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Que fera le Japon?

Spring 2017 Features

Que fera le Japon?

ILLUSTRATION: DAVID PLUNKERTLa place d’honneur, le triangle, la dispersion et le temps qui court

Shinzo Abe dirige le Japon depuis 2012. Sauf imprévu, il continuera jusqu’en 2021. Pendant cette période, Abe entend arracher l’économie nippone à la langueur qui l’accable depuis un quart de siècle. Ses résultats ne sont pas encore probants. Il veut aussi «en finir avec l’après-guerre» – ce qui, pour la droite nationaliste dont il est le porte-drapeau, signifie enterrer définitivement la question des crimes commis par les armées impériales, et amender la Constitution dictée en 1947 par le vainqueur américain. Abe a imposé une «réinterprétation» de son article 9, qui permet désormais aux forces armées du Japon de soutenir celles de ses alliés si des attaques contre celles-ci représentent aussi une menace directe pour l’archipel. Mais il a lourdement échoué en prétendant régler à sa manière le douloureux problème des comfort women avec la Corée du Sud.

La troisième mission d’Abe est d’assurer au Japon une «place d’honneur» dans le monde. L’expression «place d’honneur» (meiyo aru chii) figure dans le préambule de la Constitution japonaise comme un but national. Elle reflète une vision de l’ordre international comme une stricte hiérarchie, dont la puissance dominante constitue «le centre du monde». Le Japon n’a jamais prétendu l’être. Ce qu’il a toujours cherché, y compris pendant son aventure impérialiste (1895-1945), c’est d’occuper un rang suffisant pour dissuader les inférieurs de l’agresser, tout en le mettant à l’abri des empiètements de la puissance dominante, et qui lui permet soit d’être jugé digne de ses bienfaits, soit d’être laissé tranquille par elle, comme à l’époque d’Edo (1604-1868).

Un monde sans centre désoriente le Japon. La vie était simple pour lui dans l’Asie organisée autour de l’empire du Milieu. Quand l’Occident a détruit ce centre, l’archipel a dû repenser en catastrophe son positionnement dans le monde. L’affaire s’est terminée par une défaite écrasante. Les États-Unis se sont imposés à lui comme nouveau centre de ce «monde libre» auquel sa défaite l’avait intégré. Il a su en tirer d’énormes bienfaits, en termes de sécurité et de croissance économique, jusqu’à indisposer son protecteur, qui le lui fit savoir sans ménagement dans les années 1980-1990 – notamment en le contraignant, sous peine de sanctions, à démanteler les «obstacles structurels» qui protégeaient son économie.

Aujourd’hui, avec l’effondrement des blocs, le grand retour de la puissance chinoise, et les errements stratégiques des États-Unis, le Japon retrouve son cauchemar d’un monde dépourvu de centre. C’est alors qu’en matière de relations internationales Abe est un réaliste, pour qui seuls comptent l’intérêt national et les rapports de force. Les maîtres du moment – Trump, Poutine et Xi – le sont aussi, tout comme, en Asie, l’Indien Modi et le Philippin Duterte. À défaut de s’entendre, on se comprend. Abe devrait donc être à l’aise. Pourtant, il vient de connaître coup sur coup deux échecs révélateurs.

En 2015, Abe a cru en finir avec les comfort women moyennant 100 millions de yens: 750 000 euros pour qu’on n’en parle plus, et que disparaissent les statues érigées ici et là en leur mémoire. Toutes proportions gardées, c’était comme si une Allemagne mal repentie demandait à la France de fermer le Mémorial de la Shoah pour le prix d’un (bel) appartement parisien. Soit ignorance, soit mépris pour cet aspect des choses, Abe avait superbement ignoré la charge émotionnelle de cette question en Corée. Face au tollé que souleva son offre, il la décupla précipitamment. La présidente Park signa, mais l’affaire a tourné à la débâcle: affaiblissement et chute de Park, gel des négociations économiques et de sécurité entre Tokyo et Séoul, et rappel de l’ambassadeur japonais en décembre 2016.

