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Un président pour l’éternité (3)

GB Geo-Blog

Un président pour l’éternité (3)

Puisqu’il est difficile de savoir exactement ce qui se passe en Corée du Nord et dans l’entourage du clan Kim, le mieux c’est parfois de l’inventer… Voici mon roman sur la succession de Kim Jong-Il, troisième partie.

Chapitre III

Si un symbole pouvait résumer à lui-seul la Corée du Nord, ce serait sans doute l’hôtel Ryugyong de Pyongyang.

Construit dans les années 1980, ce bâtiment haut de 330 mètres pourrait être l’hôtel le plus haut du monde, et l’un des plus grands aussi, avec plus de 3 000 chambres. Mais voilà, tout cela ne serait pas que du virtuel si sa construction n’avait pas été arrêtée en 1992. Entre temps, la fin de la Guerre froide avait implacablement isolé la Corée du Nord, et un troisième hôtel international, en plus du Koryo et du Yanggakdo, où se retrouvent les rares voyageurs de passage, devenait un luxe bien inutile. Il est vrai que peu d’étrangers auraient été susceptibles d’y loger, et le coût des travaux n’était plus à la portée du régime. Plus de soutien et de subsides de Moscou, des distances prises par Pékin, un embargo, une mise à l’écart, et même des sanctions… Qui se soucie désormais de l’hôtel Ryugyong quand le monde se détourne de la Corée du Nord ? Siège ainsi au cœur de la capitale une gigantesque pyramide de béton armé, dépourvue de tout aménagement intérieur. Un bâtiment fantôme, lugubre et délirant dans ses proportions à la fois. Après tout, il s’agit d’une des plus hautes tours du monde, dans un pays qui n’a pas les moyens d’en terminer la construction. Pas que ce soit en cela une exception (à tel point qu’on pourrait presque se demander si ce n’est pas une règle), mais quand même.

Pas terminée la construction ? Pas si sûr. Vu de l’extérieur, pas le moindre doute. Mais l’hôtel Ryugyong est en fait une sorte d’iceberg dont l’immense carcasse cache des fondations encore plus gigantesques, à l’abri des regards. Derrière l’absence de vitres ont été positionnées des parois de béton qui cachent le cœur du bâtiment. Dans ces conditions, les travaux de rénovation pour les 100 ans de la naissance de Kim Il-song, effectués par une entreprise égyptienne, ne sont que de la façade. C’est le cas de le dire ! Et en attendant on ne sait quoi d’ailleurs, les intrus sont interdits de circuler à moins de 400 mètres de l’édifice, faisant du centre de la ville un gigantesque désert aux larges avenues.

Le Docteur Lee ne s’est jamais approché de l’immense bâtiment. Comme tout le monde à Pyongyang, il vit sous son ombre imposante depuis des années. Comme tout le monde, il a souvent rêvé de pouvoir le contempler d’un peu plus près. Mais comme tout le monde, il a aussi appris que certains secrets valent mieux ne jamais être connus. Au fur et à mesure que l’imposante limousine qui le transporte s’approche du but, il découvre au travers des vitres teintées que l’hôtel n’est en rien le tas de béton vide qu’il pensait, mais une sorte de leurre. Le Maréchal Jong, qui est assis à ses côtés et est resté jusque là silencieux, s’amuse de le voir ainsi découvrir la face cachée d’un régime pour lequel il donne toute son énergie et a consacré toute sa carrière, refusant des opportunités en or qui auraient pu s’offrir à lui dans d’autres pays, et dont il n’a même jamais soupçonné les possibilités.

– Je suppose que vous ne vous attendiez pas à cela ? lance l’officier tandis que le véhicule pénètre dans l’édifice par une gigantesque porte coulissante qui s’ouvre automatiquement à son approche. Cette porte secrète était recouverte par une gigantesque affiche sur laquelle on peut lire le slogan « le régime fait tant pour toi camarade. Et toi, que fais-tu pour lui ? »

– Non, en effet. Pour être tout à fait honnête avec vous Maréchal, je pensais qu’on empêchait les gens d’approcher pour ne pas montrer la misère de ce bâtiment.

– On le pourrait aussi. D’ailleurs, c’est la raison initiale qui justifia cet imposant barrage de sécurité, si vous voulez tout savoir. Mais un des conseillers de notre Cher Leader a eu un jour la brillante idée de reconvertir cette structure pour en faire un centre névralgique du régime. Alors évidemment, nous ne voulions pas ébruiter la chose. Le mystère est notre principal allié face à nos nombreux ennemis.

– Impressionnant. Et une idée excellente pour sûr. Il a dû être bien récompensé pour ça !

