Le Québec et la Constitution «stratégique»
Repositionner le débat et le pays pour s’engager dans un siècle exigeant
Le Québec, comme le reste du Canada, a marqué le 30e anniversaire du rapatriement contesté de la Constitution canadienne avec une série de conférences éparpillées sur le territoire du pays, cherchant à établir l’état des lieux sur la «question nationale», les perspectives de réforme constitutionnelle et l’avenir même de la fédération canadienne. Les nationalistes en Écosse, conseillés à plusieurs égards par les intellectuels et stratèges du camp souverainiste au Québec, en prenaient note, comme le faisait Westminster qui, pour sa part, cherchait à tirer des leçons d’Ottawa – colonialisme inversé oblige – sur la gestion à long terme de crises constitutionnelles, voire de mouvements sécessionnistes sophistiqués.
La conclusion générale de ces conférences est que la question du Québec se trouve dans une impasse permanente, et cela surtout sur le plan constitutionnel. Comment composer avec les revendications traditionnelles du Québec visant davantage de reconnaissance, de protection et même de pouvoirs au sein d’une constitution fédérale dont la principale formule d’amendement (l’aval de sept provinces sur 10, représentant au moins 50 pour cent de la population du pays, dans un délai qui n’excède pas trois ans) fait en sorte que les chances de toute réforme dite «multilatérale» soient presque nulles? De surcroît, la conséquence de tout échec public d’une grande tentative de réforme constitutionnelle axée sur le Québec serait probablement la séparation du Québec ou même la dissolution de l’État canadien in toto (quel État peut survivre à la perte d’une composante nucléaire et originelle, à l’énorme discontinuité territoriale que ceci entraînerait, ainsi qu’au scénario d’une capitale nationale à Ottawa qui désire toujours s’imposer sur des régions aussi distinctes que les Maritimes dans l’est du pays, l’Ontario et l’Ouest canadien?)
Le récit actuel sur l’enjeu constitutionnel trahit non seulement l’érosion grandissante de la culture de dialogue et d’innovation entre les «nations» constitutives du Canada – érosion dont le résultat est une pénurie d’imagination politique qui servirait à réinventer et réénergiser les termes de coexistence entre les différentes parties de la fédération – mais aussi une mauvaise appréciation des différentes fonctions d’une constitution. Bref, au Canada, sur la question du Québec, on tente sans cesse de faire entrer une cheville ronde dans un trou carré parce qu’on voit la Constitution comme étant purement un cadre juridique qui prévoit l’ordre intérieur du pays. C’est une vision de la Constitution qui s’avère tout à fait naturelle pour un pays – ancienne colonie – qui est née sans mandat international, qui ne jouit guère de grande tradition de pensée stratégique et pour laquelle les seuls mots traitant explicitement de l’ordre international dans sa première loi constitutionnelle, au 19e siècle, déclaraient que l’«union aurait l’effet de développer la prospérité des provinces et de favoriser les intérêts de l’Empire Britannique».
Force est de constater, toutefois, qu’une constitution n’est pas seulement un cadre de réglementation interne, mais également un rempart stratégique qui sert, à l’origine, à promouvoir et à défendre certains intérêts ou objectifs dits «stratégiques» d’une entité politique – la sécurité, l’intégrité territoriale, l’unité nationale, la prospérité, le prestige, voire l’influence internationale et, certes, l’indépendance politique – vis-à-vis du reste du monde, des autres États et des tendances globales. La fédération canadienne a été créée (constituée) en 1867 justement pour des raisons hyper-stratégiques, et surtout comme réplique stratégique à la puissance croissante des États-Unis à la fin de la Guerre de Sécession, assortie du recul géopolitique de la Grande-Bretagne du théâtre nord-américain.
Les deux faces de la Constitution canadienne – la face intérieure et la face stratégique – devraient opérer simultanément et se renforcer l’une et l’autre afin de légitimer l’État canadien comme tel – c’est-à-dire que l’ordre intérieur réagirait à (et devrait anticiper) l’international alors que la face stratégique de la Constitution serait informée par l’ordre intérieur. Plus concrètement, cela veut dire que la capacité du Canada à composer avec divers défis internationaux de taille est intimement liée à la structure constitutionnelle du pays.
Ce nouveau paradigme d’analyse de la Constitution – celui de la «constitution stratégique» – ouvre la porte à des possibilités de réforme constitutionnelle à long terme plus exotiques et autrement impensables, car elle suppose que la Constitution canadienne au 21e siècle devrait anticiper et répondre aux grandes questions et dynamiques stratégiques de ce siècle, tel qu’elle l’avait fait lors des 20e et 19e siècles. Sauf qu’il nous incombe à accentuer que, pour le Canada, le 20e siècle était exceptionnellement pacifique, voire astratégique, en raison de l’absence quasi-totale de guerre sur le continent nord-américain (plus précisément, au Canada et aux États-Unis). En fait, parmi tous les continents du monde, seul l’Amérique du Nord n’a aucunement connu de guerre sur son territoire lors du dernier siècle. Et évidemment, mis à part le 20e, tous les siècles antérieurs en Amérique du Nord depuis l’arrivée des Européens ont connu beaucoup de guerres et de turbulences stratégiques plus générales.
Au 21e siècle, la combinaison de trois fâcheuses tendances va exercer une pression considérable sur la constitution stratégique du Canada – à savoir, la fonte de la glace arctique qui ouvrira pour la première fois une frontière terrestre boréale au Canada et enclenchera de toute probabilité un «grand jeu» juridico-géopolitique entres plusieurs puissances convoitant les ressources de cette région, le déclin du pouvoir relatif des États-Unis qui fera en sorte que le Canada devra dans un proche avenir développer une capacité militaire crédible de se défendre indépendamment des Américains en cas de conflits sur son territoire ou, plus exactement, à sa frontière arctique et, finalement, l’avènement de nouvelles technologies, militaires et autres, qui rendront le territoire nord-américain – jadis impénétrable par les armes de puissances étrangères – accessible et plus vulnérable.
Le Canada, en tant que collectif politique, va devoir composer avec ces trois tendances afin de défendre ses intérêts stratégiques. Cette anticipation pourrait prendre diverses formes et pourrait bien nécessiter une ou plusieurs réformes constitutionnelles ambitieuses, touchant par exemple la division des pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provinciaux, la création de nouvelles provinces (dans un premier temps dans le nord du pays) ou le statut des anciennes provinces, et même la modernisation des institutions nationales.
La question du Québec – à savoir, la reconnaissance et la protection continue du fait francophone au Canada – va devoir se repositionner et être interprétée, dans les prochains 15 à 20 ans, dans l’optique de cette mission stratégique de la Constitution du Canada. Dans l’immédiat, quoique les amendements multilatéraux (dans l’optique d’une constitution «intérieure») de celle-ci s’avèrent peu réalistes, les amendements bilatéraux entre Ottawa et Québec, en vertu de l’article 43 de la Loi constitutionnelle de 1982, sont envisageables – en particulier pour les articles 94 et 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 concernant respectivement le droit civil et la langue française dans l’Assemblée nationale du Québec. Mais le jeu essentiel, dans un avenir très prévisible, se déroulera sur le plan stratégique et le récit et discours constitutionnels au Canada, y compris au Québec, risquent de se transformer de manière à débloquer l’impasse actuelle.
Les leaderships canadiens et québécois devraient, dans l’intérim, préparer le terrain pour un tel déblocage, tout en sachant que ce siècle hyper-stratégique nécessitera un Canada uni et stratégiquement efficace et cohérent.
Irvin Studin est rédacteur en chef de Global Brief.