Quelle stratégie pour le Canada en Afrique?
Le Canada cherche à devenir un acteur incontournable sur la scène mondiale. Pour y arriver, il lui faudra passer en partie par l’Afrique – et cela sur trois vecteurs d’activités
Le Canada doit repenser ses relations avec l’Afrique si le gouvernement de Justin Trudeau veut atteindre ses objectifs diplomatiques, économiques et sécuritaires. En effet, il sera difficile pour Ottawa de jouer un plus grand rôle sur la scène internationale et d’obtenir un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, de diversifier son commerce international, ainsi que de lutter contre le terrorisme et le radicalisme, sans une nouvelle stratégie d’engagement avec les pays du continent africain.
L’action diplomatique est le premier élément de cette stratégie d’engagement. Elle s’incarne de deux manières: une présence physique, sur le terrain, et une relation soutenue avec les dirigeants du continent. Mais si l’échange de messages électroniques et la vidéoconférence sont les moyens de communication privilégiés en Occident, les Africains aiment toujours le contact physique, la rencontre et la conversation. Depuis une dizaine d’années, l’empreinte diplomatique du Canada en Afrique s’efface. Le nombre d’ambassades et de missions est passé de 26 à 21 sur un continent qui compte 54 pays. Les budgets sont réduits, les chancelleries sont microscopiques. Or, plusieurs puissances étrangères renforcent leur présence diplomatique. La Turquie a maintenant 40 ambassades en Afrique, la Corée du Sud 22, et la Norvège, un pays de cinq millions d’habitants, en concurrence avec le Canada pour un siège au Conseil de sécurité pour la période 2020-2021, en compte 19 et prévoit en ouvrir deux autres dans les prochains mois. Bien entendu, ouvrir une mission est un geste coûteux, mais il n’est pas toujours nécessaire d’acquérir un bâtiment pour l’y installer. Il est possible de partager des locaux. Au Mali, la chancellerie canadienne a longtemps accueilli la mission diplomatique britannique. Au Cambodge, ce sont les Britanniques qui accueillent maintenant les diplomates canadiens.
La Turquie a maintenant 40 ambassades en Afrique, la Corée du Sud 22, et la Norvège, un pays de cinq millions d’habitants, en concurrence avec le Canada pour un siège au Conseil de sécurité pour la période 2020-2021, en compte 19.
Les politiciens canadiens doivent aller à la rencontre des Africains s’ils veulent que le Canada soit pris au sérieux. Le premier ministre et ses ministres doivent multiplier les visites sur le continent. À Ottawa, on ne semble pas, jusqu’ici, avoir suffisamment apprécié l’importance des rencontres. En 2016, Justin Trudeau a décliné une invitation à prononcer un discours lors du sommet des chefs d’État de l’Union africaine à Kigali, au Rwanda. En 2017, il n’a pas été invité. À ce jour, il s’est rendu au Liberia et à Madagascar. Plusieurs de ses ministres, ceux des Affaires étrangères, de la Défense et du Développement international en particulier, ont été plus assidus. Toutefois, cela ne demeure pas suffisant. Le Canada fait face à des concurrents qui s’activent et certains ont même décidé de suivre la pratique française des sommets France-Afrique. Ainsi, la Chine, l’Inde, le Japon et les États-Unis organisent régulièrement ce type de sommet où le chef du pays hôte prend le temps de rencontrer un à un chaque dirigeant africain. De son côté, Israël travaille à organiser un sommet avec ses partenaires africains pour traiter de questions d’investissements et de sécurité, mais aussi de la candidature de l’État hébreu au Conseil de sécurité pour la période 2019-2020. Israël comprend bien que chaque vote compte dans cette délicate démarche diplomatique. Le Canada ne peut donc rester sur le bord du chemin. Il doit se montrer ambitieux et viser à l’organisation d’un sommet similaire. Ouvrir des ambassades, multiplier les visites des dirigeants canadiens, nouer des contacts directs et réguliers avec les leaders africains – ce sont les outils d’une action à court, moyen et long terme qui permettra au Canada de prendre sa place sur le continent et d’étendre son influence en Afrique et dans le monde.