– Euh, en fait, il a été envoyé dans un camp de travail isolé dans le nord du pays, pour être certain qu’il ne puisse pas communiquer les plans secrets de cette base. Il doit encore y être d’ailleurs…

– Oh, je vois. Cela est un peu normal, vous me direz. Mais c’est formidable une base secrète de cette importance quand même. C’est là que toutes les décisions se prennent. C’est le cœur de notre chère nation.

– Euh, oui, en quelque sorte.

Pendant de longues minutes, la limousine s’engouffre à pleine vitesse dans de longs tunnels. De part et d’autre, des signaux indiquent de multiples départements : « imax privé du Cher leader », « piscine de la famille Kim », « réserve de cognac », « vidéothèque du Cher leader », « garage privé du Cher leader », « collection de trains miniatures du Cher leader », et tant d’autres que Lee n’a pas le temps de lire.

Le véhicule s’arrête enfin à l’entrée d’une large porte au-dessus de laquelle est inscrit « Golf 18 trous du Cher leader ». Les deux hommes pénètrent dans une sorte de hangar si grand qu’il est impossible de voir l’autre bout. Le complexe est aménagé de fond en comble. On y trouve des bosquets avec de grands arbres, et même une petite rivière qui serpente entre des étendues de gazon tondu à ras. Ça et là se dressent des petits drapeaux rouges numérotés. C’est effectivement un parcours de golf. Lee n’en a jamais vu en vrai bien entendu, mais il se souvient de ce reportage sur la télévision d’Etat dans lequel le gouvernement annonçait le transfuge de Tiger Woods, avant d’expliquer quelques jours plus tard que le célèbre golfeur avait été arrêté par la police américaine, et interdit de séjour à l’étranger. La justice américaine avait même, selon les informations de la télévision d’Etat, accusé le sportif d’un scandale sexuel pour ne pas faire mention de son désir de devenir citoyen de la glorieuse nation.

Le plafond de l’immense salle est peint en bleu, avec ça et là quelques faux nuages. Et un immense spot aussi aveuglant qu’un soleil vient compléter le tout.

Lee n’en croit pas ses yeux. Au cœur de Pyongyang, en plein hiver, sous un immeuble qui ressemble à un immense cône fatigué par les années d’abandon, il se retrouve au milieu d’un magnifique 18 trous. Il ne peut cacher son admiration.

– C’est vraiment impressionnant, Maréchal. Je n’imaginais pas un tel endroit.

– Vous êtes modeste, Docteur Lee. Vos performances ne sont pas moins impressionnantes. Vos recherches sur le clonage et vos résultats sont la fierté de notre régime. Pas qu’on puisse s’en vanter, bien entendu, mais l’histoire se souviendra sans doute de vous.

– Vous y allez fort quand même. Il ne faut pas exagérer mes compétences et ma participation à la stabilité de notre chère nation. Tout cela n’est pas si important. L’histoire se souviendra de nos dirigeants, mais pas de ceux qui les assistent dans l’ombre, et font leur travail avec fierté et enthousiasme. Et puis je vous rappelle que l’histoire n’est que ce qu’on a décidé qu’elle soit. On peut lui faire dire un peu tout ce qu’on veut, tant que cela sert un quelconque objectif.

Les deux hommes s’approchent du quatorzième trou, où Kim Yong-il est en train de parlementer avec son caddie, commentant son swing et les progrès qu’il a réalisés depuis son dernier par, il y a deux jours. Visiblement détendu et dans de bonnes dispositions, le Cher dirigeant accueille chaleureusement ses deux visiteurs impromptus.

– Ah, Docteur Lee. Quel bon vent vous amène ? J’étais justement en train de parler de vous à mon caddie. Je lui disais que j’apprécie beaucoup son travail, et que je vous demanderai de le cloner quand il sera trop vieux pour porter mes clubs. Je pense que vous pourrez me faire ça, n’est-ce pas ?

– Oui, oui, bien entendu. Sans problème. Mais Cher leader, je ne suis pas venu ici pour vous parler de cela. En fait, nous avons un problème. Un gros problème même.

– Je me disais bien aussi. C’est pour cela que vous êtes venu aussi, Maréchal ? Mais pourquoi est-ce qu’on ne vient me voir que quand les choses vont mal ? C’est agaçant à la fin. Je vais finir par interdire cela. Je n’accepterai plus que les bonnes nouvelles. Bon, trêve de plaisanteries, je vous écoute.

– Eh bien la nuit dernière, deux personnes se sont enfuies vers le sud. Ce sont les médias sud-coréens qui ont communiqué l’annonce, et la presse du monde entier s’est emparée de l’affaire.

