie qui réinvente sa puissance et un Moyen-Orient qui pourrait inspirer – voire provoquer – la déconstruction de l’architecture du continent asiatique, l’Europe peine à se positionner. Elle projette certainement ses propres fragilités sur des espaces régionaux qu’elle ne contrôle plus. L’Europe entretient aussi une vision toujours très tenace de l’Asie «extrême orientale». Alors que les distances sont désormais bien relatives, la construction maintenue de l’altérité amplifie toujours la perception des complexités et de l’éloignement.

Il y a, dans cette vision européenne de la puissance asiatique, une répulsion légitime envers les régimes qui marchent au pas de l’oie; toutefois les démocraties brouillonnes d’autres États régionaux n’attirent pas beaucoup plus. L’Europe n’a cependant pas d’autre choix que celui de participer à l’effervescence économique de l’Asie-Pacifique; ses chefs d’État se précipitent en ordre dispersé à Pékin ou à New Delhi, tous plus soucieux de distancer ponctuellement la concurrence que de maintenir dans la longue durée des flux d’échanges, et surtout de préciser de véritables stratégies.

L’Asie légitime ainsi un «devoir» de globalisation. En profitant au plus vite d’une richesse – presque toujours perçue comme suspecte – on fait aussi l’économie d’une compréhension des multiples facteurs et intentions qui la guident. Refusant toujours le débat trop risqué des compromis de l’Asie dans ses rapports avec la démocratie, l’Europe préfère les turbulences des printemps arabes. La fragmentation extrême des groupes et la dispersion des revendications sont, par une certaine proximité avec l’histoire européenne, paradoxalement plus rassurantes.

Tout comme en Asie, l’Europe des États ne parvient pas non plus à articuler une politique cohérente au Moyen-Orient. Les échecs répétés d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) confirment l’impuissance de l’Europe à intervenir dans des espaces en pleine mutation.

Il reste – et il faut s’en réjouir – qu’on constate en Europe un décalage entre l’immobilisme des gouvernements et l’intrusion toujours plus forte de la société dans les transactions internationales. L’Europe va vers l’Asie par ses milliers de jeunes entrepreneurs, éducateurs, étudiants et voyageurs toujours surpris de l’écart entre les réalités constatées et les préjugés entretenus. Mais, plus important encore, c’est l’Asie qui s’invite en Europe.

Courtisée pour ses investissements, elle heurte encore par ses pratiques managériales et se confronte aux ambivalences et aux nationalismes crispés de certains politiciens. L’intrusion marquée de l’Asie s’observe enfin sur les marches méditerranéennes et africaines de l’Europe. La Chine, par exemple, en proposant de déployer sa plus importante force de maintien de la paix au Mali, devrait par cette initiative inédite forcer l’Europe à «pivoter» stratégiquement et de façon urgente vers la région asiatique.

FC: Nous sommes d’accord sur au moins trois points: premièrement, l’Asie impose un devoir de globalisation; deuxièmement, la participation de l’Europe à l’effervescence économique de l’Asie-Pacifique doit se faire de manière plus ordonnée, avec une stratégie plus claire; et troisièmement, l’impuissance de l’Europe à intervenir dans des espaces en pleine mutation est patente.

En revanche, il ne me semble pas observer de répulsion chez les Européens envers l’Asie: la Chine fascine, l’Inde surtout, le Japon également, pour ne nommer que ceux-ci. En France, le phénomène est peut-être plus particulier, car Asie et Moyen-Orient se retrouvent sous le vocable certes contestable mais prégnant d’«Orient», avec ce qui va avec: l’orientalisme, et les perceptions qu’il véhicule.

Du point de vue européen, mais sans doute nord-américain aussi, il est temps de ne plus voir l’Asie ni le Moyen-Orient au singulier. Il est temps d’apprendre à distinguer les différentes sous-régions de ces deux zones respectives, et leurs liens complexes. Car chacune ne participe naturellement pas de la même problématique: entre un Moyen-Orient marqué par le conflit israélo-arabe, un autre par la question énergétique, un autre encore par le point d’interrogation des révoltes récentes: entre une Asie préoccupée par la montée de la puissance militaire chinoise, une autre par le malaise sociétal, une autre encore par son insertion dans le rapport de force commercial – la palette des nuances de la politique comparée est vaste. Les relations avec chacune de ces problématiques qui marquent «les deux Orients» doivent être différenciées.

