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La rivalité Inde-Chine, un fantasme occidental ?

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La rivalité Inde-Chine, un fantasme occidental ?

Les Jeux du Commonwealth confirment, comme je l’expliquais dans mes deux précédents articles, les limites de l’Inde en ce début de XXIème siècle. Mais la question la plus pertinente est de savoir si ce pays sera capable de surmonter ces limites, et de s’imposer comme un véritable géant de ce siècle, capable de rivaliser avec la Chine, dont la montée en puissance est déjà reconnue comme un fait ? En bref, l’Inde sera-t-elle une puissance mondiale ? Une question également abordée dans un article publié sur ce même site par Balaji Chandramohan, intitulé « Elephant and Dragon », avec lequel je suis en complet désaccord. En fait, Balaji Chandramohan se fait ici le porte-voix du véritable fantasme de l’Inde qui frappe les Occidentaux, en particulier dans les pays anglophones. Une tendance qui n’est pas nouvelle, mais qui s’est fortement amplifiée ces dernières années, avec en ligne de mire des critiques à peine voilées sur le développement de la Chine.

Le fait que les Occidentaux fantasment sur l’Inde et sa puissance n’est pas en soi critiquable, et après tout, ce n’est pas la première fois que de tels jugements sont formulés. Et les erreurs d’appréciation furent nombreuses. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Philippines et la Birmanie étaient perçues comme les futurs géants asiatiques. Ces deux pays sont aujourd’hui à la dérive, y-compris au sein de l’ASEAN (nous ne mentionnons même pas ici le décalage avec le Japon, La Corée du Sud ou Taiwan…). Quelques années plus tard, les pays africains étaient cités comme les économies émergentes ayant le plus de chances de s’en sortir. De quoi faire grincer les dents des Africains cinquante ans plus tard. Enfin, dans les années 1970, des rapports de la CIA s’inquiétaient de la montée en puissance économique de l’URSS, capable selon eux de rivaliser à brève échéance avec les Etats-Unis. Même les plus mauvais scénarios des James Bond ne sont jamais tombés aussi bas ! On pourrait ici ajouter les cris au feu devant la percée du Japon à la fin des années 1980, coupable de « racheter l’économie américaine », ou encore la présentation, pour le moins étonnante, des capacités militaires de l’Irak, « quatrième armée du monde », tandis que se préparait l’opération Tempête du désert. C’est désormais au tour de l’Inde d’être l’objet de multiples attentions, plutôt bienveillantes, mais très (trop) souvent exagérées.

Au cours des dernières années, les publications, plus ou moins scientifiques et sérieuses, s’efforçant de mettre en avant une rivalité entre la Chine et l’Inde se sont multipliées dans les pays occidentaux, aux Etats-Unis en particulier, au point qu’on pourrait leur consacrer une bibliographie complète (et cela devrait d’ailleurs être fait). Parmi les plus récentes, mentionnons Awakening Giants, Feet of Clay: Assessing the Economic Rise of China and India de Pranab Bardhan (Princeton University Press, 2010), et l’intéressant Playing Our Game: Why China’s Rise Doesn’t Threaten the West d’Edward Steinfeld (Oxford University Press, 2010). Et les autres publications, plus médiocres, sur le même sujet, sont légion. A quand un bon travail de recensement des études sur l’Inde et la Chine, qui mette en avant à quel point il s’agit d’un véritable fantasme occidental ? Et à quand un autre travail qui compare le fantasme et les réelles capacités de l’Inde ?

Voyons ici, en quelques points, et de manière non exhaustive, pour quelle raison le rêve d’une Inde rivalisant avec la Chine n’est, et ne restera peut-être, qu’un fantasme :

– Le fait de disposer de la plus grande population en Asie du Sud ne fait pas nécessairement de l’Inde le « leader » de cette région. Un leadership fort s’appuie certes sur la population, le poids de l’économie ou encore la puissance militaire, mais aussi, et peut-être surtout, sur les systèmes d’alliance. Il s’agit sans doute de la plus grande faiblesse de New Delhi, dans un environnement qui lui est globalement plus hostile qu’autre chose.

– L’Inde connaît un taux de croissance qui fait rêver les pays occidentaux. Et le fantasme d’une Inde conquérante s’appuie en grande partie uniquement sur ces données chiffrées (et recensées par des experts qui n’ont jamais mis le pied en Inde, et peut-être même en Asie). Mais si on s’en tient uniquement aux chiffres (jouons dans la même cour), la Chine bénéficie depuis maintenant trente ans d’un taux de croissance très nettement supérieur à celui de son voisin. En d’autres termes, l’Inde progresse, mais la Chine avance encore plus vite, et l’écart entre les deux pays ne cesse donc de croître. On peut estimer que, d’ici quelques décennies, les deux pays connaîtront des taux de croissance très proches, mais l’écart est creusé, et il se chiffre en plusieurs décennies de retard.

