Quelle réponse diplomatico-stratégique à la crise égyptienne ?
Depuis que l’armée égyptienne a démis le président égyptien Morsi de ses fonctions le 3 juillet 2013, les chancelleries occidentales cherchent toujours la réaction adéquate à ce bouleversement. Plusieurs paramètres, en effet, s’entrechoquent.
Le premier d’entre eux est le paramètre du principe politique. Il y a un enjeu démocratique à gérer dans cette affaire : comment réagir à un « coup d’Etat populaire », ou plus exactement à une initiative de l’armée soutenue par une grande partie de la population, pour destituer un président élu dont l’élection fut suivie d’une approbation massive de la constitution, mais dont une vaste foule réclamait désormais le départ ? Un soutien inconditionnel donné à l’initiative militaire reviendrait à cautionner une sorte de « démocratie directe militairement assistée », remettant en cause le pacte de la démocratie représentative qui veut tout de même qu’un gouvernement élu puisse aller jusqu’à la fin de son mandat, moment où il pourra être sanctionné par les urnes, et seulement par elles. Un silence gêné ou assourdissant ne serait pas mieux, qui rappellerait ce qu’Alvaro de Vasconcelos résume par le « syndrome algérien », qui avait vu en 1992 l’Europe sans réaction face à l’interruption par l’armée algérienne d’un processus électoral favorable aux partis religieux. Un rejet global de l’intervention de l’armée égyptienne reviendrait, quant à lui, à s’aliéner la population qui soutient massivement cette initiative. Prôner un scénario de type Turquie 1997, enfin, reviendrait à se cacher derrière un optimisme de façade dont la crédibilité ne convaincrait personne : comme croire, aujourd’hui, que les choses pourraient s’arranger après ce qui aurait été un simple avertissement de l’armée, pour se finir par un retour tranquille au pouvoir des Frères Musulmans dans un pays réconcilié ? Car avec leurs leaders désormais écartés du pouvoir et mis sous surveillance, ces derniers ne retrouveront pas avant longtemps l’occasion d’une autre prise du pouvoir tranquille.
Là intervient le deuxième paramètre : celui de l’islam politique qu’il importe, dans les réactions à afficher, de ne pas acculer à une nouvelle sortie du politique. Il importe de ne pas convaincre, ailleurs, les autres partis religieux que le jeu démocratique est décidément à rejeter, ou qu’une fois utilisé pour parvenir au pouvoir, une pratique brutale s’impose, pour éviter la mésaventure qui vient d’arriver aux Frères égyptien. Il importe de ne pas pousser les électeurs de ces mouvements vers l’action violente. En faire trop dans leur sens n’est pas utile non plus : les Frères, en Egypte, ont clairement échoué après avoir refusé d’ouvrir le jeu dans les premiers temps de leur mandat comme dans ses dernières heures. Les traiter en victimes uniques maintenant occulterait cet échec, et ne recueillerait aucun dividende diplomatique dans la mesure où ils sont aujourd’hui convaincus que le monde occidental a adoubé le coup militaire. La posture médiane reviendrait alors sans doute à exiger que leurs leaders soient relâchés, qu’une participation au nouveau gouvernement leur soit au moins offerte (ce qui n’était pas le cas dans le projet rendu public le 16 juillet), et que cesse contre eux tout type de persécution (gel des avoirs, etc.). C’est cette ligne – tardive – que semblait adopter finalement, mi-juillet, Washington par l’intermédiaire de son Secrétaire d’Etat adjoint William Burns.
Le jeu cynique des relations internationales amène également à poser la question de savoir s’il y a des opportunités diplomatiques à saisir dans cette situation. Pour l’ensemble des chancelleries occidentales, la tentation d’une nouvelle « diplomatie militaire » est forte, dans la mesure où l’on a bien vu que l’armée, en Egypte, était le véritable arbitre des situations, et également un interlocuteur aisé car familier (du fait des formations nombreuses dont beaucoup de militaires de la zone font l’objet en Occident). Tirer du cas égyptien des leçons pour la Tunisie ou même la Turquie, serait toutefois un exercice de haute voltige à manier avec précaution. Pour certains Européens, la question est moins globale : elle consiste à se demander si l’embarras américain face aux événements cairotes ouvre une nouvelle marge de manœuvre. Versant une aide militaire annuelle de 1,3 milliard de dollars à l’Égypte (qui soutient la quasi-totalité des dépenses d’équipement de l’armée), et disposant d’une loi interdisant de tels soutiens à un régime issu d’un coup d’État, Washington n’a eu d’autre option que de refuser l’emploi de ce dernier vocable, ce qui l’a mis en fort délicate posture sur la scène internationale. Pour autant, chercher à profiter de ce passage à vide américain négligerait une donne simple : l’Amérique garde des leviers importants, et un contact de premier ordre avec les maîtres de l’Egypte. Surtout, il faudrait pouvoir se démarquer des hésitations américaines par une prise de position claire et tranchée en faveur d’un camp contre un autre, ce qui serait périlleux et demanderait un flair politique que l’on n’est pas certain de trouver sur le Vieux continent.
Enfin, naturellement, s’impose le paramètre régional, avec les nombreuses recompositions qui découlent des événements récents. Le Qatar, proche des chancelleries occidentales, a échoué successivement à tirer parti de la situation en Libye, voit les événements lui échapper en Syrie, et l’acteur sur lequel il avait misé en Egypte s’effondre. Doha ne perd pas tous ses leviers pour autant, avec son nouvel et jeune émir qui pourrait certes mettre ces errements sur le compte de son prédécesseur de père, mais des leçons doivent être tirées de cette nouvelle donne, peut-être provisoire (Voir Jonathan Eyal). Le dossier palestinien évolue aussi, avec un Hamas jadis proche de Morsi, un président de l’Autorité palestinienne qui salue dans la chute de Morsi un “jour historique pour l’Egypte et une leçon pour nous », et au final une fenêtre d’opportunité possible pour relancer le processus de réconciliation palestinien, sinon le processus de paix régional. C’est que le Secrétaire d’Etat américain espérait peut-être, mi-juillet, en reprenant l’initiative sur ce thème. Mais si la chose était facile, nous le saurions depuis longtemps. La question syrienne, passée provisoirement au second plan avec les événements égyptiens, ne doit évidemment pas être perdue de vue non plus : la Syrie continue de s’effondrer, cela menace la stabilité alentour (Liban, Jordanie, mais avec également des répercussions possibles sur Israël, l’Irak, etc.), et l’Iran, sur ce terrain, retrouve une marge de manœuvre, même s’il perd en Morsi un interlocuteur bien disposé. Enfin plusieurs pays du Golfe, Arabie Saoudite en tête, retrouvent une opportunité politique (à l’heure où nous écrivons ces lignes Ryad, les Emirats et le Koweït ont déjà fourni 12Md$ à la nouvelle Egypte post-Morsi), et avec eux le courant salafiste qu’ils soutiennent en Egypte (25% des votes aux dernières élections) mais aussi en Tunisie et ailleurs.
Cette complexité orientale encore accrue ne facilite pas la tâche des diplomaties européennes et nord-américaines, brouillant le tableau régional dans ce qui est le voisinage immédiat de l’UE, plaçant les Etats-Unis en position difficile, et redonnant la clef d’une présence politique possible à d’autres comme les émergents. Il sera donc urgent de combiner l’ensemble de ces paramètres pour trouver un équilibre au moins précaire.