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Un président pour l’éternité (1)

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Un président pour l’éternité (1)

Puisqu’il est difficile de savoir exactement ce qui se passe en Corée du Nord et dans l’entourage du clan Kim, le mieux c’est parfois de l’inventer… Voici mon roman sur la succession de Kim Jong-Il, en plusieurs parties.

Chapitre I

Les nuits hivernales sont bien fraîches du côté de la zone démilitarisée qui sépare depuis 1953, telle une frontière improvisée à la hâte et évidemment non reconnue, deux pays qui revendiquent le même nom. Aux confins de ces « pays du matin calme », les températures descendent facilement en-dessous des –10 et la neige tombe en abondance, imposant chaque jour le même rituel épuisant qui consiste à dégager les quelques voies d’accès reliant entre eux les différents postes de contrôle. Ce serait la pire des corvées pour les soldats de garde s’il n’y avait pas les patrouilles nocturnes. Quand ça tombe sur eux, ils se préparent à des nuits qui semblent ne jamais vouloir finir. Et puis ce n’est pas excitant. Les patrouilles, ce sont de longues marches monotones, et généralement sans surprise. Une vraie punition.

Même si c’est aujourd’hui devenu une destination touristique, la zone démilitarisée, ce n’est pas très spectaculaire. Des barbelés et quelques miradors dispersés ça et là, le tout faisant face à une immense bande de terre complètement déserte, dans laquelle la nature a repris ses droits, et où les oiseaux migrateurs ont trouvé asile, sans être perturbés par la civilisation. Une forêt de quatre kilomètres de large sur 420 de long, coupant la péninsule en deux. Sans doute faudrait-il en faire un parc national. Mais revendiqué par quel pays ? Ou alors l’inscrire au patrimoine mondial de l’UNESCO dans la catégorie des sites naturels. Mais là encore, quelle capitale en demanderait l’enregistrement, et par la même occasion la paternité ?

La nuit, l’endroit est si calme qu’on a l’impression que tout est mort, et que même les animaux n’osent pas s’y aventurer. Il faut dire qu’avec le nombre de mines qui sont dispersées dans les environs, même un chien téméraire ne voudrait pas y traîner. Des bombes en guise de frontière, voilà un comité d’accueil comme un autre. C’est comme ça depuis près de soixante ans, alors il n’y a pas de raison que ça change du jour au lendemain, sans raison. D’ailleurs, rien ne change jamais vraiment dans le coin. Et pour cause, de l’autre côté, c’est la Corée du Nord.

Au poste 17, les nuits sont interminables et ennuyeuses à souhait, été comme hiver. Il ne se passe jamais rien de bien particulier. On se tient prêt à l’éventualité d’une guerre, mais elle ne vient jamais, et personne n’y croit beaucoup. Pas qu’on s’en plaigne bien sûr, mais un peu d’action de temps en temps ne fait de mal à personne. On ne peut même pas s’amuser à regarder à travers les longues-vues ce qui se passe de l’autre côté, ou à tirer de temps en temps quelques coups de feu, histoire de garder la main et de voir la réaction de ceux d’en face. Les nuits sont totalement obscures, et pendant la journée, c’est à croire que les gens se cachent. On ne voit rien du tout. Mais comme il n’y a rien à voir de toute façon, c’est peut-être mieux ainsi.

