Butmir et la Bosnie-Herzégovine
La communauté internationale est de plus en plus divisée sur la marche à suivre pour lancer définitivement la Bosnie-Herzégovine (BiH) sur le chemin de l’adhésion aux institutions euro-atlantiques. Les principaux intéressés, l’UE et les États-Unis, ont récemment proposé une nouvelle entente, le processus de Butmir, assortie d’une stratégie de type « ça passe ou ça casse ». Elle n’a pas suscité le plus petit espoir de faire débloquer la crise. L’accord proposé contenait des changements limités aux institutions politiques et visait en particulier à obtenir l’adhésion des élites bosno-serbes. Il a, au contraire, contribué à faire monter les enchères, alors que la division du pays est remise à l’ordre du jour par certains analystes. Il semble que les intervenants aient sous-estimé le mauvais état des relations entre les élites nationales et les institutions internationales.
La BiH traverse présentement une profonde crise politique, caractérisée par la rhétorique agressive de Milorad Dodik, premier ministre de la Republika Srpska (RS), l’entité fédérée à dominante serbe, à l’encontre du Haut représentant, figure principale de la présence civile internationale dans le pays. Si ce dernier revendique bruyamment la fermeture du Bureau du Haut représentant (BHR) et la fin de l’intervention internationale, son cynisme semble pourtant destiné à provoquer le résultat contraire. Il n’est en fait pas impossible qu’il compte plus sur l’effritement progressif de la mobilisation internationale, que sur une entente intercommunautaire pour mettre fin au protectorat de facto qui dure depuis 1995.
Le blocage politique s’était rapidement imposé au début de l’intervention, amènant la communauté internationale à développer une stratégie plus agressive, notamment en accordant, en décembre 1997, des pouvoirs exécutifs (dits de « Bonn ») au BHR. Le Haut représentant aura dès lors l’autorité de démettre de leurs fonctions les politiciens qui violent, selon lui, l’esprit des accords de paix, et d’imposer des lois lorsque les organes nationaux seront incapables de les adopter. Une telle stratégie a permis de contourner les élites nationalistes, mais surtout de compenser l’absence d’un soutien local au changement politique traversant les trois communautés. Cela aura d’ailleurs pour effet de réduire à la quasi-inactivité les politiciens locaux. Nouveau colonialisme ou pas, il semble que la stratégie de confrontation ait entraîné les autorités internationales dans un drôle de cercle vicieux; produisant des résultats spectaculaires sur papier, mais, en contrepartie, provoquant le retranchement des acteurs politiques dans une position de méfiance réciproque.
La transition du pouvoir s’est amorcée depuis l’annonce en 2006 de la fermeture du BHR par le Conseil de mise en application de la paix. Depuis lors, celle-ci a été repoussée plusieurs fois avant que l’on abandonne le choix d’une date précise en février 2008. Au-delà de la stratégie politique actuelle de Dodik, il semble que le désengagement international entamé depuis trois ans ait entraîné une montée des résistances aux réformes politiques, ainsi qu’une reconfiguration du paysage politique autour du vide créé par la fin des pratiques paternalistes. La diminution des moyens d’influence et de coercition à la portée des autorités internationales leur aura ainsi fait perdre le contrôle de l’agenda politique : une « appropriation locale » très éloignée de ce qui avait été souhaité.
Aujourd’hui largement dépourvu de moyens de coercition (c’est-à-dire, militaires) et restreint dans l’exercice de ses pouvoirs spéciaux, le Haut représentant Valentin Inzko semble manquer de pouvoir de persuasion et ne bénéficie certainement pas de la confiance des acteurs politiques. Cet état de fait est sans doute le résultat du monopole politique d’une petite élite politique et la mobilisation de l’électorat sur une base nationaliste, mais aussi d’une « relation toxique » entre les forces politiques et internationales. En effet, la division de l’espace politique, consolidée par l’attribution généralisée des fonctions et des postes selon des critères ethniques, prévue par Dayton, aura rendu presque impossible le fonctionnement des institutions politiques. Cette structure politique explique aussi la persistance de la rhétorique nationaliste, malgré les purges opérées parmi les élites par le biais du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et de la destitution des éléments les plus séditieux par le BHR. Cet arrangement, combiné au volontarisme international, a fait naître le climat politique que l’on connaît présentement.
