Pourquoi Biden a gagné
À moins d’une surprise (oui je sais, plus rien ne vous étonne), Joe Biden affrontera Donald Trump à la prochaine élection présidentielle aux États-Unis. Alors que l’ancien vice-président vient de gagner trois autres États dans la quête à l’investiture démocrate (Floride, Illinois et Arizona), il est presque impossible pour son principal adversaire, Bernie Sanders, de le rattraper dans la course aux délégués qui officialiseront le choix des électeurs à la Convention nationale du parti. Au moins cinq raisons expliquent le succès de Biden.
72 heures ont tout changé
Certains partisans de Sanders disent que le candidat « socialiste » s’est fait ravir la nomination par « l’establishment » du parti. La réalité est plus complexe. Biden le disait depuis le début : malgré ses défaites en Iowa (4e position) et au New Hampshire (5e place), sa stratégie misait sur une entrée en scène réussie lors de la primaire de la Caroline du Sud le 29 février. Et c’est exactement ce qui s’est produit. Biden avait besoin d’une victoire dans cet État, mais peu lui prédisaient un gain aussi net (48% du vote contre seulement 20% pour Sanders). L’appui de l’influent représentant afro-américain Jim Clyburn à Biden, quelques heures avant le scrutin, explique en grande partie ce succès. Mais il y a plus. Même avant l’annonce de Clyburn, Biden commençait déjà à regagner du terrain sur Sanders dans les sondages, auprès des électeurs afro-américains notamment. The rest is history: selon les sondages menés aux sorties des urnes (exit polls), Biden a reçu la faveur de 61% des Afro-Américains ce soir-là, contre seulement 17% pour Sanders. Il n’en fallait pas plus pour convaincre les autres candidats modérés qu’il serait difficile de gagner cet électorat visiblement acquis à Biden. L’abandon de Tom Steyer, Pete Buttigieg et Amy Klobuchar peu après le résultat de la Caroline du Sud en témoigne. La décision de Buttigieg et Klobuchar d’offrir leur appui officiel à Biden quelques heures plus tard, juste à temps pour le Super Tuesday du 3 mars, démontre par ailleurs que le pragmatisme de Biden, Buttigieg et Klobuchar aura finalement eu raison du purisme idéologique de Sanders. Homme de peu de compromis, soutenu par des partisans parfois plus intraitables que lui sur leurs positions, Sanders croyait pouvoir profiter de la division de ses adversaires pour gagner l’investiture démocrate avec un tiers de l’électorat participant aux primaires, sans réellement tendre la main à ses adversaires ou adoucir ses positions pour élargir ses appuis, un peu comme Trump l’avait fait lors des primaires républicaines de 2016. Sanders se sera finalement fait damer le pion en l’espace de 72 heures, par une coalition de candidats se liant à Biden. Alors que le slogan de Sanders est Not Me. Us., c’est plutôt Biden qui a su attirer les autres dans son camp et démontrer qu’il était en mesure de rassembler une large coalition d’électeurs démocrates.
Alors que le slogan de Sanders est Not Me. Us., c’est plutôt Biden qui a su attirer les autres dans son camp et démontrer qu’il était en mesure de rassembler une large coalition d’électeurs démocrates.
Le Super Tuesday a confirmé nos intuitions
C’est cet élan qui a permis à Biden de remporter dix des 14 États votant au Super Tuesday le 3 mars. D’une part, l’ancien vice-président a prouvé que le vote afro-américain lui était acquis pratiquement partout au pays et pas seulement en Caroline du Sud, comme en témoignent ses victoires sans partage en Virginie, Caroline du Nord et Alabama, ou son gain étonnant au Texas, État que Sanders pensait pouvoir gagner. On note par ailleurs que Mike Bloomberg n’a pas gagné son pari de s’imposer comme un candidat incontournable au Super Tuesday : laminé par Elizabeth Warren lors des premiers débats télévisés auxquels il a participé, le milliardaire n’a remporté aucun État ce soir-là, annonçant à son tour son retrait de la course et son appui à Biden. D’autre part, les victoires surprises de Biden dans trois États où il n’avait pratiquement pas fait campagne (Massachusetts, Maine et Minnesota), confirmaient la débâcle de la campagne de Sanders. Comme le démontrent les résultats électoraux dans ces États et dans pratiquement tous les États qui ont voté depuis la Caroline du Sud, l’une des raisons pour lesquelles Biden a le vent en poupe est qu’il mobilise fortement les électeurs centristes et modérés. Cet électorat est d’autant plus crucial puisqu’il se retrouve notamment dans les banlieues et des circonscriptions qui ont permis aux démocrates de reprendre la Chambre des représentants lors des élections de mi-mandat de 2018. Parmi eux, on retrouve de nombreux indépendants et républicains qui en ont assez de Trump, mais qui ne voteraient jamais pour un candidat socialiste comme Sanders. Alors que Sanders promettait d’élargir la coalition démocrate en attirant de nouveaux électeurs et en augmentant le taux de participation, c’est plutôt Biden qui y est parvenu.