Assigné à défendre la nation pendant que la plupart de ses copains profitent de leur jeunesse sur les bancs de la fac et dans les bars branchés, le soldat de deuxième classe Choi se demande bien à quoi peut servir de mettre tant de soldats dans un endroit aussi paumé. La zone démilitarisée et ses environs, c’est 100% d’êtres humains en uniformes. Alors si le but des soldats est de défendre les civils, il se demande bien qui protège véritablement qui ici. Voilà un paradoxe qu’il aime rappeler à ses compagnons d’infortune, surtout quand il est désigné pour participer aux patrouilles de nuit. Ce soir-là, c’est le sergent Lee. Il n’est pas beaucoup plus vieux que lui. Vingt-deux ans à tout casser. Mais c’est un pro. Ça se voit à l’air sérieux qu’il aime se donner en présence des bleus, même si c’est pour mieux cacher son côté jovial, qu’il réserve à ses proches après le service, ou après quelques bières une fois les corvées faites. Et contrairement à la grande majorité de ses hommes qui ne sont là que pour quelques mois d’un service militaire qu’ils assimilent à une vraie corvée, l’armée, c’est son métier. Ça fait déjà cinq ans qu’il traine ses basques dans les forces militaires le long de la zone démilitarisée. Il en connaît tellement de recoins qu’il pourrait presque écrire un guide touristique si l’idée venait à des tour operators un peu déjantés d’envoyer des pigeons innocents se perdre dans un endroit pareil. Quoique ce ne serait pas si incongru, surtout si on considère qu’après tout, ils ne trainent pas si loin, toujours à l’affût d’expériences mémorables qu’ils raconteront jusqu’à épuisement à leurs collègues de travail une fois rentrés chez eux, amplifiant de manière grotesque leurs exploits de voyageurs intrépides, et répondant à des commentaires navrants par des explications qui le sont tout autant.

– Franchement Lee, s’interroge Choi à voix haute avec cette petite touche de lassitude si caractéristique des nouveaux venus, si j’étais un de ces grands pontes de l’armée, je foutrais simplement des micros tout le long de la frontière, ou des caméras de surveillance, s’ils veulent se la jouer Hollywood. Et comme ça, quand les chars nord-coréens chercheront à passer, s’ils le font jamais d’ailleurs, on aura le temps d’être prévenus. Parce que ce ne sont pas des types comme nous qui vont les arrêter de toute façon. Avec notre malheureux attirail et nos doigts engourdis par le froid, on ne risque pas d’aller loin. Et puis le temps qu’on donne l’alerte, ils seront déjà dans les rues de Séoul. Alors qu’avec des bons moyens de surveillance, on pourrait anticiper leurs mouvements et préparer la riposte dans un fauteuil, un œil sur l’écran de contrôle. C’est ça la guerre aujourd’hui. Plus la peine de faire chier des pauvres bleus dans notre genre, histoire de leur montrer ce que c’est que la vie d’homme avec des corvées aussi insupportables qu’inutiles. Tout ça, c’est complètement dépassé.

– Tu dis ça parce que t’es un geek, répond Lee un peu agacé. Comme tous les gamins de la ville que je connais, et qui sont tous de ton espèce. Tu te vois derrière l’écran, à manœuvrer les troupes à la moindre occasion, comme on jouerait à un jeu en ligne. Ça te fait chier d’être là, mais dis-toi que d’autres sont contents de servir à quelque chose. Ça leur donne l’impression que leur existence est importante. Qu’ils sont le rempart face au communisme, le poste avancé de la démocratie, les gardiens faisant fièrement face au mal. Toi, tu préfères rester enfermé chez toi ou dans une cabine à la con, à jouer à des jeux avec des types en ligne que tu ne verras jamais, et qui se donnent des noms pompeux sur lesquels ils bandent comme des ados. Tiens, je suis sûr que t’as un pseudo débile toi aussi quand tu joues. Non ?

– Tout le monde a un pseudo.

– Tout le monde a un surnom, ça je suis d’accord, et je n’y vois pas d’inconvénient particulier. Mais ça ne doit pas nous obliger à prendre un nom idiot, histoire de se faire mousser. C’est ça à mon avis la différence entre un surnom et un pseudo. Moi je trouve qu’on devrait interdire aux gens de prendre des pseudos. On devrait les forcer à respecter leur nom, leurs origines, bref qui ils sont.

– Les forcer ? C’est un peu fort quand même. N’oublie pas de quel côté de la zone démilitarisée on vit !

