Corée du Nord
Il existe en Asie depuis la fin de la Seconde guerre mondiale des conflits que l’on peut qualifier d’ « enkystés ». Les contentieux à propos du Cachemire ou de Taïwan en sont de bons exemples. L’improbabilité de leur règlement leur confère paradoxalement une utilité, celle d’être devenus des régulateurs de tensions ou, en quelque sorte, des baromètres facilitant la lecture de l’état des rapports bilatéraux, d’une part entre l’Inde et le Pakistan et, d’autre part, la Chine continentale et l’île dissidente.
La Corée du Nord s’inscrit pleinement dans ce type de conflit mais son « utilité » s’étend à de nombreux acteurs qui peuvent y décrypter, au-delà des énoncés formels de leurs bonnes intentions, la configuration de leurs arrière-pensées. On peut, en effet, s’interroger sur l’existence d’une volonté réelle de « régler » ce conflit. Depuis l’armistice de 1953, les objectifs à l’endroit de la Corée du Nord ont fortement évolué. Que souhaite-t-on aujourd’hui : une réunification pacifique de la péninsule, la dénucléarisation du Nord, un changement de régime à Pyongyang, une stabilisation par une reconnaissance diplomatique des États-Unis? Un peu tout cela bien sûr, et cette liste n’est pas exhaustive. Ces multiples objectifs ne sont, toutefois, pas tous mutuellement exclusifs et l’on diverge fortement à propos de l’ordre des séquences d’interventions à envisager ou sur l’option du changement radical à affronter.
La confusion dans les objectifs recherchés est bien entendu aggravée par une dictature qui ne peut elle-même formuler autre chose qu’une stratégie de provocations ponctuées de chantages et de menaces. L’incongruité de ce régime autoritaire caricatural pourrait faire sourire si ce dernier ne tenait pas en otage, et dans un enclos, une population dont les meurtrissures sont innombrables.
En lançant le 5 avril dernier un missile à longue portée, la Corée du Nord prétendait mettre en orbite un simple satellite. Le satellite n’a pas été mis en orbite mais le régime de Pyongyang est parvenu à se hisser très haut dans les agendas diplomatiques en démontrant que le territoire japonais, et bientôt celui des États-Unis, se situaient à sa portée. Une fois encore, les gesticulations au Conseil de sécurité ont permis de mesurer les divisions entre les membres permanents et, malgré une violation non ambiguë de la résolution 1718 adoptée en 2006, seule une « déclaration présidentielle » peu contraignante du Conseil a condamné l’initiative nord-coréenne.
Comme à l’accoutumée, le ballet diplomatique a repris et les membres des « pourparlers à six » institués en 2003 (Chine, Russie, États-Unis, Japon et les deux Corées) souhaitent réactiver un dispositif que l’on croyait efficace puisqu’en 2008 la Corée du Nord avait accepté de mettre un terme à sa production d’uranium enrichi dans sa centrale nucléaire de Yongbyon.
Malgré le retrait nord-coréen annoncé de ces pourparlers, convient-il d’attendre désormais plus d’une reprise, malgré tout inévitable, des « négociations »? On peut une fois de plus en douter. Aujourd’hui comme hier, tous les principaux États intéressés demeurent convaincus qu’ils peuvent manipuler le pion nord-coréen et le déplacer sur de multiples échiquiers au gré de leurs divers intérêts et priorités. En effet, malgré sa capacité de nuisance, l’imprévisibilité de la Corée du Nord est souvent incorporée dans les calculs stratégiques complexes de ses voisins. Depuis 2006, la dictature coréenne dispose toutefois de l’arme atomique ce qui rend plus hasardeux, voire bien dangereux, les programmations spéculatives des experts. Sur le plan intérieur, les incertitudes se précisent aussi car le leader Kim Jong-il ne semble pas en mesure d’assurer une succession non chaotique et, il y a tout lieu de le penser, la population est désormais mieux informée des raisons de l’isolement dans lequel elle demeure confinée.
La Corée du Sud et le Japon sont les plus concernés par tout indicateur de changement en Corée du Nord. La crainte du scénario de réunification à « l’allemande » et de celui d’un phénomène « boat people » hante les esprits mais on ne peut se permettre de trop l’avouer. La Russie, quant à elle, instrumentalise le régime de Pyongyang pour donner une crédibilité à sa présence mal ancrée en Asie du Nord-Est et, comme la Chine surtout, garde cette carte en réserve pour la brandir à l’occasion contre les États-Unis.
Une fois encore la nouvelle administration à Washington renvoie à Beijing la responsabilité d’une intervention plus appuyée sur la Corée du Nord. La Chine détient-elle la clé de la « solution »? Oui, car elle maintient la survie matérielle de son voisin, s’emploie à éviter son implosion et n’envisage par de voir adossée à son territoire une péninsule coréenne réunifiée, suivant en cela son attitude manifestée autrefois envers le Viêt Nam. Non, cependant, car il est difficile de faire adhérer docilement à la volonté chinoise un régime dictatorial qui agit essentiellement pour sa survie et celle de ses dirigeants. Face à la montée du danger nucléaire, le régime chinois brandit pourtant sa responsabilité de grande puissance et il exhorte chaque jour la communauté internationale à faire preuve de calme et de patience.
Si les États-Unis souhaitent parvenir à une « solution », ils devront plus que jamais composer avec les autorités chinoises qui assument par ailleurs la présidence des « pourparlers à six ». Il convient dès lors de prendre la Chine au mot en la forçant à donner des preuves de sa responsabilité de grande puissance. Plus la Chine étend son influence dans le monde, plus elle se doit d’assumer la crédibilité de son ascension pacifique en agissant très vite pour prévenir les égarements de plus en plus inquiétants d’un régime avec lequel elle partage encore d’anciens ressentiments historiques mais aussi certaines sympathies stratégiques. Il importe également pour Washington de faire preuve d’une grande fermeté en resserrant les rangs de ses alliés japonais et sud-coréen. À Tokyo comme à Séoul, on attend des garanties et des certitudes en ce sens.
Il est rassurant, jusqu’à maintenant, de noter que les États-Unis maintiennent le cap sur une approche multilatérale. Tout contact bilatéral, même informel, avec la Corée du Nord, redonnerait à cette dernière une assurance intolérable pour réintégrer, avec les mêmes résultats illusoires, des « pourparlers à six » dont il convient de réajuster sérieusement la trajectoire.
Gérard Hervouet est directeur du programme Paix et Sécurité Internationales à l’Institut québécois des hautes études internationales. Il est aussi professeur titulaire au département de science politique de l’Université Laval à Québec.