– Ils n’ont vraiment que ça à foutre. Bon, deux bouches à nourrir de moins. On ne va pas en faire une jaunisse non plus. Au contraire, je trouve même qu’on devrait encourager les départs. De façon raisonnable, bien entendu, histoire de ne pas éveiller les soupçons. Mais on ne perdrait pas grand-chose, ça c’est certain. Quelques idiots de moins, rien de tel pour nous assurer des jours plus tranquilles.

– Certes, mais il s’agit de votre père.

– Mon père ? Comment ça ?

– Eh bien votre père. Ou plus exactement deux de ses clones que nous avons développés et formés, sous mon autorité, et en suivant les indications du Docteur Lee.

– Vous êtes en train de me dire que mon père est un réfugié politique passé de l’autre côté ?

– Euh, oui, en quelque sorte.

– C’est incroyable ce que vous me dites là. Et deux en plus !

– Oui.

– Mais je croyais que notre frontière était entièrement fermée par des câbles électrifiés ? Comment sont-ils parvenus à passer au travers ?

– Eh bien, comme nous devons faire des économies d’électricité, et vu que personne n’est assez fou pour essayer de traverser la zone démilitarisée, nous avons coupé le courant sur toute la ligne.

– Ah, je vois. Mais il n’y a pas de patrouille de nuit ?

– Si, mais elles ne peuvent pas voir grand-chose. Nous n’avons pas les moyens de les équiper d’éclairages, alors forcément, tout ce qui se passe à plus de quelques mètres est difficile à déceler quand la nuit est noire.

– Eh bien, ça promet. Et si les autres attaquent, comment feront-ils pour les voir venir ?

– Ah ça c’est prévu, ne vous en faites pas. Comme ils n’ont pas les mêmes restrictions que nous en matière d’électricité, on les verra venir de loin. Par contre, eux seront dans l’incapacité de déceler nos troupes. Finalement, être dans le noir présente des avantages certains dans le cas d’une offensive.

– Je vois. Bonne stratégie Maréchal, je vous félicite. Mais le mur ? Comment ont-ils réussi à passer le mur ?

– Le mur ? Quel mur ?

– Eh bien le mur. Celui que ces traitres du sud ont construit dans les années 70 à l’intérieur de la zone démilitarisée, pour couper la péninsule en deux.

– Oh, vous voulez dire celui qu’on leur reproche d’avoir construit ?

– Ne jouez pas au con avec moi. Evidemment que c’est à celui-là que je pense. Ils n’ont pas franchi la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique à ce que je sache ! Un seul mur m’intéresse, c’est celui qui nous barre la route de Séoul.

– Mais nous ne savons pas s’il y a vraiment un mur. On l’affirme dans nos déclarations officielles comme s’il s’agissait d’un fait. Et ceux de l’autre côté démentent à chaque fois, et nous accusent à leur tour d’avoir construit un mur. C’est de la rhétorique pure. Mais pour être tout à fait honnête, personne n’est jamais allé vérifier sur place s’il y a vraiment un mur.

– Et pour quelle raison je vous prie ?

– C’est trop dangereux. Avec toutes les mines dans le coin, on ne risque pas de voir revenir vivante une équipe chargée d’aller enquêter sur ce mur. Et puis vous l’avez dit vous-même plusieurs fois. Qu’il existe ou non, on s’en fiche un peu. C’est de la rhétorique.

– Oui, bon… Toujours est-il que ceux là sont passés. Alors les mines, les murs et tout le cirque, ce n’est pas si infranchissable que ça. Je vais finir par penser que nous devrions en construire un, de mur. Ainsi, personne ne passera, c’est certain. Il va vraiment falloir que je reprenne les choses en main dans ce pays.

– Remarquez, c’est vrai que si on parvient à les récupérer, on aura pas mal de réponses à nos questions. Comme de savoir si le mur existe vraiment…

– Mmmm. Passons. De quel camp se sont-ils échappés exactement ?

– Pyongsan. C’est le plus proche de la zone démilitarisée.

– Pyongsan ? Ce n’est pas une base militaire ?

– Officiellement oui. Mais il s’agit en fait d’un des centres dans lesquels nous traitons et éduquons certains des sujets.

– Peut-être, mais c’est une base militaire quand même. Officiellement en tout cas. Si maintenant on peut se faire la malle d’une base militaire, rien ne va plus. Tout part dans tous les sens décidément. Poursuivez, Maréchal.

– En fait, ce n’est pas la première fois que certains sujets cherchent à s’enfuir de ce camp. Mais en, général, on le rattrape rapidement. Et certains sont même revenus d’eux-mêmes. Au final, ils n’ont jamais été bien loin. Mais là, c’est quand même la première fois que deux d’entre eux passent la frontière.

