Un président pour l’éternité (5)
Puisqu’il est difficile de savoir exactement ce qui se passe en Corée du Nord et dans l’entourage du clan Kim, le mieux c’est parfois de l’inventer… Voici mon roman sur la succession de Kim Jong-Il, cinquième partie.
Le long de la route qui mène au camp de Pakchon, le major Kim traverse quelques villages isolés, dans lesquels il ne remarque pas une âme qui vive. Est-ce le froid de la saison, ou l’oisiveté qui règne dans ces lieux dans lesquels n’ont pas l’habitude de se rendre les officiels de son rang ? Il n’en sait rien. Mais il notifiera dans son rapport l’absence d’activité, relevant le nom des différentes localités. D’ici quelques temps, une équipe au complet se rendra sur place afin d’enquêter sur les raisons de cette inactivité suspecte, et prendra les mesures nécessaires.
L’arrivée à Pakchon ressemble à s’y méprendre à celle de Sunchon. Mêmes attitudes figées par la longue attente dans le froid. Mêmes sourires forcés et presque grimaçants. Même folklore pompeux et désuet à la fois. Mêmes gosses tenant entre les mains gelées un immense bouquet de fleurs. Un colonel qui ressemble à s’y méprendre à celui de Sunchon… Kim pourrait presque penser être revenu au même endroit si le complexe n’était pas, dans tous les sens du terme, complètement différent du précédent. Au lieu d’une usine, ce sont ici de gigantesques silos à grain qui se dressent les uns à côté des autres, offrant un décor ressemblant de loin à des réacteurs nucléaires. S’y ajoutent des baraquements un peu délabrés, mais propres. Il y a aussi de grands hangars dont il entrevoit, par les larges portes laissées entrouvertes, quelques machines agricoles. Pas de doute, Pakchon est une de ces gigantesques fermes d’Etat qui font la fierté du régime. Eté comme hiver, les paysans y travaillent, alternant les cultures dans les champs et dans les serres assemblées avec soin pour les saisons les plus fraîches. D’ailleurs, sous la neige abondante, on distingue ça et là les serres dans lesquelles l’activité doit battre son plein.
Comme à Sunchon, Kim n’est pas venu ici faire du tourisme, et à peine arrivé, il se dirige avec l’équipe dirigeante dans l’un des bâtiments pour avoir un bref compte-rendu de l’activité du programme.
– Ici, dit le colonel, nous n’avons vraiment pas à nous plaindre. Les cadences de travail sont respectées, et l’atmosphère est harmonieuse.
– Vous voulez dire que les sujets sont heureux de travailler dans les champs ?
– Oui. Il semble que ce soit le cas. Ils ne se plaignent que rarement des conditions de travail. Ça je peux vous l’assurer.
– Et quand ils le font, quelle est votre réaction.
– Nous sévissons, bien entendu. J’ai bien compris que l’objectif de ce camp est de mettre l’accent sur le sentiment de fraternité qui se dégage du travail dans les champs, mais aussi sur les conditions de travail difficiles. Il est donc de notre devoir de pousser l’expérience dans les moindres détails, et c’est la raison pour laquelle nous ne pouvons tolérer le moindre relâchement.
– C’est tout à votre honneur, et je vous félicite de bien avoir compris votre mission ici. Cependant, comment expliquez-vous que personne n’ait jamais cherché à se rebeller, et que vous n’ayez jamais relevé la moindre évasion ? Parce que c’est bien le cas, si je m’en tiens à votre dernier rapport, que j’ai parcouru avant de venir ici. Je dis parcouru, parce qu’avouez que se taper un pavé comme celui-là, avec près de trois mille notes de bas de pages recensant systématiquement les œuvres complètes de la famille Kim, c’est franchement douloureux.
– En fait, nous avons eu plusieurs tentatives d’évasions. Le plus souvent des actes isolés, mais parfois des petits groupes se sont constitués et ont tenté de passer les barrières de sécurité.
– Et vous les avez toujours rattrapés ?
– Toujours. C’est d’ailleurs pour ça que nous ne jugions pas nécessaire de le notifier à Pyongyang.
– Et qu’est-ce que vous avez fait des évadés une fois de retour dans le camp ?