– Oui, bon, enfin je veux dire qu’on devrait faire comprendre aux jeunes que s’ils ont un nom, c’est déjà bien assez pour les identifier. Parce qu’au passage, on oublie souvent que tout le monde se rue sur le même pseudo. Et à la sortie, on se retrouve avec toute une flopée de crétins qui pensaient faire preuve d’originalité en ayant trouvé le pseudo parfait. Bonjour le conformisme !

Lee est coupé dans son explication par un des soldats, qui arrive vers la patrouille en courant de manière désordonnée, visiblement plus excité qu’autre chose.

– Sergent, nous avons trouvé deux types qui ont réussi à traverser la zone démilitarisée. Ils se sont rendus d’eux-mêmes, sans qu’il nous soit nécessaire de les arrêter. Ils ont l’air complètement gelés. On vous les amène.

– Des réfugiés. Il ne manquait plus que ça. Déjà qu’on se gèle les fesses toute la nuit avec des gosses qui se plaignent, et n’ont pas compris qu’on défend la patrie. Et maintenant il va falloir inscrire sur les registres deux crétins qui ont réussi à passer. On se demande bien comment d’ailleurs. Allez, tout le monde au poste, la fête est finie.

Le soldat Choi ne peut cacher sa joie, Lee le rappelle à l’ordre.

La petite troupe arrive au poste une dizaine de minutes plus tard. Lee n’a même pas pris le temps de regarder les deux transfuges. Pas qu’il en voit souvent pourtant. En fait, ce sont même les premiers qui ont réussi à passer de l’autre côté de la frontière depuis qu’il a été muté le long de la zone démilitarisée. Et il ne sait d’ailleurs pas plus que les autres si personne n’est jamais parvenu à passer à cet endroit. Il faut dire qu’il faut vraiment être désespéré pour chercher à se frayer un chemin au milieu des mines et des pièges à loups qui pullulent sans qu’on n’ait jamais aperçu le moindre prédateur. Surtout quand il est si facile de passer par la Chine, et de venir ensuite en Corée du Sud demander l’asile. Avec une indemnisation pour s’installer en prime ! C’est la voie que tous les réfugiés prennent, alors forcément, les candidats à passer la zone démilitarisée ne se bousculent pas. Des transfuges ici, c’est donc un évènement exceptionnel. Mais qu’importe, Lee n’est pas satisfait. Il préfèrerait quelque chose de plus important. Du genre une attaque surprise ou une grande offensive. Il n’est pas devenu soldat pour jouer les douaniers le long d’une frontière hermétiquement fermée.

Il ne se doute pas encore que son nom fera le tour du monde avant peu.

Arrivé au bureau, il bouscule un soldat affalé sur la table et prend place sur une chaise dont il chasse un autre soldat endormi. Il invite les deux réfugiés à s’asseoir en face de lui. Il ne les a toujours pas regardés. Le reste de la troupe se presse derrière eux. Bientôt, tous les hommes qui circulaient autour du poste sont là, spectateurs privilégiés de l’interrogatoire, ne souhaitant rien rater du spectacle. Pour une fois qu’il se passe quelque chose !

– Bon, on va commencer par le commencement. Donnez-moi vos noms respectifs.

Les deux jeunes répondent en chœur : Kim Il-song.

– Ne vous foutez pas de ma gueule, dit le sergent en esquissant cependant un sourire nerveux, repensant sans doute à sa conversation sur les pseudos débiles avec Choi.

Les soldats ne peuvent s’empêcher de laisser échapper un fou-rire, et Lee se laisse finalement lui-aussi emporter.

– Bon, c’est marrant. Mais comprenez bien que nous n’avons pas toute la nuit. Allez, on recommence. Vos noms.

– Kim Il-song !

L’un des deux se tourne vers l’autre, et esquisse un regard complice, comme pour lui demander d’expliquer l’inexplicable :

– Nous nous appelons tous les deux Kim Il-song sergent, dit-il avec fierté, et visiblement très sérieux.

Nouveau fou rire dans la salle.

