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Quelle grande stratégie pour l’Europe?

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Quelle grande stratégie pour l’Europe?

Quelle grande stratégie pour l’Europe?Il faut admettre une fois pour toutes que l’UE s’est construite contre l’idée de puissance

Il y a 10 ans, l’UE, traumatisée par son incapacité à s’unir face à l’intervention américaine en Irak, acceptait sous l’impulsion de la France de se doter d’un instrument définissant une Stratégie européenne de sécurité. Cette dernière, plus connue depuis cette date sous le nom du rapport Solana, définit les grands enjeux auxquels est confrontée l’Europe sur le plan international et les moyens d’y faire face. Les menaces, ce sont les conflits régionaux, les armes de destruction massive, la prolifération nucléaire, les déséquilibres économiques, les trafics illicites, les migrations non contrôlées et ainsi de suite. Les réponses résident selon le rapport Solana dans l’activation des mécanismes de régulation multilatérale, et cela en conformité avec une philosophie européenne qui a toujours privilégié la norme plutôt que la force. Quelles leçons tirer de ce rapport une décennie après sa publication, et cela au moment où l’UE doit faire face à plusieurs crises: la Syrie, l’Iran, le Mali, sans parler des inquiétudes croissantes que soulève l’évolution despotique du régime russe?

En réalité, le rapport Solana avait les défauts de ses qualités. Le jugement global qu’il portait sur la situation internationale était assez juste. En revanche, il n’offrait à peu près aucune piste opérationnelle pour permettre à l’Europe d’atteindre des objectifs communs. Il en découle un discours dominé par de bonnes idées et de bons sentiments, mais esquivant habilement les difficultés auxquelles se heurte l’Europe pour agir sur la scène internationale en tant qu’acteur global. En réalité, si le rapport Solana ne va pas très loin et se contente de généralités, c’est pour une raison simple: alors que les Européens se mettent aisément d’accord sur des principes généraux d’action, leur mise en œuvre fait éclater les divergences au grand jour.

Parmi ces divergences figure notamment la question centrale de l’opportunité du recours à la force. Au moment de la crise libyenne, seuls la France et le Royaume-Uni manifestèrent une volonté politique d’agir sur le plan militaire sans attendre le feu vert de qui que ce soit. Les autres pays européens furent soit attentistes, soit hostiles à toute idée d’intervention militaire. Ce fut notamment le cas de l’Allemagne, qui est allée jusqu’à s’abstenir au moment du vote à l’ONU sur la résolution 1973 autorisant l’usage de toutes les mesures nécessaires pour protéger les populations civiles en Libye. Par ailleurs, plusieurs pays engagés dans le conflit limitèrent drastiquement les conditions d’utilisation de la force. Et tous exigèrent que l’intervention prenne place dans le cadre de l’OTAN, et non dans celui de l’UE. C’est la raison pour laquelle cette dernière refusa de s’impliquer politiquement dans le règlement de la crise, alors qu’elle disposait manifestement d’instruments de planification politique et militaire pour le faire. Mais encore une fois, cela n’a rien d’étonnant. Quand les États européens ne sont pas d’accord, ils se neutralisent et l’UE en pâtit. La neutralisation conduit alors au neutralisme.

L’intervention française au Mali montre que ces difficultés ressurgissent. Les Européens soutiennent la France, mais ne sont pas disposés à l’assister militairement sinon à travers un très léger soutien logistique ou une participation à un programme de formation de soldats maliens dont l’incapacité est notoire. Les États africains sont totalement incapables de prendre en charge leur sécurité, et les Européens le savent très bien. L’appel aux Africains n’est, de ce point de vue, qu’un prétexte à l’inaction européenne.

Le plus préoccupant est que les Européens ne semblent pas avoir été en mesure de tirer une leçon de cette affaire. Aujourd’hui, sur la Syrie, les Européens ont adopté une position commune. Mais si demain une intervention militaire était mise en œuvre, il est fort probable que les vieux clivages finissent par resurgir. Lors du débat onusien sur la reconnaissance de la Palestine, les Européens n’ont pas réussi là encore à adopter une position commune. Catherine Ashton a plaidé pour l’abstention, ce qui est en soi une curieuse façon de se prononcer sur un sujet où l’on attend précisément de l’Europe qu’elle prenne clairement position.

Le clivage qui oppose les Européens sur la question du recours à la force n’est cependant pas le seul. S’y ajoute un rapport très différencié sur la question de la sécurité européenne. Les Britanniques, par exemple, ont, sur le fond des questions stratégiques, un regard très proche de celui des Français. Cela dit, ils ne veulent en aucune façon transformer cette convergence de vues en une force de frappe européenne. À l’inverse, la plupart des États membres de l’UE sont favorables à l’idée de défense européenne, mais n’ont guère les moyens d’y contribuer. Tout cela renvoie au fait fondamental et historique que l’Europe n’est toujours pas la garante ultime de sa sécurité. Tant que l’on n’aura pas compris ce facteur capital dans l’équation européenne, tous les débats relatifs à la conversion de la puissance européenne en hard power tourneront court. Il faut admettre une fois pour toutes que l’UE s’est construite contre l’idée de puissance. Et ce n’est pas la gravité de la crise des finances publiques que traverse la quasi-totalité des pays européens qui pourra les faire changer d’avis.