Dans les deux cas, pourtant – asiatique et proche-oriental – une interrogation transatlantique s’impose: les Européens et les Nord-Américains vont-ils se coordonner sur la relation à entretenir avec ces régions du monde? Un scénario de «partage des tâches» est-il envisageable, par lequel les États-Unis prendraient en charge les vastes questions asiatiques, et demanderaient à l’Europe de prendre le relais de leur action au Moyen-Orient? Verra-t-on à l’inverse les États-Unis réclamer le soutien des Européens pour anticiper l’immense concurrence qui se dessine entre un «Occident» et un Orient tout aussi compliqués l’un que l’autre? Le premier scénario est dangereux en ce qu’il ressuscite des réflexes de guerre froide. Le second l’est plus encore, car il légitimerait presque la vision huntingtonienne d’un «Occident» faisant face à un axe islamo-confucéen. Le dialogue euro-américain sur les deux Orients est inévitable. Ni la vision néo-culturaliste d’une scène mondiale partagée en «civilisations», ni celle d’une Amérique abandonnant l’Europe pour ne plus voir que la rive pacifique, ne sont sérieuses. Il reste une marge de manœuvre importante, mais à construire de toute pièce, pour un agenda politique plausible.

GH: À l’évidence, l’extrême diversité des espaces ramenés aux dénominations géographiques simplificatrices ne fait pas débat. La pluralité de l’Asie fascine, on ne peut en douter. Une fois encore, la répulsion exprimée par l’Europe vise essentiellement les régimes autoritaires de cette région. L’Europe a fortement défendu la promotion de ses valeurs et de ses principes en Asie. L’expression de son attachement à la défense des droits et des libertés a été la plus entendue lors des événements de la place Tiananmen, ou encore dans la condamnation de la junte birmane. La promotion de cette politique se traduit souvent par des coûts, mais elle gagne toujours, à long terme, en respect.

Le maintien d’une cohérence dans l’application de ces principes constitue un exercice très complexe. Combiner la défense des droits de l’homme avec la promotion des intérêts économiques demeure une épreuve classique dans l’art diplomatique. L’Europe, en raison de sa proximité géographique et de son expérience historique, a toujours beaucoup mieux exercé cette habileté au Moyen-Orient qu’en Asie.

Entre les États-Unis et l’Europe, le partage d’un savoir-faire – ou plutôt celui de leurs intérêts respectifs – pourrait-il mener à plus de coordination dans leurs relations à l’endroit de l’Asie et du Moyen-Orient? Effectivement, les scénarios évoqués d’un éventuel «partage des tâches» paraissent peu pertinents.

Peut-être conviendrait-il, dès lors, de modifier l’interrogation et se demander plutôt si ce ne sont pas les espaces du Moyen-Orient et de l’Asie qui vont, dans un avenir proche, imposer à l’Europe et aux États-Unis d’y jouer des rôles distincts ou coordonnés.

Les trajectoires sécuritaires en Asie peuvent certainement montrer que les États-Unis se font de plus en plus imposer une présence militaire par leurs alliés régionaux. On ne peut écarter également la thèse d’un calcul de Pékin contraignant Washington à dépenser toujours plus afin de contrer une menace volontairement amplifiée de la puissance militaire de la Chine en Asie.

Au chapitre des grandes négociations multilatérales économiques en cours, les États-Unis sont sur la défensive et forcent la promotion du Partenariat transpacifique (TPP), car leur rôle est marginalisé dans les autres grandes tribunes.

Et, dans la multiplicité de toutes ces négociations économiques régionales, l’Europe n’est pas sollicitée.

La Chine, mais également l’Inde, manifestent de plus en plus leur présence en Asie centrale, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine. Les zones d’influence traditionnelles de l’Europe et des États-Unis s’estompent très vite.

Pour faire court, on peut envisager que c’est le Moyen-Orient qui, pour de multiples raisons, pourrait choisir l’Europe et que l’Asie retiendra les États-Unis comme puissance protectrice des ambitions chinoises.

Le dialogue euro-américain est déjà engagé mais, par exemple, au-delà des bons mots échangés en 2012 dans un communiqué conjoint sur la région Asie-Pacifique, par Catherine Ashton et Hillary Clinton, tout porte à croire que, face à la montée des puissances émergentes, chacun défendra, au mieux de ses intérêts et de son opinion publique, son pré-carré.

bioline

Frédéric Charillon est professeur des Universités en science politique et directeur de l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire (Paris). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont La politique étrangère de la France – De la fin de la guerre froide aux révolutions arabes.

Gérard Hervouet est directeur du programme Paix et Sécurité Internationales à l’Institut québécois des hautes études internationales. Il est aussi professeur titulaire au département de science politique de l’Université Laval à Québec. Il vient d’éditer (avec Aurélie Campana) un livre intitulé Terrorisme et insurrection – Évolution des dynamiques conflictuelles et réponses des États (PUQ, 2013).

(Photographie: La Presse canadienne)
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