États-Unis : entité ingouvernable?
L’expression est forte, certes. Comme le ferait remarquer le politologue Bruno Charbonneau, expert des conflits en Afrique francophone, on l’emploie normalement pour décrire des pays instables, dans le chaos ou en guerre civile. Les États-Unis n’en sont pas là, mais la triple crise qu’ils traversent (pandémique, raciale et économique) montre une fois de plus que trois maux empêchent souvent le pays d’être à la hauteur des défis qu’il doit relever.
Tribalisme politique
D’abord, le tribalisme politique. Plusieurs auteurs ont abordé le phénomène ces dernières années, dont le journaliste Steve Kornacki (lire The Red and the Blue) et le psychologue Jonathan Haidt (lire The Righteous Mind). Ce tribalisme divise la société américaine en deux camps opposés, aux visions du monde irréconciliables, et dont les représentants sont davantage animés par l’hostilité envers leurs adversaires que par la recherche de compromis.
Les travaux du politologue Alan Abramowitz rappellent que la polarisation de la société américaine n’est pas nouvelle (lire The Disappearing Center). Mais ce qui frappe depuis quelques mois est que même les crises nationales ne convainquent plus les Américains et leurs dirigeants d’enterrer momentanément la hache de guerre; de s’élever au-dessus de la mêlée au bénéfice du bien commun.
Les exemples de la COVID-19 et des tensions raciales causées par la mort de George Floyd en témoignent : les partisans de Donald Trump refusent de porter le masque pour se protéger contre le virus ou de poser le genou au sol en hommage à Floyd; les adversaires du président voient dans son incompétence l’unique responsable des quelque 100 000 morts américaines de la COVID-19 et affirment qu’il n’a aucune empathie envers les Afro-Américains. Dans De la Démocratie en Amérique, Tocqueville remarquait que les Américains tendent à faire front commun et à appuyer leur président en temps de crise. Le tribalisme politique est aujourd’hui si prononcé que les Américains ne sont plus capables de s’extirper de leurs univers parallèles et de leur vortex partisan même lorsqu’il y a feu en la demeure.
Le tribalisme politique est aujourd’hui si prononcé que les Américains ne sont plus capables de s’extirper de leurs univers parallèles et de leur vortex partisan même lorsqu’il y a feu en la demeure
Le mauvais exemple
Ensuite, les élus ne donnent pas l’exemple. On peut citer le cas de Donald Trump, qui, encore cette semaine sur Twitter, relayait une théorie du complot à propos d’un manifestant blessé par la police de Buffalo, au moment même où les Américains traversent quelques-unes des plus grandes crises des dernières décennies. Mais Trump n’est que le symptôme le plus visible d’une culture politique qui avait déjà commencé à tourner au vinaigre avant son arrivée à la Maison-Blanche. C’est du moins l’avis du sénateur Ben Sasse, qui lors de travaux à la Commission du Sénat sur la Justice la semaine dernière, déplorait (à raison!) que la grande majorité des élus au Congrès ne cherche qu’à attirer le regard des caméras, à l’aide de coups d’éclat ou de déclarations-choc. C’est notamment dans cet esprit que la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi déchirait une version papier du dernier discours sur l’état de l’Union du président Trump, juste derrière lui en février dernier. Le geste avait fait la une, mais révélait surtout que la théâtralisation du tribalisme politique est désormais la norme dans les deux principales formations politiques américaines.
Trump n’est que le symptôme le plus visible d’une culture politique qui avait déjà commencé à tourner au vinaigre avant son arrivée à la Maison-Blanche
Où sont les bons politiciens?
Enfin, les attentes des Américains sont de moins en moins compatibles avec la vision que les Pères fondateurs des États-Unis avaient de la politique. Comme le souligne Lee Hamilton dans son ouvrage Congress : How it Works, les États-Unis n’ont pas besoin de moins de politiciens aujourd’hui; ils en ont besoin de plus! …au sens où l’entendaient les Pères fondateurs du moins.
Les États-Unis n’ont pas besoin de moins de politiciens aujourd’hui; ils en ont besoin de plus! …au sens où l’entendaient les Pères fondateurs du moins
Quand on lit le fédéraliste (The Federalist Papers), ce recueil d’articles de James Madison, Alexander Hamilton et John Jay promouvant le projet constitutionnel américain de 1787, on constate que le système politique des États-Unis repose sur trois idées : 1- les individus ne sont pas des anges et abusent de leurs pouvoirs dès qu’ils en ont l’occasion; 2- le meilleur moyen d’éviter ces abus est de partager le pouvoir entre diverses institutions politiques; et 3- ce partage du pouvoir forcera les diverses factions de la société à interagir et à forger des compromis.
Selon cette vision du pouvoir politique, qui est également celle de Lee Hamilton, cité plus haut, le bon politicien n’est pas celui qui refuse de collaborer avec ses adversaires, mais bien celui qui tient compte des différents points de vue, incite les factions rivales à s’entendre sur des solutions imparfaites, mais gagnantes pour le plus grand nombre, et tente de faire fonctionner le pays. Comme mentionné plus haut, ce type de politicien, rassembleur et capable d’admettre que l’autre n’est pas nécessairement Satan, a de moins en moins la cote dans une société où le tribalisme politique est roi.
Mais il y a plus : bâtir les coalitions nécessaires pour faire fonctionner les institutions politiques américaines exige beaucoup de temps et d’énergie alors que le retour sur investissement est loin d’être garanti. En effet, les risques d’échec sont élevés, en raison de la disparition des modérés au Congrès au cours des dernières années notamment. En outre, il est plus difficile de faire la une au moyen d’initiatives rassembleuses qu’en déchirant le discours du président devant les caméras.
Parmi les plus optimistes, certains jugent que l’élection de Joe Biden à la Maison-Blanche en novembre permettrait de réduire la toxicité du climat politique aux États-Unis. Biden a certainement la réputation d’être moins partisan et plus rassembleur que Donald Trump. Mais les maux qui rendent les États-Unis ingouvernables sont si profonds qu’il faudra plus qu’une simple alternance à la Maison-Blanche pour les guérir.