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La controverse sur le voile en débat

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La controverse sur le voile en débat

Article rédigé avec la collaboration de Pierre-Alain Clément

Les débats relatifs à l’interdiction du voile intégral masquent souvent une réflexion fondamentale, et qui mériterait de faire débat, sur les libertés individuelles. Pierre-Alain Clément, doctorant à l’UQAM et chercheur à l’Observatoire du Moyen-Orient de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, décrypte ici avec rigueur les éléments de cette controverse. Une explication à bien des égards convaincante.

La controverse sur l’interdiction du voile intégral (burqa, hijab ou niqab) en Europe, et particulièrement en France, a fait la part belle à la polémique politicienne au détriment d’un réel débat public. Les arguments invoqués d’un côté et de l’autre sont malheureusement trop souvent peu satisfaisants au regard de l’importance symbolique de l’enjeu. La question concerne fondamentalement, quoi qu’on en dise, la conception de la liberté individuelle envers un comportement jugé « étranger » par nos sociétés démocratiques et libérales.

Du côté, minoritaire, des « pro », la liberté, religieuse ou autre, est invoquée pour justifier une liberté vestimentaire totale. Ce raisonnement prêtait le flanc aux critiques des « anti », le camp majoritaire. Mais les arguments de ces derniers, sécuritaires (« le voile intégral empêche de reconnaître un individu dans la rue et peut faciliter la commission d’infractions »), moraux (« il renvoie à une image dégradante de la femme »), philosophique (« il n’est pas un signe d’appartenance religieuse mais une tradition pachtoune obscurantiste »), sociaux (« les femmes portant le voile intégral ne peuvent qu’y avoir été contraintes ») ou exemplaires (« les démocraties doivent montrer qu’elles sont capables de lutter contre le radicalisme religieux et pour les femmes ») peinent à faire la démonstration de leur portée générale.

C’est pourtant le cœur du problème, puisque les droits et libertés fondamentaux sont des normes générales, impersonnelles et permanentes, qui ne peuvent être limités que par d’autres normes déjà établies, générales, impersonnelles et permanentes et dans le but de maintenir l’ordre public. Ces limitations doivent servir l’intérêt général, c’est-à-dire que la liberté « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), et être strictement proportionnelles à la nuisance générée par l’exercice d’une liberté non limitée.

Ce sont ces principes que l’on retrouve à l’article 52, alinéa 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La Cour de justice des communautés européennes, dans l’arrêt Karlsson et a. du 13 avril 2000 (§ 45) reprend le principe de proportionnalité et de préservation de l’ordre public. Dans les constitutions des pays dits de droit continental, ces principes sont les mêmes : à l’article 19 de la Loi fondamentale allemande, mais aussi dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel français, ainsi que dans les constitutions de nombreux autres pays européens : articles 16 et 18 de la constitution portugaise, article 31 de la constitution polonaise, article 15 de la constitution slovène, article 11 de la constitution estonienne, etc. Aux Etats-Unis, les droits et libertés sont « encore mieux » protégés puisqu’ils sont non seulement constitutionnalisés, mais leur restriction est anticonstitutionnelle (comme la liberté d’expression et d’opinion aux Etats-Unis) ou limitée à la jurisprudence de la Cour suprême. Au Canada, pourtant pays de common law, la limitation aux droits et libertés n’est possible que dans des conditions comparables aux pays de droit continental (article premier de la Charte des droits et libertés).

Vu sous cet angle, le problème du port du voile intégral semble relativisé : on peut franchement discuter que l’ordre public soit mis en danger par la présence d’individus entièrement couverts dans l’espace public. Ironie paradoxale, c’est justement alors que ce vêtement était condamné pour des raisons de sécurité que des brigands facétieux ont eu l’idée de braquer une banque déguisés en épouses de Pachtounes traditionnalistes. C’est précisément lorsque la liberté implique un comportement qui nous dérange que la défendre prend tout son sens et dévoile le degré de sincérité de ceux qui ne la louent que quand elle est abstraite.

Il n’y a pourtant que deux façons cohérentes de résoudre le problème de la coexistence d’une norme étrangère. La première consiste à postuler une liberté restrictive dans laquelle les valeurs de la société priment sur les comportements étrangers. En France, c’est certainement Eric Zemmour qui en a exposé publiquement la formulation la plus convaincante. S’appuyant sur l’adage « quand tu seras à Rome, conduis-toi en Romain », initialement employé pour évoquer la territorialité de la loi, il étend sa portée aux valeurs de la société française qui doivent primer sur les coutumes étrangères. Un raisonnement peu en vogue à l’heure de la célébration unanime de la diversité ou de l’autocensure politiquement correcte, mais qui a le mérite d’être cohérent avec lui-même et d’assumer un choix moral certes philosophiquement contestable, mais appuyé par la tradition historique et le droit : en France, on se dissimule pas le visage dans la rue. Dans ce cas, ce n’est pas précisément le voile intégral qui est ciblé mais une manière générale de s’habiller, l’interdiction est générale et impersonnelle, c’est donc une limitation proportionnelle et acceptable aux libertés.

