Un président pour l’éternité (4)
Puisqu’il est difficile de savoir exactement ce qui se passe en Corée du Nord et dans l’entourage du clan Kim, le mieux c’est parfois de l’inventer… Voici mon roman sur la succession de Kim Jong-Il, quatrième partie.
Chapitre IV
L’air sérieux comme toujours, et assis sagement au milieu de la banquette arrière d’une somptueuse limousine aux vitres teintées, conscient d’être l’envoyé spécial d’une mission de la plus haute importance, le major Kim arriva à Sunchon en fin de matinée, sous un de ces soleils d’hiver qui rend presque aveugle quand il se réverbère sur la neige. Vu de l’extérieur, le camp ressemblait plus à une grande usine qu’autre chose. Un peu vétuste, voire à la limite de l’abandon. Tout autour, d’hypothétiques champs étaient recouverts d’une neige abondante, et seule la petite route avait été délicatement sablée avant son arrivée.
A l’entrée du camp, il fut reçu par un véritable comité d’accueil. Il y avait là pas moins d’une trentaine de personnes. Peut-être pas tout le personnel du camp, mais pas loin, pensa-t-il. Lui qui croyait que sa mission était hautement confidentielle, il ne s’attendait pas à être reçu de la sorte. On aurait presque dit une de ces parades ridicules dont il a toujours trouvé le cérémonial aussi pompeux que déplacé. Tous les types se tenaient fièrement au garde à vous, les visages crispés par le froid. Qui sait depuis combien de temps ils attendaient là, par -5 ou -10, l’arrivée de leur visiteur si spécial. Mais à voir leurs faciès presque grimaçants, le moment tant attendu ne les réjouissait visiblement pas plus que de raison. Il y avait aussi quelques femmes dans le lot, se tenant encore plus fièrement que les hommes, et travestissant leur féminité en forçant leurs mouvements, comme pour justifier une virilité qui leur va pourtant si mal. Et puis deux enfants. Un garçon et une fille. Pas plus de dix ans, douze à tout casser. Sans doute les enfants du comandant du camp, ou de l’un des instructeurs. Récompensés pour avoir bien récité les paroles du Président par une matinée passée dans le froid, à tenir dans les mains un bouquet de fleurs trop grand et aux couleurs trop vives en une telle saison pour ne pas être douteux.
A peine sorti de sa voiture, Kim fut reçu par le commandant du camp, un colonel d’une cinquantaine d’années, l’air plutôt sympathique derrière son nez rougi par les longues minutes passées dans le froid. Il parvenait à peine à formuler correctement les formules de politesse consacrées, tant sa mâchoire était à la limite de la congélation. Et pourtant, sans doute avait-il passé des heures à préparer avec zèle son petit discours de bienvenue, s’assurant bien de ne pas faire la moindre erreur dont l’ensemble du personnel du camp pourrait être tenu pour responsable, lui en particulier. Mais Kim n’est pas le genre d’homme à s’embarrasser de cérémonies inutiles. Il esquissa quelques gestes dont il est difficile de savoir s’ils traduisent une forme de sympathie, le dédain, ou même de l’agacement, et se contenta d’expliquer au colonel que son temps était compté, et qu’il lui fallait simplement passer en revue ce camp afin de tenir son rapport en plus haut lieu.
Les deux hommes, suivis par une petite troupe, s’enfoncèrent rapidement dans le bâtiment, laissant dans le froid le reste du personnel et les deux enfants, leur bouquet de fleurs toujours difficilement porté à bout de bras.
– J’irai à l’essentiel, dit Kim une fois installé dans un confortable fauteuil, une tasse de thé à la main, avec en face de lui les responsables du camp. Je suis chargé de faire un compte-rendu de vos activités, et de l’évolution du programme.
– Si vous le souhaitez, nous pouvons vous apporter nos registres, répondit du tac au tac le colonel, en faisant un signe à l’un de ses assistants.