En somme, une fois la dynamique de confrontation enclenchée, ni les acteurs nationaux, ni les agences internationales ne trouvent d’intérêt à négocier. Comme l’expliquait candidement un ancien Haut représentant, Paddy Ashdown, les organisations internationales sont devenues elles-mêmes dépendantes des pouvoirs de Bonn, beaucoup plus efficaces que la négociation, qui exige l’accommodement des intérêts locaux. Cette méthode de prise en charge directe a eu l’avantage de faire progresser le programme de construction institutionnelle, mais sans qu’elle génère une véritable capacité politique de gestion des affaires publiques.
Selon le scénario actuel, la stabilité de la Bosnie-Herzégovine devrait être assurée par son intégration aux structures euro-atlantiques. Le pays a déjà signé une entente de stabilisation et d’association avec l’UE, et l’OTAN poursuit ses programmes de mise à niveau des forces militaires bosniennes. Le Haut représantant, qui est par ailleurs aussi représentant spécial de l’UE, devrait céder le pas aux institutions nationales, et l’UE devrait assumer le leadership nécessaire à la progression du pays sur la voie européenne. Les fonctions des organisations internationales ont ainsi été considérablement réduites : les bureaux de l’ONU à Sarajevo ont été fermés, l’OSCE a passé le bâton à une commission électorale nationale depuis 2002 et le BHR retire progressivement ses effectifs dispersés à travers le pays. Les effectifs militaires sont aussi en diminution progressive depuis le retrait de la force de stabilisation de l’OTAN en décembre 2004 et son remplacement par une force européenne. En l’absence de menace immédiate, les effectifs déployés sont passés de 7 000 à moins de 2 200, dont les trois principaux contingents sont maintenant italiens, espagnols et turcs.
Pourtant, parmi les membres du comité directeur, club restreint formé de 11 pays et agences chargés d’orienter les politiques internationales en Bosnie-Herzégovine, les perspectives sur la stratégie de transition divergent considérablement : la Turquie et les États-Unis souhaitent le maintien d’une présence internationale musclée en Bosnie-Herzégovine, alors que plusieurs membres de l’UE, dont la Suède, ainsi que la Russie (et la Serbie, qui ne fait pas partie du comité) souhaitent aller rapidement de l’avant avec le transfert d’autorité vers les institutions locales.
Le projet d’accord mis de l’avant par les États-Unis et l’UE en octobre 2009 n’a pas la capacité de rejoindre toutes les communautés, qui sont divisées par une tension fondamentale entourant l’organisation du pouvoir. Le jeu de coordination internationale, superposé à celui des élites nationales, complique forcément le processus. L’échéance électorale nationale d’octobre 2010 ne laisse pas non plus beaucoup de marge de manœuvre aux positions modérées, qui ne paraissent pas pour le moment être très « payantes ». Si le leadership serbe remet régulièrement en question l’intégrité territoriale du pays et défend une lecture hyper conservatrice de Dayton (c’est-à-dire, maintenant une grande décentralisation du pouvoir), les Bosniaques (c’est-à-dire, les Musulmans) soutiennent une interprétation « révolutionnaire » de l’accord et demandent le renforcement de l’État central. Pour leur part, les partis croates soutiennent l’État central, mais adoptent une position plus ambivalente que celle des Bosniaques. L’autre point de discorde est le rôle des instances étrangères. Le clivage pro- et anti-intervention est en effet un important élément polarisateur qui organise la scène politique. Dans ces circonstances, on voit mal comment un accord permettant le retrait des autorités internationales sans garantie de maintien de l’État central pourrait être conclu. Le leadership bosniaque cherche à repousser l’échéance de la fermeture du BHR, parce qu’il est le plus à même de permettre le renforcement de l’État à Sarajevo. Les élites bosniaques trouvent aussi très pratique d’utiliser les instances internationales comme porte-voix pour dénoncer les provocations serbes.
En somme, nous assistons en fait aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine à une recomposition des relations de pouvoir activée par l’épuisement de la communauté internationale, et le relâchement soudain d’une pression externe sur un corps politique dont la colonne vertébrale est sectionnée en trois parties. L’image représente très bien la façon dont les observateurs de la scène politique bosnienne envisagent l’héritage de Dayton et de l’ingénierie électorale internationale; deux « cancers » qui ne sont pas, nous devons le rappeler, le résultat du « manque de sérieux » ou de « l’immaturité » des politiciens locaux, mais bien l’ouvrage de la gestion internationale des conflits en ex-Yougoslavie.
Kathia Légaré est candidate au doctorat au département de science politique de l’Université Laval (Québec)