Sanders aurait eu besoin d’Hillary Clinton
Dès lors, on a peut-être surestimé l’attrait pour la candidature de Sanders lors des primaires démocrates de 2016. En effet, comparer ses performances d’il y a quatre ans à ses résultats de 2020 permet de faire deux constats. Le premier est que Sanders a perdu des appuis ou n’a pas été capable d’accroître ceux-ci dans pratiquement tous les États qui ont voté jusqu’ici, même lors de courses à deux contre Biden semblables à ses duels contre Clinton (Floride, Arizona, Illinois, etc.). Le deuxième constat est que sans Clinton dans la course, Sanders semble avoir perdu une corde à son arc : il ne peut plus profiter du vote anti-Clinton qui lui avait permis de gonfler ses résultats en 2016. L’une des démocrates les moins populaires au pays, Clinton a fait l’objet d’opinions plus défavorables que Sanders durant les primaires de 2016. En effet, dans les semaines qui ont suivi le début des votes, les sondages démontraient souvent que 55% des électeurs avaient une opinion négative d’elle, contre seulement 40% pour Sanders. S’il est difficile de quantifier le nombre d’électeurs qui ont alors voté Sanders simplement parce qu’ils n’aimaient pas Clinton, force est d’admettre qu’affronter l’un des démocrates les plus populaires au pays, en Biden, semble avoir nui à Sanders cette année. Les opinions défavorables envers Biden atteignaient seulement 45% au pays en mars 2020, dix points de moins que Clinton il y a quatre ans. Les électeurs démocrates avaient une opinion légèrement plus favorable de Sanders que de Biden, mais cet écart était sans commune mesure avec celui qui existait entre Sanders et Clinton en 2016. Qui plus est, l’histoire personnelle de Biden (les tragédies entourant le décès de plusieurs membres de sa famille, sa décence, son empathie envers les électeurs, etc.) semble avoir touché la corde sensible de bon nombre d’électeurs, qui voient un peu en lui le symbole d’un pays actuellement au tapis, mais qui peut se relever. Le style posé de Biden contraste aussi avec l’attitude plus revendicatrice de Sanders; l’ancien vice-président semble ainsi mieux correspondre à l’ambiance du moment, où Sanders n’a pas de mal à convaincre les jeunes et les électeurs latino-américains qu’il faut des changements en santé et en économie, mais où la majorité des électeurs démocrates souhaite surtout un retour au calme après Trump, pas une révolution.
Sanders semble avoir perdu une corde à son arc : il ne peut plus profiter du vote anti-Clinton qui lui avait permis de gonfler ses résultats en 2016.