– Je n’en ai rien à foutre de vos registres. Gardez-les pour vous. Je ne suis pas venu ici pour avaler quinze mille pages de comptes-rendus sans intérêt. Et puis nous en avons une copie à Pyongyang de toute façon. Je veux que vous, responsable de ce camp, me disiez comment évolue ce programme, en m’épargnant les chichis et l’enrobage habituels pour aller à l’essentiel.
– Eh bien, hésita le colonel, disons que le programme suit son cours à peu près normalement.
– A peu près ? Qu’est-ce que vous entendez par là ? Notre chère patrie ne peut se satisfaire des approximations. Vous devriez le savoir.
– Je veux dire que tout se passe bien, globalement. Bien entendu, nous rencontrons ça et là quelques petits problèmes. Mais rien de grave.
– Quel type de problèmes exactement ?
– C’est-à-dire que les objectifs de production ne sont pas toujours atteints comme nous le souhaiterions, et comme Pyongyang nous l’a demandé. Alors afin de ne pas être à la traine, nous mettons nous-mêmes la main à la pâte.
– Vous voulez dire que votre personnel est mobilisé sur les chaines de production ?
– Oui.
– Et vous avec ?
– Ça m’est arrivé eu quelques occasions, oui.
– Et les enfants, comme ceux que j’ai vus dehors ?
– Après l’école seulement. L’éducation, c’est important quand même.
Kim éclate de rire, face à une assemblée médusée, qui ne sait pas s’il faut s’en réjouir ou au contraire craindre le pire. Certains dans le lot doivent penser que c’est un sadique, à en juger par son entrée totalement imprévisible dans le camp.
– Vous êtes donc en train de me faire comprendre que les sujets traités ici ne remplissent pas les objectifs fixés par le plan ?
– En quelque sorte, oui ? Mais ne vous inquiétez pas, nous sommes ravis de leur apporter une modeste contribution. Et au bout du compte, les niveaux de production sont atteints. Ils ont toujours été atteints d’ailleurs. Les registres en témoignent.
– Des bons à rien, elle est bien bonne celle-là…
– Non, non, ce ne sont pas des bons à rien. Peut-être que les cadences de travail sont trop soutenues…
– Vous considérez donc que le plan de Pyongyang n’est pas juste ?
– Loin de moi cette idée.
– Vous me rassurez. Qu’est-ce qu’ils produisent au juste ?
– Eh bien il y a plusieurs choses, selon les unités. Certains fabriquent des vis et des clous, d’autres des barres d’acier pour la construction. Il y en a aussi qui travaillent sur des bouches d’égout, des tuyaux de plomberie…
– Oui, bon, en bref rien de bien passionnant.
– La passion se trouve dans le plaisir du travail accompli…
– Epargnez-moi les slogans navrants de ce type. Je ne suis pas un journaliste de Séoul venu faire un reportage sur les mérites de l’économie planifiée. Si je résume, ils ne font pas grand-chose d’intéressant, et ils ne le font pas très bien, ou pas assez vite en tout cas.
– En quelque sorte, oui.
– Depuis quel âge font-ils le même travail ?
– Eh bien ils ont commencé dès qu’ils sont arrivés ici. C’est-à-dire quand ils avaient sept ans. Bien sûr, au départ, les exigences de résultats n’étaient pas les mêmes. On ne pouvait pas leur en demander trop. Ils sont montés en puissance progressivement, comme prévu.
– Comme prévu ? Visiblement non ! Est-ce qu’ils se plaignent de leur travail ?
– Ah ça non. Jamais ! Nous n’avons jamais eu à faire face au moindre problème de discipline. Mon personnel ne me contredira pas. Ils ont toujours travaillé avec la même ferveur, et sans demander leur reste.
– Avec ferveur, mais sans être productifs.
– Ça, c’est un autre problème. Et puis peut-être qu’on leur en demandait un peu trop après tout. Mais ils ne se sont jamais plaints, et n’ont jamais manifesté le moindre mécontentement.