– Vous vous rendez compte les gars, dit le sergent en interpellant ses hommes, ils sont tellement endoctrinés de l’autre côté qu’ils finissent par se prendre pour l’autre débile. Et ils vont même jusqu’à porter son nom maintenant. Ce coup-là, on ne me l’avait jamais fait en tout cas. Mais ce qui est grave, c’est que même une fois qu’ils ont passé la frontière, ils se sentent encore obligés de réciter leurs niaiseries comme des bêtes de foire.

– Mais attendez sergent, l’interpelle Choi. C’est peut-être vrai ce qu’ils racontent. Regardez comment ils se ressemblent. Ce sont de vrais jumeaux. Alors on peut bien imaginer que pour fêter leur naissance, leurs parents leur ont donné le même nom, ou quelque chose du genre.

– Oui, c’est bien ce que je disais donc. Des tarés. C’est vrai qu’ils se ressemblent en tout cas. Je n’avais même pas fait attention. Bon, vous êtes frères ?

– Non (réponse en cœur).

– Comment ça non. Ecoutez-moi bien. Vous avez traversé quatre kilomètres au milieu des barbelés et des mines, vous êtes gelés, vous avez certainement une faim de loup, vu qu’il n’y a pratiquement rien à bouffer de l’autre côté, et vous êtes sans doute un peu intimidés… Mais ne vous inquiétez pas. On ne vous fera rien de mal. Vous êtes bienvenus ici ! C’est la démocratie, nous sommes les gentils, et les méchants, vous venez de leur tourner le dos. On doit juste vérifier vos identités. C’est pour la paperasse, rien de plus. Allons, regardez-vous, vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau. Evidemment que vous êtes frères. Jumeaux de surcroit. Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à ça d’ailleurs. Peut-être que c’est interdit de l’autre côté, j’en sais rien. Mais pas ici en tout cas. Donc pas la peine de me raconter des salades.

L’un des deux jeunes prend la parole :

– Sergent, nous pouvons vous jurer que nous ne sommes pas des jumeaux. Et nous ne sommes pas frères non plus. En tout cas pas vraiment. Et oui, nous avons le même nom. C’est bizarre, sans doute, mais c’est comme ça. Nous ne demandons qu’une chose : qu’on ne nous renvoie pas de l’autre côté.

– Ah ça je me doute bien que vous ne vous êtes pas risqués à traverser la zone démilitarisée pour demander à être extradés illico presto. Mais ce ne sont pas des décisions que je peux prendre. Moi je ne peux que référer à mes supérieurs que deux jumeaux, qui ignorent qu’ils le sont, et se ressemblent pourtant comme c’est pas permis, ont passé la zone démilitarisée. Pour le reste, ce n’est plus de mon ressort. Vous savez, ce n’est pas souvent que des types arrivent à passer. Alors c’est sûr que vous allez avoir du mal à rester incognitos longtemps. Surtout avec le nom que vous trimballez tous les deux, entre nous. Attendez-vous à faire la couverture des journaux. Vous allez devenir des vedettes. La gloire vous tend les bras. Enfin vous voyez ce que je veux dire. Bon, je ne vais pas vous emmerder plus longtemps. On prend juste une photo de groupe, qu’on envoie à nos supérieurs, et on va vous montrer un endroit où vous pourrez finir la nuit tranquille. Nous, nous avons un pays à défendre.

Cette discussion terminée, les soldats se pressent avec leurs appareils numériques et téléphones portables pour immortaliser le moment. Et les deux jeunes restent l’air impassible, découvrant un brin surpris une gloire à laquelle ils ne s’attendaient sans doute pas. La postérité ne vient pas toujours là où on l’attend.

Les opinions exprimées dans ce blogue sont strictement personnelles et ne reflètent pas nécessairement celles de Global Brief ou de l’École des affaires publiques et internationales de Glendon.

The opinions expressed in this blog are personal and do not necessarily reflect the views of Global Brief or the Glendon School of Public and International Affairs.

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