Lee s’interpose :

– Si je peux me permettre, ils doivent être drôlement intelligents pour être parvenus à passer entre les mailles du filet aussi facilement.

– Evidemment qu’ils sont intelligents. C’est quand même de mon père dont il s’agit. Ne l’oubliez pas. N’oubliez jamais cela. Faites très attention Docteur Lee. Vous êtes docteur, mais il s’agit d’un état qui peut être modifié facilement. Je ne vous préviendrai qu’une fois. Vous avez de la chance, je suis de bonne humeur aujourd’hui, et je me sens suffisamment faible pour donner des avertissements. En d’autres circonstances, vous n’y coupiez pas. C’était arrestation sur le champ, procès public, autocritique, camp de travail et récitation par cœur des œuvres complètes, en quatre-vingt-trois volumes, de notre président, ce grand homme, Papa. Mais vous avez rendu de grands services à notre chère patrie, alors je me montrerai magnanime pour cette fois. Mais que de tels débordements ne se reproduisent plus.

Quant à vous Maréchal, je ne vous félicite pas. Je ne vous félicite pas du tout. D’ailleurs, vous me donnez rarement des occasions de vous féliciter. Il n’y a personne ici pour me donner de telles occasions, à part mon père bien entendu. Et pourtant, j’adore féliciter. Le matin surtout. Ça me met de bonne humeur pour aborder le reste de la journée. Mais là c’est le chapeau. Vous avez fait très fort. D’ici à ce qu’on se retrouve face à une nouvelle crise internationale, il n’y a qu’un pas. Et n’oubliez pas qu’on n’avait pas prévu de crise internationale ce mois-ci. Le mot d’ordre, c’était « pas de vague avant le printemps », et « que cent fleurs s’épanouissent en pleine quiétude ». Mais non, ça vous est visiblement sorti de la tête. Comme si nos plans quinquennaux ne servaient à rien ! Je veux qu’on arrête tous les responsables. Enfin pas vous, parce que vu la pénurie de cerveaux dans ce pays, on risquerait de me coller un crétin encore plus incapable, alors je préfère vous garder. Pas que ça m’enchante, mais je n’ai pas vraiment le choix. Vous me remercierez après. En attendant, vous m’arrêtez les responsables du camp, les soldats de faction dans les environs, disons dans un rayon de vingt kilomètres, les villageois – pour la forme – et tous les témoins potentiels et acteurs liés de près ou de loin à cette affaire. Et vous me foutez tout ce petit monde dans un camp de travail perdu au milieu des montagnes illico presto. Mieux, vous ouvrez un nouveau camp de travail spécialement pour eux. Comme ça ils verront bien ce qu’il en coûte de mettre en danger la sécurité de notre chère patrie. Faut pas déconner non plus. Jusqu’à présent, j’ai toujours été un dirigeant patient et proche de mon peuple. Toujours attentionné, toujours à l’écoute de ses petits problèmes. C’est bien pour ça qu’il m’aime d’ailleurs, le peuple. Mais faut pas non plus me prendre pour un con, et encore moins pour un de ces abrutis de dirigeants démocrates. Ma bonté à des limites, c’est normal quand même. Alors tout le monde au goulag, à tailler des cailloux et à réciter les textes fondateurs de notre belle patrie, avec le sourire. Toujours avec le sourire. Et que ça saute !

– Ce sera fait. Et les autres sujets traités dans le centre, qu’est-ce qu’on en fait ?

– Comment ça, qu’est-ce qu’on en fait ? Vous n’avez donc rien écouté de ce que je viens de dire. Personne n’écoute donc jamais ici. Je répète, parce que je suis vraiment de très bonne humeur. Tous les témoins au camp de travail. Tous sans exception. Mais pas le président, bien entendu. Vous n’allez quand même pas foutre votre président dans un camp de travail ! Vous êtes en train de vous égarer, mon petit vieux. Cette affaire vous perturbe visiblement. Si vous ne vous sentez pas à la hauteur, si vous êtes un peu fatigué, dites-le, c’est humain. Vous prendrez un peu de repos. Pourquoi ne pas retourner passer quelque temps dans le camp de travail où vous étiez la dernière fois ? Juste un mois ou deux, peut-être trois. L’air y est bon et le travail vous rendra des forces. Ça vous fera le plus grand bien. Enfin quand même. Franchement. Ne vous méprenez pas, ce n’est pas contre vous, mais vous vous rendez compte de ce que vous me dites là ? Heureusement que je suis là pour faire régner l’ordre. Avec des gars comme vous au pouvoir, ça serait déjà la démocratie dans ce pays. Vous n’êtes décidément bon à rien. Alors je vais reprendre une dernière fois : Tout le monde au goulag, et dénichez-moi une nouvelle équipe pour encadrer le président. Mais attention, je veux la crème des éducateurs et des gardes. Des gens de confiance. Et s’ils ne sont pas suffisamment de confiance, vous me foutez toute leur famille dans un camp de rééducation. Comme d’habitude. Il n’y a rien de tel pour s’assurer la confiance des plus récalcitrants. Vous devriez être bien placé pour le savoir. Au passage, vous saluerez votre femme et vos gosses de ma part la prochaine fois que vous leur rendrez visite dans leur camp de rééducation. Foutez-moi le camp à présent, et allez prévenir mon père, enfin mon fils, bref qui vous savez, que je veux le voir sur le champ dans mon bureau.