Seconde possibilité, une conception extensive de la liberté. Si l’on ne considère pas qu’un parti-pris moral (« ce n’est pas français ») soit un argument recevable pour justifier l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, on ne peut qu’être conduit à l’accepter ou assumer d’être taxé d’hypocrisie. Dès lors :

– Croit-on vraiment que le voile intégral soit un enjeu de sécurité ? Les malheureux citoyens des pays nordiques comme le Canada, emmitouflés sous cagoule, écharpe et capuche en hiver apprécieront sûrement. Si les nonnes portant un voile ressemblant fort au hijab n’ont jamais soulevé la controverse, c’est bien parce que cet habit était considéré comme partie intégrante de notre culture, ce qui nous renvoie à l’argument « ceci est acceptable car français ».

– Croit-on sérieusement lutter contre l’islamisme, qui testerait par là la résistance de la laïcité française à leurs idées, en donnant des contraventions à des femmes qui sont encore une fois doublement victimes, ici obligées de se cacher, là obligées de se couvrir ? Si la République n’est capable que de s’attaquer aux symboles d’un islamisme de bas étage, on peut en effet craindre pour la confiance qu’elle a en ses valeurs. Ce serait aussi le comble de la lâcheté que de prétendre lutter contre un patriarcat archaïque en en punissant les victimes plutôt que les auteurs.

– Croit-on franchement que ce soit au législateur de déterminer a priori quels sont les vêtements respectueux de la dignité de la femme ? Dans ce cas, les femmes voilées ont beau jeu de préciser que ce sont plutôt les jeans taille basse avec string apparent qui dégradent l’image de la femme.

– Croit-on réellement que l’interdiction du voile intégral dans les démocraties occidentales donne un signe d’encouragement aux féministes de pays autoritaires ? Une loi n’est pas établie pour donner des leçons au monde entier mais pour répondre à une question interne. Le voile en France n’a pas la même signification qu’en Afghanistan. L’autoriser ici au nom de la liberté n’a rien à voir avec l’autoriser là au nom d’une tradition patriarcale. Si exemplarité il y a, elle doit résider dans la fidélité à ses valeurs, en l’occurrence la liberté.

Le voile intégral et sa polémique ne sont que le reflet de l’incapacité à réfléchir de façon globale aux problèmes de société et d’y répondre. L’intention des démocrates qui refusent qu’on interdise le voile intégral n’est évidemment pas de soutenir l’oppression de la femme mais de ne pas nier leur liberté aux individus qui en toute conscience choisissent de le porter et de choisir d’autres outils mieux adaptés pour empêcher que d’autres y soient forcés. Le système assimilationniste français, dont le haut niveau d’exigence lui a attiré beaucoup de critiques des partisans du multiculturalisme, a au moins permis aux musulmans français d’être parmi les plus intégrés à leur pays d’accueil des musulmans européens. Le système éducatif et ses capacités intégratrices, bien plus que des mesures démagogiques ponctuelles, est à même de limiter l’audience des idéologies oppressives et d’offrir à chacun les moyens d’user en toute conscience de sa liberté.

Les opinions exprimées dans ce blogue sont strictement personnelles et ne reflètent pas nécessairement celles de Global Brief ou de l’École des affaires publiques et internationales de Glendon.

The opinions expressed in this blog are personal and do not necessarily reflect the views of Global Brief or the Glendon School of Public and International Affairs.

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2 Comments

  1. Le problème fondamental: le débat n’a pas été posé sur le terrain de la défense de la liberté de la femme. En effet, très vite, la discussion a été polluée par la question de l’identité nationale. En Europe, la crise qui frappe l’économie a poussé les politiciens à agiter la menace de l’islam pour faire diversion. Comme dans les années 30 où les juifs ont été transformé en bouc émissaires de la crise.

  2. Pierre-Alain Clément January 9, 2011

    Vous avez raison : les questionnements sérieux sur la liberté des femmes n’ont, à ma connaissance, pas eu lieu, ou du moins n’ont eu aucune publicité, s’ils ont eu lieu. Cette position était traitée de naïveté ou de laxisme.
    Résultat, puisque la solution de la liberté extensive était écartée d’emblée, on s’est reporté sur l’autre solution cohérente, le liberté restrictive. Le problème, c’est que cela a été fait de manière hypocrite (sauf de la part de l’extrême droite et de quelques « indépendants » comme Éric Zemmour). L’assimilationnisme est certes générateur de violence pour la minorité à qui on demande de se fondre, mais cette politique fait le pari que tous les sacrifices sont supportés par la première génération (qui s’acculture) pour que ses descendants partent avec toutes les chances. D’ailleurs, le communautarisme n’est pas dénué de xénophobie lui non plus, voire d’endogamie : chacun chez soi, on se marie entre soi, on se développe entre soi (il suffit de voir la différence de taux de « mariages mixtes » entre la France et les États-Unis).
    Sur l’argument de la « diversion » face à la crise, je serais tenté de le relativiser. Il ne faudrait pas surestimer la rationalité du gouvernement ! Certes, durant les Trente Glorieuses, il existait littéralement des bidonvilles dans la banlieue parisienne et cela ne dérangeait pas les dirigeants. Mais je pense que la population et la classe politique, habituée à appliquer son libéralisme à des individus pas si différents (au pire, à des juifs ou des protestants), est réellement inquiète de cette islamité si visible (donc galopante). Même des libéraux (au sens philosophique) vous diront que sur cette question, ils défendent « une certaine vision du libéralisme »…

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