– La démocratie est aujourd’hui, fort malheureusement, un handicap au développement économique de l’Inde plus qu’un avantage. L’organisation des Jeux du Commonwealth le confirme. Cela ne doit en rien signifier que la démocratie n’est pas adaptée à l’Inde, ni (et encore moins d’ailleurs) qu’elle soit une forme d’excuse à l’incompétence, quand incompétence il y a. Mais, c’est un fait, face à la plus grande dictature du monde, la plus grande démocratie (en nombre) ne parvient pas à rivaliser en termes d’efficacité.

– Devant son incapacité à rivaliser avec la Chine là où cette dernière s’est montrée très (trop) forte, à savoir la production de biens manufacturés, l’Inde a axé son développement sur les services. Cela a pour effet, d’un côté positif, de permettre à terme une possible interdépendance entre les deux pays. Mais dans le même temps, l’Inde s’est emprisonnée dans un système qui la place en position de dépendance à l’égard des autres économies, y-compris… la Chine. Ainsi, l’Inde ne pourra dans la durée continuer à se développer que si la Chine ne s’essouffle pas, et comme nous avons vu que le déséquilibre est grandissant, une telle perspective est certes plutôt de bon augure pour le développement de l’Inde, mais ne lui permettra certainement pas de rivaliser avec Pékin.

– D’un point de vue stratégique, le déséquilibre entre la Chine et l’Inde est encore plus grand, et ne cesse de croître. Si la Chine est désormais, qu’on s’en réjouisse ou non, l’une des principales puissances mondiales, l’Inde reste une puissance régionale, qui plus est engluée dans de multiples différends avec ses voisins. On constate ainsi que les relations avec le Pakistan, le Népal, le Myanmar, le Bangladesh ou le Sri Lanka sont systématiquement moins bonnes que celles qu’entretient la Chine avec ces différents pays. Et si l’Inde est perçue dans sa région comme un géant (géographique et démographique surtout), elle ne fait pas l’unanimité.

– On pourrait ajouter le poids monétaire (vous avez dit roupie ?), le problème des castes, la corruption (et l’absence de lutte efficace contre ce fléau), les limites du système éducatif (ce n’est pas parce qu’on parle Anglais qu’on est éduqué, et l’immense majorité des Indiens ne parle d’ailleurs pas un mot de la langue de Shakespeare, autre fantasme qui a la dent dure), le retard dans les infrastructures (la Chine a déjà plusieurs trains à grande vitesse, et on trouve encore des éléphants et des vaches sacrées sur les autoroutes indiennes)… La liste est malheureusement longue.

On ne peut évidemment se réjouir de constater que ce fantasme indien n’est pas une réalité. Et l’Inde, avec sa culture plurimillénaire et la richesse de sa culture mériterait de peser plus lourd dans l’échiquier mondial, et d’être reconnue comme une grande puissance. Mais les faits sont là, et on est même en droit de se demander si l’Inde parviendra un jour à entrer dans le cercle restreint des grandes puissances, tant le chemin qui reste à parcourir est long et semé d’embûches de toutes sortes. Dès lors, plutôt que de continuer à entretenir ce fantasme, et plonger l’Inde dans des certitudes qui frisent l’arrogance, ne serait-il pas plus profitable à ce pays que de lui rappeler quels sont ses défauts, et dans quelle mesure il pourrait, ou non, redresser la barre ? Ceux qui fantasment sur l’Inde sont ainsi coupables de ne pas apporter à ce pays l’assistance qui lui est nécessaire. La construction de l’Inde comme puissance mondiale est ainsi un vice aux effets pervers pour le principal intéressé.

Il n’en demeure pas moins que Balaji Chandramohan a parfaitement raison quand il mentionne le fait que la Chine cherche à cantonner l’Inde dans un rôle d’acteur régional, lui coupant, au moins à moyen terme, toute capacité de devenir une puissance mondiale. Le problème est que cette stratégie est couronnée de multiples succès, et que l’Inde est effectivement encore aujourd’hui une puissance régionale, et cette situation ne devrait pas évoluer de sitôt. En d’autres termes, la montée en puissance de l’Inde pourrait ne passer que par un rapprochement avec Pékin. La question est, il faut bien le dire, aujourd’hui prise très au sérieux à New Delhi, mais les (bonnes) réponses tardent encore à se manifester.

Pour consulter l’article de Balaji Chandramohan mis en ligne sur ce même site : http://globalbrief.ca/blog/2010/10/01/elephant-and-dragon/

Les opinions exprimées dans ce blogue sont strictement personnelles et ne reflètent pas nécessairement celles de Global Brief ou de l’École des affaires publiques et internationales de Glendon.