– Nous n’avons pas montré le moindre signe de faiblesse. Je sais bien qu’il s’agit de notre grand dirigeant, mais nous traitons les sujets ici comme nous le ferions avec n’importe qui d’autre. Nous avons donc ouvert une cellule spéciale pour ceux qui tentent de s’évader. Ils sont placés en isolement complet pour une période qui varie selon leur faute. Mais en général, on les garde au moins un mois totalement à l’écart des autres. Et je peux vous assurer que quand ils sortent de là, ils sont dociles come des agneaux, et retournent au travail sans se plaindre. Vous avez vu le film Papillon, avec Steve McQueen ? Vous savez, cet acteur américain qui aimait les voitures de course. L’action se déroule en Guyane française. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où ça se trouve, mais les types crèvent de chaleur dans des cellules isolées. Eh bien ici, c’est pareil. Il fait juste un peu moins chaud. Et croyez-moi, ce n’est pas mieux pour autant.
– Et quand vous les libérez, ils n’essayent pas de s’évader à nouveau ?
– Bien sûr que non ! Nous nous assurons d’être suffisamment stricts pour leur passer l’envie. Et ça marche à tous les coups. Et puis nous encourageons à la délation, en proposant des allègements de peine et un peu de nourriture. Comme ça, nous sommes certains d’anticiper leurs mouvements. Et quand ils sont pris, ils n’essayent plus jamais, et rentrent bien gentiment dans le rang, sans faire de vagues. La récidive est un mot qui n’existe pas ici, et je peux vous assurer que je n’exagère pas.
– Dans ce cas, vous êtes trop sévères. Comment voulez-vous qu’ils développent des thèses révolutionnaires si vous leur coupez l’herbe sous le pied à la moindre tentative ? C’est bien de leur montrer comment l’exploitation des paysans est à l’origine de la nécessaire révolution, et comment la camaraderie dans le monde rural permet à cette révolution de tenir le coup. Mais si vous les empêchez dès le départ de s’exprimer, nous n’arriverons jamais à rien.
– Je ne comprends pas.
– Enfin, soyez un peu lucide. Vous devriez savoir que les révolutions n’ont été possibles que quand le peuple a pu prendre conscience de la situation dans laquelle il se trouvait. Ce n’est qu’en réalisant sa condition qu’il peut se lever et mettre en marche la révolution. C’est donc quand l’oppresseur a, malgré lui, lâché du lest, se montrant moins regardant sur les réunions clandestines, et autorisant même parfois une certaine liberté d’expression, que les révolutionnaires ont pu s’engager dans la brèche et mener à bien leur combat. Mais si l’oppresseur reste sur ses gardes, et interdit toute forme de contestation, le peuple finit par se résigner, de peur des conséquences. Vous devriez réviser vos classiques.
– Alors nous devrions nous montrer plus laxistes, c’est ça ?
– Non, c’est trop tard maintenant. Vous avez certainement affaire à une bande de moutons qui a depuis longtemps renoncé à rêver à un meilleur sort. Ils n’ont plus la force de se soulever à présent, et je suis sûr que si nous levons la garde, ils seront complètement déboussolés.
– Comment pouvez-vous en être certain ?
– C’est ce que nous faisons dans ce pays depuis plus de soixante ans, alors vous savez…
– Mais que pouvons-nous faire alors ?
– Je ne vois aucune solution. Cette expérience est un échec, car vous vous êtes montrés, vous et vos hommes, beaucoup trop sévères. Et puis vous avez oublié que vous aviez affaire à notre président, tout de même. Et on ne traite pas notre président de la sorte. Vous vous rendez compte, si je dois raconter dans mon rapport les traitements que vous lui avez fait subir…
– Mais nous avions des consignes…
– Vous les avez visiblement mal interprétées. Non, vraiment, je me vois dans l’obligation de notifier vos activités dans mon rapport. Et je ne serais pas étonné qu’après examen de votre cas dans une commission spéciale, vous soyez reconnu coupable de haute trahison.
– Haute trahison ? Mais c’est absurde. J’ai toujours vénéré notre grand dirigeant.
– Dans ce cas, pourquoi le traiter de la sorte ? Votre explication est totalement incohérente, reconnaissez-le.
– Mais c’est ce programme qui est totalement incohérent. On me demande de maltraiter les sujets, ce que je fais avec zèle, et la mort dans l’âme. Et ensuite on me reproche d’être trop dur. C’est complètement con.