Les démocrates ont peur de perdre la rondelle
Il ne faut pas non plus sous-estimer l’importance des perceptions des électeurs quant à la « viabilité » (electability) des candidats en vue de l’élection générale. Cette notion est pratiquement impossible à définir et ne veut pas dire grand-chose quand des sondages montrent que Sanders et Biden seraient tous deux compétitifs contre Trump dans les États clés de l’élection, le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie par exemple. Cela dit, un peu comme un entraîneur de hockey, la plupart des démocrates ont fini par juger que Biden avait plus de chance que Sanders de marquer le but gagnant en prolongation. L’entraîneur de hockey se trompe parfois et il est possible que les démocrates fassent fausse route en choisissant Biden pour affronter Trump. L’ancien vice-président n’excelle pas autant que Sanders lors des débats télévisés (même s’il a bien paru contre Sanders lors du dernier débat les opposant il y a quelques jours). Qui plus est, les partisans de Sanders disent souvent qu’ils n’appuieront pas Biden lors de l’élection générale, ou refuseront d’aller voter, comme certains l’ont fait en 2016 pour punir Clinton. Depuis le début de sa campagne, Biden a toutefois martelé qu’il est le candidat le mieux placé pour gagner contre Trump, en raison de son expérience, sa capacité à gagner les États qui comptent ou encore sa popularité auprès des électeurs de la coalition Obama, les Afro-Américains surtout. Alors que l’histoire des élections présidentielles a longtemps habitué les Américains à certains types de candidats présidentiels (hommes, plutôt âgés, centristes) plutôt qu’à d’autres (femmes, jeunes, socialistes), il semble que la crainte des démocrates de perdre contre Trump en a poussé plusieurs à rejeter les candidatures plus inhabituelles cette fois-ci, dont les très campées à gauche sur le plan idéologique (Sanders, Warren) ou les plus inexpérimentées en politique (Bloomberg, Steyer et Buttigieg). Biden en a profité.
Un peu comme un entraîneur de hockey, la plupart des démocrates ont fini par juger que Biden avait plus de chance que Sanders de marquer le but gagnant en prolongation.
La COVID-19 ralentit Sanders
On remarque aussi que la COVID-19 a profondément bouleversé les primaires démocrates au cours des deux dernières semaines. Elle n’a pas empêché Biden de continuer sur sa lancée, lui qui a gagné haut la main les plus récentes primaires en Floride, Illinois et Arizona. Mais la crise a nui à Sanders à au moins deux titres : d’une part, même si le sénateur du Vermont fait mouche en disant que le virus illustre la pertinence d’offrir une assurance santé à tous les Américains, les sondages menés aux sorties des urnes (exit polls) lors des récentes primaires démontrent que les électeurs font plus confiance à Biden pour sortir les Américains de cette crise, en raison de son expérience à la Maison-Blanche pendant la présidence Obama notamment. D’autre part, l’une des principales forces de la campagne de Sanders est le travail que son équipe et lui réalisent sur le terrain (le fameux ground game). On a pu le constater sur le terrain au New Hampshire et en Iowa: Sanders compte sur une armée de bénévoles et de militants faisant du porte-à-porte pour faire sortir le vote, et les rassemblements publics (rallies) où il s’adresse à ses partisans illustrent tout le charisme du sénateur et sa capacité à animer les foules et motiver les troupes. Mais malheureusement pour Sanders, ce style de campagne et le mouvement qu’il a créé perdent de leur force et de leur efficacité à l’heure de la distanciation sociale.
Même si Sanders ne sera vraisemblablement pas candidat à l’élection présidentielle de 2020, les traces qu’il aura laissées sur le parti démocrate sont profondes. Consulter le programme électoral de Biden l’illustre, lui qui propose des solutions nettement plus progressistes aux grands problèmes de la société que ce qu’Obama et lui ont mis de l’avant jusqu’en janvier 2017. Biden a par ailleurs intérêt à gagner les partisans de Sanders à sa cause et à unifier le parti dans les prochains mois. Cela voudra sans doute dire d’inclure plusieurs idées de Sanders dans le programme démocrate en vue du duel contre Trump.
Qui plus est, les jeunes que Sanders aura inspirés poursuivront son œuvre et il ne serait pas étonnant que l’une ou l’autre des nouvelles figures de proue de ce mouvement réussisse là où il a échoué, lors des primaires présidentielles à venir. Dans les années 1960, un candidat beaucoup plus à droite que la plupart de ses collègues de l’époque, Barry Goldwater, a transformé durablement le parti républicain et pavé la voie à l’élection de Reagan en 1980. Sanders aura peut-être réussi la même chose à gauche pour les démocrates.
* Ce texte a été écrit en collaboration avec Louis Collerette, directeur exécutif à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal.