Un président pour l’éternité (2)
Puisqu’il est difficile de savoir exactement ce qui se passe en Corée du Nord et dans l’entourage du clan Kim, le mieux c’est parfois de l’inventer… Voici mon roman sur la succession de Kim Jong-Il, deuxième partie.
Chapitre II
Il n’est pas encore quatre heures du matin à New York que les premières informations sont relayées par les médias du monde entier. Dans les bureaux de Reuters, les rédacteurs sont déjà sur le pied de guerre, à retranscrire des informations qui leur arrivent en pagaille des quatre coins de la planète. Décalage horaire oblige. Etre en retard de quelques heures sur le reste du monde a un prix à payer, et les employés ont ici depuis bien longtemps renoncé à une vie normale. Pas de soirées entre amis, pas de nuit complète, pas de réveil sous la lumière bienveillante d’un lever de soleil tardif et qui semble s’éterniser. Les journalistes de Reuters aiment leur boulot, et il le leur rend bien. Il s’est invité dans leur vie jusqu’à en occuper tous les recoins. Ils l’acceptent sans broncher. Ils n’ont pas le choix de toute façon. Chaque année, ce sont des dizaines de jeunes diplômés qui sortent des meilleures écoles de journalisme du pays. Alors s’ils ne sont plus suffisamment motivés, les employés de Reuters ne traînent pas, et sont vite remplacés aux postes clefs par des jeunes loups, tandis qu’ils vont finir leur carrière à traiter des sujets qui n’intéressent personne. L’information ne s’embarrasse pas des états d’âme de ceux qui la commentent.
Bob et John travaillent ensemble depuis plus de vingt ans. Comme ils ont quasiment le même âge, ils savent qu’ils prendront leur retraite à peu près en même temps. Et comme leurs femmes respectives les ont plaqués depuis bien longtemps, fatiguées d’un travail devenu trop envahissant, ils passeront sans doute leurs vieux jours à pêcher ensemble, et à refaire le monde en se remémorant le bon vieux temps.
En attendant la quille mais sans trop vouloir qu’elle arrive trop vite malgré tout, leur moment préféré de la journée est le matin, quand ils arrivent au bureau. En dégustant un café si léger que la surconsommation ne tue pas et ne les réveille que lentement, ils épluchent les meilleures dépêches sorties pendant la nuit. Les affaires de cul des hommes politiques, les résultats sportifs, les potins de la jet-set ou les dernières gesticulations des Etats voyous, tout y passe. En général, ils s’y mettent chacun dans leur coin, pendant une demi-heure, puis se retrouvent pour une petite séance de débriefing, histoire de voir qui a trouvé le scoop le plus marrant et, avec un peu de chance, celui sur lequel ils pourraient même faire un sujet. Faut pas perdre le nord non plus !
Quand Bob présenta ce matin-là les nouvelles du jour à son acolyte, il commença par quelques banalités, se gardant le meilleur pour la fin. Et cette fin, c’était l’annonce de la découverte des jumeaux transfuges répondant en cœur au nom de l’ancien dictateur nord-coréen. Un scoop qui ne pouvait lui échapper, lui qui avait suivi pendant cinq ans, dans sa jeunesse, les actualités en Asie du Nord-est depuis Tokyo, où il était basé. De bons souvenirs dans l’ensemble. Les virés entre amis à Shibuya, à siroter des bières en regardant passer des minettes aguichantes, dont il se demande encore ce qu’elles pouvaient bien trouver à ces Occidentaux au ventre gras et puant l’alcool… Les parties de base-ball avec des types qui ne savaient pas jouer à l’époque, et qui maintenant se payent le scalp des Etats-Unis à chaque sortie… Les sushis, les temples zen, les forêts enchanteresses et les sources thermales… Tous les clichés d’un Orient qui lui avait ouvert les bras. Mais il bossait dur quand même. A cette époque, il entendait parler de la Corée du Nord à longueur de temps. Des femmes kidnappées sur les plages japonaises par des soldats nord-coréens venus en sous-marin de poche, des faux transfuges complètement endoctrinés qui rejoignaient l’armée rouge japonaise et revendiquaient des attentats contre le grand capital, des tirs de missiles et des provocations nucléaires… il a eu droit à tout le toutim. Ça laisse forcément des traces, et un des ces tropismes asiatiques que seuls ceux qui ont vécu dans la région peuvent vraiment comprendre. Alors il a pris l’habitude de regarder de ce côté du monde pour trouver des scoops marrants. Mais là, difficile de faire mieux. Même un vieux briscard comme lui n’en revient pas.