– Vous n’avez jamais eu de tentative d’évasion ?
– Jamais. Vous pensez bien. Ils sont bien ici. Et ça se voit. Si vous passez les voir, vous vous en rendrez compte par vous-même. Ils sont contents, et vous le diront de vive voix. Ils n’ont aucune raison de se plaindre.
– Oui, enfin ce n’est pas un club de vacances non plus. Mais bon, je verrai cela éventuellement. Ont-ils des idées politiques ? S’expriment-ils sur le communisme, la lutte des classes, ou des choses de ce genre ?
– Euh, c’est-à-dire que…
– Dites-moi tout. Je ne suis pas là pour juger votre travail, que vous faites visiblement sérieusement. Un peu trop peut-être même…
– Eh bien avec tout le respect que je leur dois, puisque c’est de notre président dont on parle, et entre nous, ils sont quand même un peu cons…
– Un peu cons ? Vous voulez dire que ce sont des idiots ?
– Non, non, pas des idiots. Ils comprennent bien ce qu’on leur demande de faire.
– D’un autre côté, ce ne sont pas non plus des taches franchement intellectuelles. S’ils n’étaient pas capables de comprendre des métiers comme ça, ce serait quand même dramatique. Qu’est-ce qui vous fait dire qu’ils sont cons ?
– Eh bien une fois qu’ils ont fait ce qu’ils ont à faire, ils ne demandent pas leur dû, et laissent passer les jours calmement, sans se plaindre, ni demander les moindres aménagements pour des loisirs.
– Ils ne s’intéressent donc à rien de particulier en dehors de leur travail ?
– Vous savez, on ne leur donne pas beaucoup d’occasions de s’intéresser à autre chose.
– J’entends bien. Ce n’est pas un club de vacances. Vous me faites me répéter. Mais quand même. Ils n’ont pas d’idée sur la révolution, par exemple ?
– La révolution ? Pourquoi voulez-vous qu’ils pensent à ce genre de choses ? Je vous l’ai dit, ils se sentent bien ici. Les vacances, les jeux, les petites copines, ils n’y pensent même pas. Ça ne les intéresse pas. Ils ne demandent rien de plus que leur travail, alors la révolution…
– Mais vous êtes quand même conscient que l’objectif de ce programme était de développer l’esprit révolutionnaire des sujets, en les émergeant dans le prolétariat ?
– Oui, oui, je le sais bien. Vous n’êtes pas le premier à me le dire. On nous a suffisamment rabâchées les oreilles avec ça. Mais qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? On ne va quand même pas leur expliquer que nous sommes des salauds qui les exploitons, et qu’ils devraient se révolter contre nous…
– Ce serait assez ridicule en effet. Je vous l’accorde. Mais reconnaissez quand même que c’est un échec.
– Je ne dirais pas ça. Vous êtes dur. D’abord, nous atteignons les chiffres de production prévus par le plan…
– Oui, ça c’est sûr, vu que vous faites le boulot à leur place… Et puis les chiffres de production, on s’en fout complètement de toute façon. Vos vis ne nous intéressent pas. Si vous saviez le nombre de tonnes de putains de vis qu’on stocke en attendant je ne sais quoi. On en a tellement qu’on serait le premier exportateur mondial si on pouvait en vendre à l’extérieur. Mais vu les embargos, c’est pas franchement évident, comme vous le savez…
– Non, je ne sais pas.
– Oui, bon enfin je me comprends. Bref, ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la production, mais le comportement des sujets. Afin de voir dans quelle mesure ils peuvent être inspirés pour lancer la révolution du prolétariat.
– La révolution du prolétariat ?
– Oui, la révolution du prolétariat.
– Vous voulez dire le truc avec les ouvriers qui se rebellent contre les cadences infernales, et montent des grèves pour revendiquer leurs droits à leurs patrons ?