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1 Comment

  1. Agostini-Heinrich October 6, 2010

    Un commentaire à la va-vite … :

    J’ai lu avec intérêt votre article sur l’Inde et la place disproportionnée que l’Occident lui prête dans les équilibres en Asie, a fortiori mondiaux.
    C’est très intéressant de lire, enfin, un article faisant état des faiblesses de l’Inde et non uniquement l’apanage de son système démocratique, de son taux de croissance, et autres, sans prendre en compte les éléments, bien réels, qui mettent en question la dite “puissance” indienne.
    Il est également vrai que la question Inde/Chine a été largement débattue, notamment aux Etats-Unis, parce qu’il était intéressant pour Washington, d’un point de vue politico-stratégique, de mettre en avant l’Inde, au détriment, pensait-on, de la Chine. De même, insister sur les réussites économiques de l’Inde, qui n’égalent pas la Chine (ce que les chercheurs chinois soulignent avec force …), pouvait présenter l’avantage de mettre en avant un autre modèle de développement que celui de la Chine. C’est d’ailleurs un calcul qui avait déjà été effectué sous l’administration Kennedy, bien qu’il ait alors été moins poussé.
    Cependant, les Chinois, bien qu’ils considèrent l’Inde comme une puissance régionale (et font “tout” pour qu’elle le reste), n’ont plus la même perception de sa puissance (en devenir) qu’autrefois (début des années 1990, et même, début des années 2000). En effet, le rapprochement indo-américain, les efforts indiens en matière de défense et les déploiements diplomatiques de l’Inde en Asie (même s’ils restent encore insuffisants), ont alerté la Chine plus sérieusement que vous le dites. La rivalité sino-indienne n’est dès lors pas uniquement un mythe, hélas. Elle nécessite cependant d’être nuancée, expliquée, bref, analysée.

    Mais cette question sur la puissance réelle de l’Inde a été soulevée dans différentes études, notamment américaines (et chinoises). Par exemple, un article de G. Perkovich, publié en 2003, pose sérieusement la question. De même qu’une étude collective, dirigée par Henry Sokolski (2008, si ma mémoire est bonne).
    Pour ma part, dans une thèse que je viens de soutenir, j’ai mentionné l’artifice diplomatique que constitue, en partie, (et seulement en partie) la désignation de l’Inde comme puissance réellement régionale, a fortiori mondiale.
    Cependant, si cette rhétorique, notamment indo-américaine, ou plus généralement occidentale (mais qui prend en grande partie racine dans les positionnements américains vis-à-vis de l’Inde), est en partie artificielle, l’Inde n’en est pas moins une puissance émergence ayant le potentiel d’influer sur les équilibres régionaux. Même si sa défense présente de (fortes) lacunes (absence de cohérence entre civil et militaires, entre corps d’armée, …), elle se développe. L’Inde effectue d’importants efforts allant dans ce sens, ce que la Chine ne peut pas, et ne considère pas, comme anodin … De même, les liens diplomatiques de l’Inde, s’ils sont moins spectaculaires que dans les analyses occidentales, s’étendent également au-delà du cercle étroit qui était le leur avant le milieu des années 1990. Bien sûr, cela ne permet pas de dire que l’Inde est une puissance réellement régionale, a fortiori mondiale.
    J’ajouterai aussi que s’il faut “se méfier” de la tendance occidentale à surévaluer la puissance indienne, il faut aussi “se méfier” de la tendance de la Chine à volontairement sous-évaluer la puissance indienne, insister sur ses manques plutôt que sur ses acquis, notamment dans le but de maintenir l’Inde dans une position de puissance de second plan, sous-régionale, et de couper court aux calculs visant à placer l’Inde dans une position de rivale de la Chine. En d’autres termes, les discours chinois sur l’Inde montrent aussi une volonté de jouer l’Inde à la baisse, traduisent parfois une indifférence, ou un manque d’intérêt, qui est affecté. Je ne pense pas que la Chine perçoive l’émergence de l’Inde comme un développement en grande partie bénin (pour la sécurité de la Chine) qu’il suffit d’enrayer par les mêmes moyens qu’autrefois (relations sino-pakistanaises, questions des frontières, …).
    Bon, je termine, pour ne pas écrire des pages sur un sujet qui est vaste. Mais comme je le disais en début de message, votre volonté de mettre l’accent sur ce discours occidental, et notamment américain, sur l’Inde, est tout à fait bienvenue. Votre point de vue est, à mon sens, à nuancer par l’existence de certains faits, mais il montre une réalité : la surévaluation de l’Inde à des fins politiques et stratégiques. Il faut en outre admettre que cette volonté politique a, en partie seulement, réussi à atteindre certains de ces objectifs, et c’est aussi ce qui est intéressant.
    Vaste débat.

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