– John, j’ai quand même trouvé un truc très fort dans les nouvelles en provenance d’Asie. Et je suis sûr que celle-là, tu ne l’as même pas vue passer. Ça semble assez anodin, à première vue, mais c’est énorme. Deux gamins ont été arrêtés hier après avoir traversé la zone démilitarisée qui sépare les deux Corée. Il s’agit de jumeaux. Je pense qu’on peut en faire un vrai sujet. Il ne faut surtout pas laisser passer l’occasion. Tu te rends compte, des jumeaux transfuges ! C’est génial, non ?
– Mouais. Qu’est-ce que tu veux que ça me foute. S’ils étaient siamois, et avaient passé la zone démilitarisée à cloche-pied pour éviter les mines, ou même s’ils avaient perdu une jambe ou un bras en cours de route, j’aurais éventuellement pu faire un sujet sympa. Mais là, franchement, je ne vois pas trop ce qu’on peut en dire. Des jumeaux, il doit en naître toutes les trente secondes. Surtout maintenant qu’on peut demander à son gynéco à la carte ce qu’on veut. Des jumeaux, des triplés, des garçons, des filles… C’est un vrai menu. Alors franchement, que des jumeaux passent la frontière, il n’y a pas de quoi se fatiguer les neurones. Déjà qu’on se lève à deux heures et demi, alors s’il faut en plus essayer de faire du sensationnel avec des histoires à la con, je préfère changer de métier.
– Attends, tu ne sais pas tout. Le fait que ce soit des jumeaux, on s’en fout un peu, je suis d’accord. Ce sont les premiers qui passent la zone démilitarisée, et alors ? Jusque là, rien de terrible en effet. Mais le meilleur, c’est qu’ils se ressemblent vraiment comme deux gouttes d’eau.
– Oui, bon. Des vrais jumeaux quoi. On ne va pas en faire le scoop de l’année non plus. Je veux bien qu’il ne se passe pas grand chose de bien intéressant en ce moment, mais on ne va pas non plus tomber à ce niveau là. Il doit bien y avoir une histoire sordide qui nous tend les bras quelque part, ou un attentat dans un marché afghan. Rien de bien original tu me diras, mais plus vendeur que ton histoire de jumeaux, quand même.
– Non, non, tu n’as pas compris. Ils se ressemblent vraiment comme deux gouttes d’eau. Le genre à te donner des vertiges ou à te faire croire que tu louches. Le genre qu’on ne voit pas tous les jours. Ce n’est quand même pas rien. Et puis ce n’est pas tout. Quand les soldats sud-coréens leur ont demandé leur nom, ils ont répondu tous les deux Kim Il-song.
– Kim Il-song, comme l’ancien dictateur ?
– Oui monsieur !
– Bon, j’avoue, c’est marrant. Mais ça doit sûrement être un nom répandu. Je suis sûr que la moitié des nord-coréens s’appellent Kim. Et leurs parents devaient être suffisamment cons pour leur donner à tous les deux le prénom de leur dirigeant, histoire de marquer le coup et de se faire remarquer.
– Non, ce serait trop gros. Quand même, penses-y un peu. Regarde, notre bureau en Corée du Sud m’a envoyé une série de clichés des transfuges, et je suis allé sur Wikipédia prendre une série de photos de Kim Il-song. Tu peux comparer avec les deux gamins, et dis-moi ce que tu en penses.
– Ok, ok, montres moi ça. (il saisit les photos et jette un coup d’œil rapide). Putain de merde ! Tu te fous de moi ou quoi ? Ils ont exactement la même gueule que l’autre. En plus jeune bien sûr. C’est pas possible. Ils ont dû se gourer à l’agence à Séoul quand ils t’ont envoyé les photos. Ou alors ils te font une bonne blague.
– C’est ce que j’ai cru au départ, alors j’ai vérifié. Et je peux te certifier que c’est vraiment leur photo.
– Mais qu’est-ce que tu en conclues ?
– Pour le moment, rien du tout. Mais je pense que nous n’allons pas nous ennuyer aujourd’hui !
