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Ce n’est pas la fête en Argentine

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Ce n’est pas la fête en Argentine

Le décompte du Bicentenaire de l’Argentine vient de commencer. En 2010, les Argentins célébreront deux siècles de vie souveraine et le gouvernement ne manquera surtout pas de le souligner. Malgré les avatars de ce pays aux rêves immenses et aux malheurs abyssaux, j’ai pu noter que l’orgueil national se porte bien, du moins en apparence.

La semaine passée, de passage à Buenos Aires, je me suis joint à une foule qui assistait au défilé spécial de changement de la garde devant l’ancien Cabildo, le siège de l’autorité coloniale où la mythique « Révolution de Mai » déclencha en 1810 le processus d’indépendance. Le public participait avec enthousiasme à cette vigoureuse manifestation de patriotisme qui, selon les mots du maître de cérémonies, visait « l’exaltation des valeurs qui nous expriment comme Nation ». Des hommes, des femmes et des enfants accompagnaient avec brio les couplets joués par la bande militaire (il existe en Argentine une chanson pour chaque « Père de la Patrie » et pour chaque épopée de la Guerre d’Independence, ainsi que trois chansons différentes pour le Drapeau, toutes apprises par cœur à l’école primaire). Alors que je les observais, je ne pouvais pas m’empêcher de songer au bilan que les Argentins s’apprêtent à faire, non seulement au sujet de tout ce qu’ils ont accompli et raté depuis le Centenaire – en 1910, le pays fêtait sa proéminence parmi les sociétés les plus prospères et progressistes de la planète et accueillait des centaines de milliers d’immigrants européens en quête de l’utopie américaine – mais aussi de tout un projet politique sur lequel ils devront trancher lors des élections législatives de juin, devenues un plébiscite sur la gestion du couple Kirchner.

Rappelons que Néstor Kirchner est entré en fonction en 2003. Président « par accident » – car élu par seulement 23% des voix mais favorisé par une conjoncture exceptionnelle – il a réussi, en bon péroniste, à bâtir un système personnaliste de pouvoir et d’alliances autant idéologiques que pragmatiques qui n’a pas tardé à faire de son jeu politique the only game in town (le péronisme est le mouvement populiste créé par Juan et « Evita » Perón dans les années 1940 et 1950 et qui est, encore de nos jours, le principal vecteur de mobilisation populaire). Après la catastrophe économique de 2001-2002 et contre toute attente, l’Argentine a connu une phase de récupération économique et de croissance accélérée sans précédent. La flambée des prix des exportations (en particulier le soja), une gestion assez prudente des finances publiques, un contrôle efficace de l’inflation et une correction des dérapages du néolibéralisme « sauvage » propulsé par le président Carlos Menem (lui aussi un péroniste) durant les années 1990 avaient donné aux Argentins un espoir renouvelé. L’ascendant et la popularité de Kirchner étaient déjà tellement consolidés en 2007 qu’il a conçu un stratagème pour s’éterniser dans le pouvoir : plutôt que chercher la réélection (la Constitution permet deux mandats présidentiels consécutifs de quatre ans), il a cédé sa place à son épouse, la sénatrice Cristina Fernández, qui a aisément remporté le suffrage. Le dessein était évident : après deux mandats de sa femme, il pourrait revenir au pouvoir pour deux autres mandats. L’ère Kirchner pourrait alors s’étendre sur 20 ans!

Or, à peine deux ans plus tard, le plan a clairement échoué et les éditorialistes annoncent déjà le début de la fin politique du couple présidentiel. Essentiellement perçue comme une gardienne du « modèle » (c’est le terme que les Kirchner emploient pour décrire leur projet de société), Cristina Fernández s’était d’abord vouée à relever la qualité des institutions démocratiques, un aspect délaissé par son mari, et à améliorer les relations internationales, notamment vis-à-vis de Washington. Cependant, plutôt que de s’affirmer comme une figure de la modération, la présidente a vite radicalisé le discours (en y ajoutant aussi des élans anti-américains) et a fait preuve d’une grande inflexibilité envers les secteurs qui contestent les choix du gouvernement (ce qui a conduit, entre autres, à un très dur conflit avec les producteurs agraires). Une partie de l’opinion publique ne lui a d’ailleurs pas pardonné son arrogance sur la scène internationale : en septembre 2008, Cristina Fernández, en visite à New York, s’est permise de donner, avec une certaine légèreté, des leçons de bonne gouvernance fiscale aux États-Unis, en proclamant que son pays était immunisée contre les effets de la débâcle des hypothèques à haut risque. Il va de soi que, peu après, l’Argentine a été gravement touchée par la crise et que la présidente a dû se raviser. En fait, outre la mise en place d’un vaste éventail de dépenses pour réactiver l’économie, Cristina Fernández a posé un geste politique fortement questionné : sous prétexte que son gouvernement a besoin de concentrer toute son attention sur la crise actuelle et aussi de compter sur un mandat ferme de la population, elle a fait devancer les élections législatives qui devaient avoir lieu en octobre.

Le calcul est limpide : il faut à tout prix éviter quatre mois de campagne électorale en période de ralentissement économique. On voit bien que le temps joue contre le gouvernement, car le « modèle » des Kirchner présente de plus en plus de fissures. L’amitié avec Hugo Chávez – grand bienfaiteur de l’Argentine par ses achats multimilliardaires d’obligations d’État depuis le « default » de la dette en 2001-2002 – devient un point d’autant plus sensible quand le président vénézuélien annonce unilatéralement, comme il vient de la faire le 21 mai passé, la nationalisation de trois grandes firmes argentines qui opèrent dans son pays. Comment concilier, dans ce contexte, la solidarité des gauches latino-américaines, la bonne entente avec les entrepreneurs et la protection des intérêts nationaux? La même semaine, une action organisée de violence antisémite (nominalement « antisioniste ») près de l’ambassade d’Israël révélait l’existence d’un lien – ténu mais combien embarrassant – entre certains groupes radicalisés et le système de distribution d’allocations sociales dont le gouvernement se sert amplement à des fins clientélistes. Un nombre croissant d’Argentins se demandent si c’est avec ce « modèle » qu’ils veulent arriver au Bicentenaire : un pouvoir qui sombre dans la suffisance, l’intransigeance envers les opposants, les excès rhétoriques, les mauvaises compagnies et les ruses électorales (dont les controversées « candidatures de témoignage », par lesquelles un politicien populaire prête formellement son nom à une liste de candidats moins connus dans le but de les « remorquer »).

Depuis le premier coup militaire en 1930, les gens de ce pays ont toujours appuyé les leaders qui leur ont promis de raviver le destin de grandeur national qui était si manifeste au moment du premier centenaire et qui semble leur échapper depuis lors. Néstor Kirchner avait capturé momentanément ce sentiment lors de la reprise économique et les Argentins l’ont soutenu avec des taux d’approbation frôlant le 90% en 2004. Aujourd’hui, l’ambiance sociale est, encore une fois, à la morosité. Inévitablement, les festivités patriotiques se multiplieront d’ici l’année prochaine et les citoyens seront inlassablement conviés à regagner la confiance dans l’avenir et à rallumer leur fierté nationale, comme je l’ai vu dans la soirée devant le Cabildo. Mais il n’y a qu’à marcher dans les rues de Buenos Aires pour constater que, en dépit des célébrations, ce n’est pas la fête en Argentine.

bioline

Victor Armony est professeur de sociologie et directeur de l’Observatoire des Amériques à l’Université du Québec à Montréal. Il est aussi le rédacteur en chef de la Revue canadienne des études latino-américaines et caraïbes.

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