Un autre facteur doit aussi être pris en considération quant à la difficulté de l’Europe à définir une grande stratégie. Il tient au fait que les cultures stratégiques nationales demeurent encore très prégnantes et ont du mal à se fondre dans une vision commune, au-delà de la réaffirmation de principes généraux. D’une certaine manière, cela n’a rien d’étonnant. En effet, qui pourra empêcher la Pologne ou les États baltes de nourrir une méfiance viscérale vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine? Mais qui, à l’inverse, peut obliger l’Espagne, le Portugal ou l’Italie à partager cette crainte? Or à ces questions il est extrêmement difficile de répondre, si on laisse de côté les réponses convenues sur la nécessité pour l’Europe de s’unir.

En réalité, pour surmonter ces contradictions inévitables, il ne faudrait pas seulement que les Européens aient une culture stratégique commune. Il faudrait que l’Europe devienne la garante ultime de sa sécurité; c’est-à-dire que les États européens se donnent les moyens de garantir leur sécurité mutuelle. Or, comment imaginer que l’on mutualise la sécurité alors que l’on n’est pas disposé à mutualiser les dettes? À cet égard, il ne suffit pas de jeter la pierre aux Européens en les jugeant incapables de s’unir. Il faut pousser le raisonnement un peu plus loin et voir que l’une des raisons pour lesquelles ils ne parviennent pas à s’unir tient au fait qu’ils constituent un ensemble de peuples partageant certes des aspirations communes, mais continuant néanmoins à vivre comme des peuples nationaux et non comme les membres d’un même peuple européen.

Là encore, la crise de l’euro a clairement mis en évidence le potentiel de divergences entre les États européens dès que surgit un problème majeur. Certes, le propre des réalités politiques est qu’elles ne sont pas intangibles. D’une certaine manière, l’UE est parvenue à garantir la paix entre ses États membres – une réalisation qu’on aurait tort de sous-estimer au regard de ce qui se passe, par exemple, en Asie, où la Chine, le Japon et la Corée du Sud sont aujourd’hui encore incapables de solder les comptes de la Deuxième Guerre mondiale. Il faut cependant renoncer à une vision téléologique de la construction européenne, où l’UE déboucherait forcément sur une union politique ou stratégique.

L’Europe n’est donc pas en mesure de construire une grande stratégie. Mais est-ce que l’Europe est pour autant condamnée à l’inexistence stratégique? Non. Car entre une grande stratégie qui ferait de l’Europe une superpuissance, dont l’immense majorité des Européens ne veut pas, et l’absence totale de stratégie commune, il existe très certainement des potentialités d’actions communes. Cela est d’ailleurs d’ores et déjà le cas au travers des opérations militaires de maintien de la paix conduites par l’Europe dans de nombreux pays – le succès le plus récent étant son intervention dans la Corne de l’Afrique pour lutter contre la piraterie maritime. Dans cette affaire, on voit bien que la capacité de l’Europe à agir est efficace, parce que presque tous les pays européens ont conscience que leurs intérêts économiques sont menacés par la piraterie, et qu’une telle opération comporte peu de risques d’enlisement. Mais la reproduction d’une telle intervention, qui demeure d’ailleurs de portée limitée, n’est pas du tout acquise. On voit bien, à propos du Mali, que les Européens ne sont pas tous favorables à une intervention militaire dans ce pays.

Au-delà de la question des interventions militaires et de la projection des forces européennes, l’une des pistes de renforcement de l’Europe est de mutualiser ses forces autant qu’elle le peut – comme cela est d’ailleurs déjà le cas dans le cadre de l’OTAN. Elle est aussi de doter l’Europe d’une véritable industrie militaire qui permettrait d’amortir considérablement les coûts d’investissement et accroître son poids économique sans remettre en cause la souveraineté de ses États. Mais même dans ce domaine, les difficultés ne manquent pas, car les États raisonnent trop souvent à court terme. Dans cette optique, les Britanniques ont préféré commander un avion américain embarqué plutôt qu’un appareil européen, qui leur aurait pourtant permis d’utiliser les porte-avions français – une option ouverte par les accords de Lancaster House entre la France et le Royaume-Uni. Les Allemands, quant à eux, se sont très clairement opposés à la naissance d’un géant militaire européen à travers la fusion de BAE et EADS. Il existe donc des inquiétudes fondées quant à la capacité de l’Europe à s’unir et à agir collectivement d’autant plus que le monde qu’elle imaginait au lendemain de la Guerre froide n’est pas du tout celui qui se dessine.

En effet, l’Europe a cru qu’avec la fin de la Guerre froide, la logique classique de puissance irait en s’affaiblissant, et que les dynamiques d’interdépendance iraient en se renforçant. Ce n’est pas du tout ce que l’on constate aujourd’hui. Certes, l’interdépendance des États n’a jamais été aussi forte, notamment sur le plan économique ou commercial. Mais simultanément, cette interdépendance a donné lieu à la montée en puissance des logiques nationales, comme en témoigne éloquemment le blocage des négociations commerciales multilatérales à l’OMC ou des négociations sur les changements climatiques sous l’égide de l’ONU. Pour l’Europe, il n’y a donc pas de tâche plus urgente que de s’interroger sur la meilleure façon de s’insérer activement dans un monde multipolaire dont l’inspiration n’est plus forcément multilatéraliste.

bioline

Zaki Laïdi est professeur à Sciences Po et auteur de La norme sans la force, l’énigme de la puissance européenne (2008) et de Le monde selon Obama (2012).

(Photographie: La Presse canadienne / AP / Harouna Traore)
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