– Attention à ce que vous dites. Vous êtes en train de critiquer une décision prise en plus haut lieu à Pyongyang. Votre cas pourrait s’aggraver. Mais je vais mettre cela sous le coup de l’émotion, et de la déception de réalise que vous n’avez pas fait votre travail correctement. Je ne le mentionnerai pas dans mon rapport. Ça vous évitera peut-être la peine de mort, même si je n’en suis pas entièrement certain. Mais bon, vos antécédents ne sont pas mauvais, et on devrait en tenir compte pour vous éviter le peloton d’exécution. Par contre, le camp de rééducation, vous n’y couperez pas.
Avant de prendre congé, et tandis qu’on mettait le colonel aux arrêts, le major Kim voulut jeter un œil aux ouvriers agricoles, histoire de confirmer ses impressions. On le conduit donc dans une serre gigantesque consacrée aux plantations de tomates, dans lesquelles travaillent une bonne centaine de sujets, à première vue.
– Combien d’heures travaillent-ils par jour ? demanda Kim à l’officier qui l’escortait.
– Oh, pas beaucoup ces temps-ci. Leurs heures de travail sont calquées sur celles de la lumière du jour. Question d’économie d’énergie. Alors vous pensez bien qu’en plein hiver, ils n’ont pas trop de boulot.
– Et à la tombée du jour, que font-ils alors ?
– Eh bien généralement ils mettent les fruits et les légumes dans des cartons, qui sont ensuite envoyés dans le reste du pays, ou à l’exportation en Chine.
– Donc ils travaillent.
– D’une certaine manière, oui, mais ce n’est pas la même chose quand même. C’est beaucoup moins éprouvant. Et puis ça leur fait plaisir.
– Ça leur fait plaisir ? Comment le savez-vous ?
– Eh bien c’est ce qu’ils nous répètent en permanence. Quand on leur demande s’ils sont contents de faire ça, ils répondent toujours avec le même enthousiasme. Ce sont des heures supplémentaires qu’ils choisissent eux-mêmes de faire.
Kim s’approche d’un des sujets, et lui demande s’il est content de travailler ici. Le gamin jette un regard rapide et craintif autour de lui, et acquiesce avec résignation, avant de se remettre au travail.
– Bon, j’en ai assez vu pour mon rapport. Ce n’est certainement pas ici qu’on va trouver notre président idéal ! A moins qu’on recherche un mouton effrayé à la moindre occasion.
– Qu’est-ce qu’on va faire alors ? demande l’officier, lui-même visiblement inquiet pour son sort.
– Eh bien on va vous envoyer un nouveau responsable du camp, d’ici peu. Mais je pense qu’il faudra continuer comme vous l’avez toujours fait. L’expérience est un échec total, mais voyons les choses en face, vous produisez des quantités non négligeables de fruits et de légumes, et avec les temps qui courent, on en a besoin. Alors on ne peut pas se passer d’un tel camp.
– Et question discipline ?
– Ce qui a marché jusqu’à présent continuera à marcher. On ne change rien. De mon côté, je me chargerai de faire comprendre à Pyongyang que la reconversion de ce camp est indispensable.
– Reconversion ? Mais je croyais qu’il ne faut rien changer ?
– Oui, ne rien changer pour pouvoir reconvertir ce camp en une ferme d’Etat productive.
– Mais nous sommes déjà productifs. C’est vous-même qui l’avez dit.
– Vous ne comprenez décidément rien à rien. Ne cherchez pas. Gardez le cap et ne changez absolument rien. Je me charge du reste.
Le départ de Kim sema une grande perplexité dans le camp. Seule consolation, les sujets ne se posèrent pas la question, et continuèrent leur labeur sans demander leur dû, sans avoir la moindre idée de ce changement radical auquel ils venaient d’être confrontés, mais dont ils ne comprendront de toute façon jamais le sens.
Les opinions exprimées dans ce blogue sont strictement personnelles et ne reflètent pas nécessairement celles de Global Brief ou de l’École des affaires publiques et internationales de Glendon.
The opinions expressed in this blog are personal and do not necessarily reflect the views of Global Brief or the Glendon School of Public and International Affairs.