– Bien. Ce sera fait. Une dernière question, si je peux me permettre. Comment allons-nous nous préparer à répondre aux pressions extérieures ? Parce que ça ne va pas tarder. J’ai appris la nouvelle en lisant les dépêches de Reuters, alors forcément, tout le monde est déjà au courant…

– Eh bien nous devons envelopper notre environnement dans un brouillard dense pour empêcher nos ennemis de trop en apprendre sur nous ! Comme d’habitude quoi.

– Si je peux me permettre, on connaît la chanson. C’est une de vos citations préférées, et nous en partageons bien évidemment totalement le principe. Mais là, c’est un peu tard quand même…

– Ah vous connaissez la chanson dites-vous ? Il ne me reste donc plus qu’à vous faire danser pour compléter le tableau ! Ne m’énervez pas. Quant à vous Docteur Lee, n’oubliez pas que vos diplômes ne sont qu’à vie. Tout peut très vite changer de nos jours. Et puis vous m’énervez aussi avec votre mine blafarde de scientifique mal subventionné qui voit venir les fins de mois avec anxiété, et rêvant de fonds pour la recherche plus importants plutôt que de faire des découvertes intéressantes. Sortez donc de votre labo ! Je me demande bien à quoi vous servez d’ailleurs, à chaque fois que je vous voie, c’est pour des problèmes. Vous êtes un messager de mauvaises nouvelles.

– Mais vous disiez tantôt que…

– Il suffit. Disposez à présent, et faites venir mon père. Et dites-lui que s’il n’est pas dans mon bureau avant moi, je vais piquer une colère. Vous ne voudriez pas que son retard soit la cause de votre sentence. Alors plus vite que ça.

Les deux hommes se ruent vers la sortie sans prendre le temps de se retourner une dernière fois sur ce lieu enchanteur qu’ils n’auront sans doute jamais l’occasion de revoir.

Le jeune Kim se présente dans le bureau quelques minutes plus tard. Arrivé avant lui, son fils l’attendait depuis quelques instants, fulminant devant un immense portrait du président pour l’éternité.

– Qu’est-ce que tu faisais ? demande le cher dirigeant.

– Je lisais.

– En voilà de saines activités ! Et que lisais-tu ?

– Kim.

– Encore une autobiographie ? Gare à l’égo quand même !

– Non, non. Kim, c’est un roman de Kipling.

– Je ne connais pas.

– Tu ne connais pas Kipling ?

– Non. Qui est-ce ? Un de ces écrivains américains qui racontent n’importe quoi sur notre pays ? Un de ces pseudos experts qui croient avoir percé les secrets de la Corée du Nord, histoire de se faire du fric sur notre dos ?

– Non, non. Kipling est un auteur anglais du début du XXème siècle. Mais il est né en Inde, et y a passé les trois quarts de sa vie. Kim se passe en Inde d’ailleurs, comme tous ses livres. C’est lui qui a écrit Le livre de la jungle. Tu sais, ce dessin-animé que tu aimes tant. La danse du roi orang-outang surtout.

– Mouais, c’est bien joli tout ça, mais je ne suis pas sûr qu’on dirige un pays avec des romans et des dessins-animés. Mais bon, si tu aimes ça.

– Ne raconte pas n’importe quoi mon fils. Les romans sont au moins aussi indispensables à la formation politique que les manuels et autres enseignements techniques. Et puis de toute façon, avec ta passion pour les films hollywoodiens, tu n’es pas vraiment bien placé pour me donner des leçons. Tu devrais lire Kim tiens. Ça t’apprendrait au moins une chose : Que nous n’avons pas le monopole de notre nom. Que ça te plaise ou non !

– Bon, je suppose que tu sais pourquoi je t’ai demandé de venir.

– Oui, on m’a rapidement expliqué.

– Et ?

– Et quoi ?

– Tu n’as rien d’autre à dire ? C’est tout l’effet que ça te fait ?

– Que veux-tu que je dise de plus ?