– Oui, en gros, c’est ça. Je ne vais pas vous sortir un dictionnaire non plus…
– Alors là, effectivement, je ne suis pas sûr que nous ayons atteint les objectifs.
– Pas du tout ?
– Non, vraiment pas. Désolé major.
– C’est vraiment un problème. Vous me mettez dans une situation délicate. Nous avons ouvert ce centre pour reconstituer les conditions d’une usine aux conditions de travail difficiles. Cadences infernales, travail harassant et sans intérêt… L’objectif était de former les sujets à réfléchir au labeur, et à la nécessaire révolution du prolétariat. Et au lieu de cela, vous me dites que les sujets traités ici n’ont développé aucune conscience politique, et peuvent par conséquent être considérés comme de véritables crétins, compte-tenu de ce qu’on attendait d’eux au départ.
– Des crétins, vous y allez un peu fort quand même. Ils ne s’intéressent pas à la chose politique, voilà tout.
– Donc ce sont des crétins. Je vous rappelle que le but ultime de ce programme est de former notre président, en lui offrant toutes les conditions nécessaires à son éducation politique. Bref, tout ce qu’ils n’apprennent pas ici. Ce sont donc des crétins, et vous, avec vos hommes, peuvent également être qualifiés de crétins.
– Mais pour quelle raison ?
– Vous avez fait le boulot à leur place. Vous les avez assisté dans leur labeur, vous leur avez facilité la vie. Comment voulez-vous dans de telles conditions que les sujets puissent se révolter contre le patronat, et penser les fondements de la révolution du prolétariat ? Je vais être forcé de faire un rapport très négatif à Pyongyang. Vous ne me laissez pas le choix. Votre erreur a des conséquences très graves sur ce programme.
– Mais qu’est-ce que nous allons devenir alors ?
– Je crains que vous ne soyez envoyés, vous et toute l’équipe de ce camp, dans un camp de travail.
– Mais pour quel motif ?
– Pour avoir trop travaillé, alors qu’on attendait de vous que vous n’en fassiez pas tant.
– Et donc on nous envoie aux travaux forcés pour ça ?
– Oui. Je vous garantie un vrai camp dans la pure tradition communiste. Là-bas, vous apprendrez à en faire le moins possible. A ne pas dépasser le niveau qu’on attend de vous. Mais attention, ce n’est pas une punition. Juste une nécessaire rééducation. Nous faisons cela pour votre bien.
– Dans ce cas, je suppose que nous ne pouvons que vous remerciez, major.
– Ne me remerciez pas. Tout le mérite revient à notre grand dirigeant. C’est peut-être même lui qui a voulu tester votre aptitude, et vous n’avez pas respecté ses objectifs. En l’aidant à travailler, vous ne lui avez pas suffisamment ouvert les yeux. Mais comme il est bon et magnanime, il ne vous en veut pas plus que de raison, au contraire, et préfère vous récompenser en vous envoyant dans un camp de rééducation par le travail.
– Combien de temps pensez-vous que nous y resterons ?
– Je pense que quatre ans vous feront du bien.
Sur ces faits, le major Kim prit congé, après avoir au total passé moins d’un quart d’heure dans le camp. Pas de visite guidée des lieux. Pas de présentation des moindres détails des activités des sujets traités. Son passage éclair aura été aussi rapide que décisif. Pas la peine de poursuivre l’expérience plus longtemps. Dans son rapport, il recommandera la fermeture pure et simple du complexe de Sunchon, ou sa reconversion, afin de rééduquer les sujets qui y sont traités. Mais alors qu’il se dirige vers Pakchon, la deuxième étape de son périple, il n’a pas encore pensé au type de reconversion qu’il pourrait proposer. Et comme de toute façon il faudra des mois, voire même des années, avant qu’une décision soit prise et appliquée, il a tout son temps. A peine la limousine disparue de l’horizon, les soldats du camp retournent au travail, avec la ferme volonté de ne plus trop en faire, histoire de ne pas aggraver leur cas.
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