Les deux temps paradoxaux de l’autonomie stratégique
La décision française d’intervenir au Mali dans le cadre de l’opération Serval, lancée le 11 janvier 2013, confirme une caractéristique nouvelle des relations internationales contemporaines. Celles-ci en effet imposent aux principales puissances démocratiques, pour leurs initiatives stratégiques les plus importantes (essentiellement les interventions militaires), de procéder, en deux temps, à un double mouvement d’apparence paradoxale.
Dans le premier temps, celui de la décision et de l’initiative (procéder à l’intervention), il importe d’être en mesure d’agir seul. Dans un second temps (consolider et légitimer cette intervention), il importe d’être en mesure de ne pas le rester.
Le premier temps est éminemment politique et militaire. Il s’agit d’opérer un mouvement qui nécessite une combinaison de volontarisme politique (sans lequel rien n’est initié) et de savoir-faire militaire (sans lequel rien n’est crédible sur le terrain). Ce mouvement nécessairement pionnier puisque solitaire, doit être lancé s’il le faut sans attendre le consentement des alliés ou des partenaires, sans attendre la formulation d’une résolution parfaite des Nations Unies. Il s’agit donc d’une phase périlleuse, mais qui repose essentiellement sur des premiers succès rapides sur le terrain, accueillis favorablement par la société du pays « d’accueil ». L’enjeu est également de montrer que dans ces temps de globalisation complexe, une puissance garde son autonomie stratégique, dans l’analyse politique de la situation comme dans la réponse concrète.
Le second temps se déroule davantage sur le terrain diplomatique, où la capacité d’action doit laisser la place à la « capacité d’entraînement », pour reprendre une expression popularisée jadis par Hubert Védrine. A l’audace de l’élan solitaire doit succéder la réassurance du coalition building. L’entreprise, pour rester courageuse mais non aventureuse, doit s’assurer d’un soutien plus large qui laisse déjà entrevoir la possibilité d’une relève sur le terrain : d’autres acteurs, en d’autres termes, si possible issus d’autres sphères de la scène mondiale que du seul club otanien, devront prendre le relais de la puissance pionnière ou au moins accompagner substantiellement celle-ci.
Cette perspective de relève est essentielle à plusieurs titres. 1- Elle permet de légitimer l’intervention, avant que celle-ci ne tombe sous le coup de la suspicion internationale (« ils » sont intervenus pour des intérêts cachés) ; 2- Elle permet d’éviter la transformation d’une force de libération à une force d’occupation (« ils » sont là pour rester, à la manière d’envahisseurs). 3- Elle permet de gérer différemment le passage délicat du fire power au staying power, qui demeure aujourd’hui pour les puissances européennes ou nord-américaines, l’obstacle non résolu de l’après-guerre-froide. Autant le fire power met en valeur la supériorité technologique et de projection des grandes puissances démocratiques, autant le staying power souligne leur incongruité sur un terrain devenu hostile, et leur difficulté à rester en gardant leur légitimité, harcelé par un adversaire qui oppose la nuisance à la puissance, le coup d’éclat ponctuel et sans règle du jeu, à la nécessité du sans-faute permanent.
On reconnaîtra aisément dans ces brèves considérations quelques leçons irakiennes (pour les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, et ceux de leurs alliés qui les y accompagnaient), afghanes (pour la France également), somaliennes (pour la puissance américaine), ou même dans une moindre mesure balkaniques. Rien de révolutionnaire sur le plan stratégique : on retrouve ici les adages selon lesquels il importe de savoir finir une intervention. Mais il est possible, désormais, d’être plus précis : il faut savoir à la fois commencer une intervention seul (preuve de l’indépendance stratégique), et en sortir à plusieurs (preuve de la capacité d’entraînement, donc de l’influence politique).
@charillon
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