– Je ne sais pas, n’importe quoi. Tu trouves peut-être ça normal toi, mais moi je ne comprends vraiment pas.

– Qu’est-ce que tu veux comprendre ?

– Eh bien tout. Oui, tout. Quand je pense aux millions de types dans ce pays qui donneraient tout ce qu’ils ont pour être à la place de mon père, et en voilà deux qui fuient comme des criminels.

– Le problème, c’est justement que les gens n’ont rien à donner ici.

– Pas de sarcasmes. Ce n’est pas le moment. Je n’ai vraiment pas la tête à ça. Tu te rends compte de ce qui nous arrive. On frôle la catastrophe sur un coup comme ça. Des années de travail pour le projet le plus exceptionnel de notre glorieuse patrie. Tout ça mis en péril par le geste insensé, et que je ne parviendrai décidément pas à comprendre, de mon père lui-même. Enfin, qu’est-ce qui t’a pris au juste ?

– Mais je n’y suis pour rien moi. J’étais là, bien tranquille, à regarder des DVD importés – ceux que tu m’as recommandés en plus – et à siroter un bon cognac de ta cuvée spéciale. Bref, je ne faisais rien de mal quand j’ai appris ce qui s’est passé. Tu penses bien que je n’ai rien à voir avec cette évasion.

– Je le sais bien. Ça n’a rien à voir avec toi. Mais quand même, il faudra bien qu’on m’explique ce qui a bien pu te passer par la tête bon sang. Ça ne te plait donc pas de devenir président ? Tu n’es pas bien ici ?

– Mais si, je suis très bien. J’aurais bien tort de me plaindre d’ailleurs. Président, c’est vraiment le meilleur job du monde. Rien à foutre, sinon à engueuler des types en uniforme qui m’obéissent au doigt et à l’œil du matin au soir, le plus souvent sans aucune raison, juste pour le plaisir. La bouffe est bonne, la maison est confortable. J’ai plusieurs passeports et je voyage quand je veux. Et puis désormais, le monde entier connaît mon visage, et croit que je suis ton fils naturel. Le troisième Kim sur le trône du royaume ermite, comme ils disent. Quelle bande d’imbéciles ! Non, franchement, tout cela me plait bien, vraiment.

– Mais alors pourquoi ?

– Eh bien, ma situation n’est pas comparable à celle des autres sujets. Je suis un cas à part quand même. Tu as souhaité garder et élever toi-même un des sujets. Je suis sûr que tu as eu cette idée en regardant La guerre des étoiles, ou une connerie hollywoodienne de ce genre. Et c’est sur moi que c’est tombé. Je suis donc un privilégié. Et je ne m’en plains pas d’ailleurs. Mais peut-être que les autres ne pensent pas que leur sort est si enviable. Il ne faut pas chercher plus loin.

– C’est donc ta seule explication ?

– Oui.

– Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour me retrouver dans une situation pareille ? Je n’ai vraiment pas mérité ça. On ne peut pas rester les bras croisés maintenant, ou alors on est foutus. Moi, toi, et tous les autres. Mais qu’est-ce qu’on va faire ?

– Pourquoi ne pas envoyer sur place nos meilleurs tueurs. Ils vont te régler leur compte rapidement aux deux fameux jumeaux nord-coréens dont tout le monde parle. A la sortie de leur hôtel, ou même en plein enregistrement d’une émission télé, histoire que tout le monde assiste à leur agonie. Comme ça on sera sûr que personne n’aura des idées aussi connes à l’avenir.

– Ah non, ça je ne pourrais pas. Tu ne peux pas me demander une chose pareille. C’est un parricide que tu me proposes là, tu te rends compte ?

– Oui, enfin, il y a prescription quand même. Et puis avoue qu’ils ne sont quand même pas terribles, dans le rôle du père, ces deux-là.

– Oui mais quand même. Je préfère qu’on les ramène ici dans les meilleures conditions, et qu’on refasse un peu leur éducation. En douceur. Nous ne sommes pas des barbares quand même.

– Dans ce cas, je te conseille sérieusement de revoir l’éducation de l’ensemble des autres sujets. Histoire d’éviter que des problèmes de ce type ne se reproduisent. Et pas juste un peu de discipline. Il faut vraiment mettre le paquet. Parce que visiblement, ça laisse franchement à désirer. As-tu des informations régulières sur la manière dont le programme est mené ?

– Tu veux dire la façon dont ça se passe dans les camps d’entrainement ?

– Oui. Appelles-ça comme tu veux. Ça revient au même de toute façon.

– J’ai des rapports que je reçois chaque année, qui me sont transmis directement par les chefs des différents camps. Et chaque année, c’est la même chose. Il n’y a aucun problème à relever. Les rapports ne font état d’aucun cas inquiétant.