Le deuxième élément de cette stratégie d’engagement est le renforcement de la présence économique. La volonté du président américain Donald Trump à vouloir revoir de fond en comble l’Accord de libre-échange nord-américain a révélé l’étendue de la dépendance du Canada envers les États-Unis et l’étroitesse de sa marge de manœuvre sur la scène internationale. Les Canadiens se sont habitués à la confortable relation avec leurs voisins du sud et n’ont pas fait beaucoup d’efforts pour diversifier leurs relations économiques avec le reste du monde. Il y a plus de 40 ans, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau avait exploré, en vain, de telles options commerciales. Son fils, Justin, semble comprendre l’importance stratégique de la diversification. Quelques mois avant son élection en octobre 2015, il avait tiré la sonnette d’alarme. Au cours d’un discours sur les relations canado-américaines, Justin Trudeau, alors chef du Parti libéral, admettait que le temps était venu pour le Canada de «renforcer davantage [ses] liens avec les marchés mondiaux florissants, particulièrement en Asie et en Afrique».
Il faut maintenant passer de la parole aux actes. La présence économique canadienne en Afrique se limite essentiellement au secteur de l’exploration et de l’extraction minière, pétrolière et gazière. Les compagnies canadiennes sont présentes dans 43 des 54 pays du continent. À titre d’exemples, Sherritt International participe à un consortium qui a investi neuf milliards de dollars à Madagascar dans l’exploitation du nickel et a créé 7 500 emplois. Iamgold est présente dans les mines d’or au Burkina Faso et au Mali. First Quantum Minerals exploite une grande mine de cuivre en Zambie. Cette présence est un atout qu’il ne faut pas négliger. Toutefois, selon le rapport 2017 de la Banque africaine de développement (BAD) sur les perspectives économiques du continent, la croissance africaine repose moins sur les ressources naturelles et est de plus en plus favorisée par l’amélioration de l’environnement des affaires et de la gouvernance macroéconomique. La diversification de l’économie et la croissance de la classe moyenne africaine demandent des investissements massifs dans plusieurs secteurs d’activités: infrastructures, technologies de l’information et des communications, énergie, agroalimentaire, transport et hôtellerie.
Il est frappant que le Canada soit absent de presque tous ces secteurs. Pourtant, le savoir-faire canadien est reconnu dans plusieurs d’entre eux. Prenons l’agroalimentaire. Le problème lié à la nourriture en Afrique demeure l’une des cinq priorités de la BAD pour la prochaine décennie. L’objectif est de contribuer à éliminer l’extrême pauvreté et la malnutrition, à mettre un terme à la dépendance aux importations, faire de l’Afrique un exportateur net de produits alimentaires et accélérer l’industrialisation de ce secteur. Le Canada peut certes trouver sa place dans ce plan de revitalisation de l’agriculture africaine. D’ailleurs, le ministère des Affaires étrangères a lancé un projet visant à tracer le portrait des compétences et de l’expertise du Canada dans le secteur de l’agroalimentaire en Afrique, qui engloberait à la fois le secteur privé, les provinces et la communauté technoscientifique. Des entreprises canadiennes (Richardson International, pour le blé, ou Saskcan Pulse Trading, pour les légumineuses) exportent déjà leurs produits en grande quantité vers plusieurs pays africains. Cependant, il existe de nombreuses possibilités d’investissement dans la transformation, l’entreposage et le transport de produits agricoles en Afrique. Le continent a un besoin urgent d’infrastructures agricoles qui lui permettraient de limiter les pertes et d’arrêter l’énorme gaspillage de produits agricoles. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’Afrique perdrait jusqu’à 20 pour cent de sa production de céréales. Ce projet de cartographie des ressources canadiennes est la voie à suivre dans d’autres secteurs, comme les infrastructures, l’énergie et les transports.
Le troisième et dernier élément de cette stratégie d’engagement est l’aspect sécuritaire. Si le Canada veut profiter de la croissance économique de l’Afrique et étendre son influence sur la scène internationale, il a tout intérêt à participer au règlement des conflits sur ce continent. L’Afrique concentre le plus grand nombre de conflits et de crises sur la planète et accueille présentement huit des 15 opérations de paix de l’ONU, sept missions de paix militaires et civiles de l’Union européenne, et une mission de l’Union africaine. Depuis l’éclatement du conflit dans l’est de la République démocratique du Congo en 1996, qualifié de «première guerre mondiale africaine», un pays africain sur deux a été touché par des guerres, des activités terroristes ou des conflits politiques violents. Les zones les plus touchées sont la bande sahélienne qui s’étire du Sénégal à la Somalie, et une partie de l’Afrique tropicale de l’Ouest et centrale. Les conflits et les activités terroristes déstabilisent certains États africains déjà fragiles et jettent sur les routes de l’exil des centaines de milliers de migrants, avec une bonne partie qui se retrouve sur les côtes de l’Europe. Il faut noter que l’Union africaine dispose de très peu de moyens pour stabiliser le continent. Enfin, les Canadiens sont maintenant victimes de ces conflits: depuis le début 2016, huit ressortissants canadiens ont été tués dans des attentats terroristes à Ouagadougou, au Burkina Faso.
Justin Trudeau a annoncé l’an dernier le retour du Canada dans les opérations de paix. Un ambitieux plan de financement et de déploiement a été dévoilé. Ainsi, le Canada est prêt à mobiliser jusqu’à 600 militaires et 150 policiers dans des opérations de l’ONU et à fournir du matériel spécialisé. Le ministère des Affaires étrangères s’est doté d’une enveloppe annuelle de 150 millions de dollars canadiens pour les trois prochaines années afin de financer des initiatives de paix et de sécurité ciblant les États fragiles, la protection des femmes et des filles, ainsi que le renforcement des organisations régionales de paix et de sécurité. Si, sur le papier, le plan canadien a été bien accueilli par l’ONU, le gouvernement tarde à le mettre en œuvre. L’ONU cherche de nouveaux pays pour contribuer à l’envoi de troupes au Mali et en République centrafricaine, et les alliés européens du Canada déjà sur place attendent avec impatience la contribution d’Ottawa.
L’absence du Canada dans les opérations de paix et les missions de contre-terrorisme en Afrique est une erreur géopolitique. L’insécurité sur ce continent ne peut qu’avoir des effets néfastes sur la sécurité de l’Europe et sur celle de l’Amérique du nord. Et il n’est pas passé inaperçu aux yeux des observateurs les plus avertis sur les questions de sécurité en Afrique que le Canada se retrouve aujourd’hui dans la situation absurde où des Casques bleus chinois et des forces antiterroristes françaises et américaines stabilisent des pays – Mali, Niger, République démocratique du Congo – où les minières canadiennes sont installées et prospèrent. Le Canada doit prendre ses responsabilités et remplir sa part. Des risques associés au déploiement de militaires demeurent néanmoins présents. La région du Sahel, en particulier, pose de nombreux dangers pour les forces internationales. Ces risques restent pourtant limités, car les pays occidentaux engagés dans les opérations de paix ou dans les missions antiterroristes au Sahel ont développé des mesures de sécurité et de protection limitant grandement les pertes.
En Afrique, le Canada n’est pas en terre inconnue. Il y a des racines profondes. Ses missionnaires, ses coopérants, ses industriels, ses diplomates et ses militaires y ont tracé des sillons depuis la fin du 19e siècle. Ils y ont bâti des collèges et des universités, creusé des puits et des mines, construit des routes et des monuments, maintenu la paix et, parfois, fait la guerre. Il y a risque que cette présence s’efface lentement à cause du désintérêt des élites d’Ottawa. Or, le Canada cherche à devenir un joueur international, un acteur incontournable sur la scène mondiale. Pour y arriver, il lui faudra passer en partie par l’Afrique.
Jocelyn Coulon est chercheur au Centre d’études et de recherches de l’Université de Montréal (CERIUM). Il a été conseiller politique principal du ministre canadien des Affaires étrangères en 2016-2017.