Six heures plus tard, tandis que l’activité battait son plein dans les rues de la grande pomme baignée dans un de ces soleils d’hiver aveuglants dont elle a le secret, l’agence Reuters sortait une dépêche qui sera dès le lendemain reprise dans les médias du monde entier. Le texte, signé de deux journalistes basés à New York, et résultat de plusieurs entretiens et recherches conduits dans des délais très brefs, se présentait comme suit :
L’ancien dictateur nord-coréen Kim Il-song aurait été cloné
Par Robert Katzman et John McLean, Reuters, New York
Les deux réfugiés nord-coréens interceptés hier à proximité de la zone démilitarisée, le long de la frontière entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, ont été rapportés par différents médias comme étant des jumeaux. Revendiquant tous deux le nom de Kim Il-song, soit le même nom que l’ancien dictateur de Pyongyang, décédé en 1994, ils ressemblent par ailleurs à s’y méprendre à l’ancien dirigeant au même âge.
Ces détails troublants ont immédiatement intrigué certains milieux scientifiques qui ont attiré l’attention sur la possibilité que la Corée du Nord se soit livrée à des activités de clonage humain, en prenant pour cobaye Kim Il-song lui-même.
Des recherches en matière de clonage humain ont été menées depuis plusieurs années en Corée du Sud, avant que des pressions extérieures ne contraignent les autorités de Séoul à en interdire la pratique pour des raisons d’éthique. Plusieurs laboratoires furent ainsi contraints de stopper leurs activités. Mais de l’avis de plusieurs scientifiques interrogés par Reuters, et qui ont pour la plupart souhaité rester anonymes, ces recherches ont abouti à des résultats très satisfaisants, à tel point qu’il serait selon eux tout à fait possible de cloner un être humain dont on disposerait de gènes conservés en état.
Le Professeur Yong, de l’université de Séoul, et spécialiste mondialement connu du clonage sur les animaux, a pour sa part indiqué à Reuters que la probabilité que la Corée du Nord soit parvenue à maitriser la technique du clonage humain est tout à fait probable, à la fois en obtenant des informations en provenance de Corée du Sud, et en ayant lancé des programmes soutenus par le gouvernement. Il a ajouté que la possibilité que le régime nord-coréen ait mené des expérimentations à partir de gènes de l’ancien dictateur est grande, compte-tenu du culte de la personnalité très marqué qui continue de l’entourer. Pour lui, si la Corée du Nord maitrisait la science du clonage, nul doute que Kim Il-song serait la première personne clonée. Un avis que les autres scientifiques interrogés partagent.
Kim Il-song a reçu, après sa mort, le titre de président pour l’éternité. Pour le professeur Yong, les deux jumeaux interceptés à la frontière entre les deux Corée pourraient être des clones de l’ancien dictateur. Comme il est impossible de se procurer à l’extérieur de la Corée du Nord des gènes de Kim Il-song, il n’est pas possible de conduire des recherches scientifiques qui pourront attester du succès de ce clonage. En revanche, affirme le Professeur Yong, il est extrêmement facile de démontrer que les jumeaux sont en réalité le clone d’une seule et même personne, ce qui expliquerait leur ressemblance. Mais pour faire une telle démonstration, il faudrait obtenir à la fois l’accord des intéressés et d’une Cour de Justice, sans compter que la demande devrait être formulée directement par le gouvernement sud-coréen. Un tel procédé pourrait ainsi prendre des semaines, et serait exposé à de vives critiques des mouvements de défense des droits de l’Homme. Pour le Professeur Yong, « il ne faut donc pas exclure que de telles vérifications ne soient finalement jamais faites, même si les jumeaux ne semblent pas démentir être en fait des clones ».
Il est encore trop tôt pour affirmer que les deux personnes qui ont traversé la zone démilitarisée séparant les deux Corée sont des clones de Kim Il-song. Mais devant leur insistance et les soupçons qui pèsent sur eux, il est hautement probable que plusieurs scientifiques demanderont dans les prochaines semaines à effectuer des tests afin de vérifier cette hypothèse troublante. Et si elle venait à se confirmer, il s’agirait d’un évènement aux conséquences géopolitiques et scientifiques incertaines.
Dans les heures qui suivirent, l’affaire du clonage de Kim Il-song avait déjà fait le tour de la planète plusieurs fois, battant tous les records en matière de buzz… Et en moins de temps qu’il fallait pour le dire, le monde était au seuil d’une nouvelle crise avec la Corée du Nord.
Les opinions exprimées dans ce blogue sont strictement personnelles et ne reflètent pas nécessairement celles de Global Brief ou de l’École des affaires publiques et internationales de Glendon.
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