– Et tu crois à ces conneries ?

– Ai-je le choix ? Et pourquoi ne devrais-je pas y croire de toute façon ?

– Je te rappelle que nous vivons dans un régime autoritaire, et que tes pouvoirs sont immenses. Tu devrais le savoir. Tu as le droit de vie et de mort sur quiconque. Et ça, je suis bien placé pour en parler, vu que c’est moi qui ai conçu ce régime. Plus autoritaire, connais pas. Un vrai cas d’école. Bref, les types qui dirigent tous ces foutus camps ont tellement les foies chaque année qu’ils s’arrangent pour que tout aille pour le mieux.

– Tu crois vraiment ?

– J’ai dirigé ce pays avant toi, et il y a de très fortes chances que je le dirige encore une fois que tu ne seras plus parmi nous, à moins que ton crétin de beau-frère ne me mette des bâtons dans les roues. Je suis la seule personne en qui tu peux avoir totale confiance sur ces questions. Je suis à la fois ton prédécesseur et ton héritier. Alors crois-moi, pour ce qui est du respect de l’héritage du régime et de son avenir, tu peux te fier à moi.

– Mais alors ça signifierait qu’ils mentent et produisent des faux rapports ?

– Exactement.

– Les salopards. Je m’en vais te les condamner sur le champ. Ils ne perdent rien pour attendre.

– Et après ?

– Après ? On inonde leur village natal, et on fout toute leur famille aux travaux forcés, pour la forme. Puis on les remplace par des types plus capables. Voilà ce qu’on fait après.

– Et ils vont te pondre des rapports tout aussi mensongers. Ne sois pas si naïf. Si tu sors dans une des rues de la ville, si tu croises quelqu’un, et si tu lui demandes ce qu’il pense de toi, que crois-tu qu’il va te répondre ?

– Que je suis un grand dirigeant.

– Exactement. Et quoi qu’il en pense.

– Mais dans ce cas ça signifie que je ne suis entouré que de menteurs ?

– Evidemment ! Et il t’a fallu toutes ces années pour t’en rendre compte ? Tu n’as donc rien retenu de tout ce que je t’ai appris ? C’est comme ça les dictateurs. Il faut s’y faire. Nous ne sommes pas l’inverse des démocraties pour rien. Dans ces pays qui se targuent de toutes les vertus, ce sont les autorités qui mentent au peuple, pour qu’il les aime. Chez nous, c’est exactement l’inverse. C’est la population qui nous ment pour que nous ne la détestions pas trop. Et histoire d’obtenir quelques-unes de nos bonnes faveurs dans nos jours de grande bonté. Mais toi, en bon dictateur, tu n’as pas besoin de mentir. C’est un effort dont tu es exempté. C’est le privilège des dictatures, mon cher.

– Epargne-moi tes leçons de politique. Tout ça c’est bien mignon, mais ça ne résout en rien notre problème. Si tout le monde nous ment, comment allons-nous nous en sortir ?

– C’est très simple. Il suffit de réfléchir un peu, et d’anticiper les mouvements de l’adversaire. Parce que dans une dictature, tout le monde est ton adversaire. Même s’ils ne le montrent pas. Surtout s’ils ne le montrent pas. Voilà ce que je te propose. Tu envoies en tournée dans l’ensemble des camps liés au programme un typé zélé, en lui demandant d’enquêter à fond, et en lui expliquant qu’il sera sévèrement puni s’il revient avec un rapport optimiste. Et là, tu peux être certain qu’il va faire le maximum.

– Mais à quoi bon, puisque je sais à l’avance qu’il va me mentir ?

– Bien sûr qu’il va te mentir. Mais ce sera en amplifiant les problèmes rencontrés dans les différents camps. Comme ça, tu sauras tout ce qui s’y passe, et même plus. Tu peux être certain qu’il va t’inventer des trucs pas tristes, histoire de se faire mousser. Demande à quelqu’un de te dire que tout va bien, et il se pliera en quatre pour te plaire, même si la situation est désespérée. Dis-lui que tu souhaites un maximum de mauvaises nouvelles, et tu peux être sûr qu’il va t’en inventer à la pelle.

– J’ai compris. Je vais donc envoyer un de mes hommes avec pour consigne de ne me rapporter que des mauvaises nouvelles.

– Exactement. Tu as tout compris.

– Mais comment savoir où se trouvent tous les camps ? Personne n’y va. Les rapports arrivent d’eux-mêmes. Et puis le programme est tellement secret que je ne sais même plus moi-même où se trouvent les installations qui en font partie.

Le jeune Kim éclate de rire.

– Qu’y-a-t-il de si drôle ?

– Désolé, c’est nerveux. Enfin, tu me fais bien marrer quand même.

– Ecoute, là je ne te suis vraiment plus du tout. Ce doit être tes lectures. Tes écrivains anglais et tout le reste…

– Bon. Tu veux la carte complète de tous les camps ? Donne-moi un bon accès Internet, sans une de nos stupides censures qui ne sert de toute façon à rien, vu que nous sommes les seuls dans tout le pays à posséder des ordinateurs en état de marche, et je te la donne en trois minutes. Tu peux même avoir des photos satellite de tous les sites si ça t’amuse.

– Comment ça ?

– Eh bien il te suffit de trouver une carte représentant toutes les installations de notre programme nucléaire. Tu vas trouver ça sur le site du Pentagone, ou de n’importe quel think tank à la con qui pense avoir percé les secrets de la Corée du Nord, et vend ses services une fortune à des types qui ne prennent de toute façon même pas la peine de lire leurs rapports bourrés d’idées reçues.

– La carte de nos installations nucléaires ?

– Enfin, ne te fais pas plus naïf que tu ne l’es. Tu devrais arrêter le cognac. Ça te monte à la tête. Souviens-toi que tous les sites choisis pour le programme ont été identifiés quelques années plus tard par nos ennemis comme étant le dispositif de notre programme nucléaire. Comme ils ne savaient pas ce qui se trouve dans ces installations, et que nous refusions de leur fournir la moindre explication, ils ont imaginé le pire. Et le plus drôle, c’est que grâce à des espions américains et des experts de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique, nous avons des cartes super précises de tout notre programme. Je te l’ai dis, donne-moi trois minutes, et tu as toutes les informations que tu recherches.

– C’est fou ce qu’on fait de nos jours, quand même.

– Ça, je ne te le fais pas dire. Ce n’était pas aussi bien de mon temps. Mais les choses ont bien changé. Internet, c’est une super invention, à condition, de savoir s’en servir correctement. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ceux d’en face n’entrent visiblement pas dans cette catégorie.

– Bon, je récapitule. On sélectionne un type fiable qui va nous rapporter un compte-rendu super négatif des activités dans tous les camps, et ensuite on avise.

– C’est la meilleure chose que nous puissions faire à ce stade. De toute façon, ce n’est pas encore la guerre. Et puis notre glorieuse armée saura bien nous défendre si les choses se passent mal.

– Euh… En fait, il n’y a pas qu’Internet qui a changé depuis ton époque. Ou plus exactement, il y a des choses qui n’ont pas changé du tout. Et notre glorieuse armée en fait partie.

– Ah bon ! Mais nous disposons quand même d’un niveau honorable.

– Oui, si on veut, et si on fait dans la reconstitution historique, mais ceux d’en face ont fortement progressé depuis. Crois-moi, il ne vaut mieux pas tenter le diable. Nous n’avons aucune chance.

– Bon, je comprends. Dans ce cas, on envoie le type le plus vite possible, et puis on avisera ensuite.

– D’accord. Je vais faire demander un de mes trains personnels, qu’on va lui mettre à disposition. Comme ça, il en foutra plein la vue aux chefs de camps qui le verront débarquer en pensant que c’est moi qui vient leur rendre une visite impromptue.

– Tu es fou ! Il ne faut surtout pas que ce soit trop visible. Moins on en fera, mieux ce sera pour la sécurité de tout le programme. Et puis de toute façon, certains des sites sont au milieu de nulle part. Pas de ligne de chemin de fer à des dizaines de kilomètres à la ronde, et des petites routes de montagne où personne ne s’aventure jamais. Il y va simplement en voiture. Ce sera beaucoup plus pratique.

– Dans ce cas, je vais faire préparer une de mes limousines sans tarder. Il faut qu’il soit parti au plus tard dans deux heures.

– Très bien. Je suis fier de toi. Je n’aurais pas fait mieux à ta place.

– Bon. Et toi, que vas-tu faire à présent ?

– Quelle question ! Je vais retourner lire Kim. L’histoire de ce petit anglais paumé en Inde, c’est pas mal du tout. Et puis on y apprend plein de choses. Comme quoi on peut toujours s’adapter. Question d’envie, et d’appréciation de la nécessité de survivre, y-compris dans un environnement hostile. Surtout dans un environnement hostile.

Les opinions exprimées dans ce blogue sont strictement personnelles et ne reflètent pas nécessairement celles de Global Brief ou de l’École des affaires publiques et internationales de Glendon.

The opinions expressed in this blog are personal and do not necessarily reflect the views of Global Brief or the Glendon School of Public and International Affairs.

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