Le même mois, autre échec cinglant face à Poutine. Abe rêvait d’obtenir un geste sur les «territoires du Nord» en échange d’investissements japonais en Sibérie. Les conversations préliminaires laissaient peu d’espoir. Abe, refusant de s’avouer battu, organisa néanmoins un face-à-face avec le maître du Kremlin à Nagato, sa petite ville natale de province, en lui vantant «les spécialités locales, les onsen et le beau cadre naturel». Poutine le paya d’un camouflet, en ne lâchant rien.

Les nationalistes japonais aiment à penser que les vertus traditionnelles de leur pays sont un puissant élément de soft power. Selon eux, c’est l’admiration du monde entier pour l’omotenashi qui a permis à Tokyo d’obtenir les Jeux Olympiques de 2020. À Nagato, Abe était peut-être légèrement dupe de cette rhétorique, mais surtout prisonnier de son style diplomatique.

La politique étrangère est le seul domaine où les chefs de gouvernement japonais ont toujours joui d’une certaine liberté de manœuvre, parce que les parlementaires, face auxquels ils sont faibles, ne s’y intéressent guère. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les inflexions majeures de la diplomatie nippone ont toujours été l’œuvre d’un premier ministre. Abe a encore plus de liberté que ses prédécesseurs, car il exerce sur sa majorité une autorité sans précédent, et peut inscrire son action dans la durée.

Abe déploie un activisme exceptionnel. En trois ans et demi, il a visité 92 pays différents, contre 78 en quatre ans et demi pour Hollande, et seulement 58 en huit ans pour Barack Obama. Abe a aussi repris le style de son mentor Junichiro Koizumi, premier ministre de 2001 à 2006. Koizumi est l’homme qui a acclimaté le populisme moderne au Japon, y compris en matière diplomatique. Ses deux face-à-face à Pyongyang avec Kim Jong-Il, en 2002 et 2004, sont un modèle du genre: effet de surprise, dramatisation, posture du leader résolu, succès aussitôt proclamé, puis passage immédiat à une autre séquence.

Dans le seul mois de décembre 2016, Abe a ainsi enchaîné quatre séquences fortes. Droit dans ses bottes nationalistes, il est allé au clash avec Séoul pour une statue. Incarnation des vertus nationales, il a offert sans sourciller le meilleur de l’omotenashi à un Poutine malpoli. Pétri de bonne volonté, il s’est recueilli à Pearl Harbour en prétendant être le premier dirigeant nippon à le faire, quitte à être démenti sur ce point. Hyper-réactif et intrépide, il s’est précipité pour être le premier dirigeant étranger photographié avec le sulfureux Trump, à peine élu.

Discorde avec Séoul? Humiliation à Nagato? Piques médiatiques à Pearl Harbour? Rien qu’une photo à Trump Tower? Peu importe: chaque coup de communication sitôt fait, Abe est déjà ailleurs – aux Philippines, en Australie, en Indonésie et au Vietnam du 12 au 18 janvier. Mais à ce jeu, le risque de dispersion est grand…

L’équation géostratégique du Japon est simple: il est pris dans une relation triangulaire avec deux pays, dont chacun peut exercer une influence décisive sur son destin. La Chine et les États-Unis ont pour lui une importance économique vitale. La première est la principale menace dans son environnement immédiat, les seconds le protègent, tout en lui reprochant de retirer tout le profit de leur relation. Dans ce jeu, le Japon a beaucoup perdu avec la fin de la Guerre froide, dans laquelle son protecteur ne pouvait pas le lâcher. Il court désormais un double risque: être abandonné si les deux géants s’entendent sur leurs intérêts nationaux en comptant les siens pour rien, ou être pris au piège s’ils s’affrontent, et que son protecteur l’entraîne dans un conflit où il aura tout à perdre: «Quand les éléphants se battent, ce sont les fourmis qui meurent».

Face à la Chine, le Japon ne saurait user de la force pour se défendre sans être assuré du soutien des États-Unis. Ce soutien dépend de la perception que ces derniers ont de la menace chinoise pour leurs propres intérêts. Si l’approche réaliste agressive de Trump envers Pékin se concrétise, l’archipel pourrait bénéficier d’une garantie de sécurité renforcée; mais il devra la payer de concessions économiques, et d’un risque accru d’être entraîné dans un conflit où il serait géographiquement en première ligne.

La stratégie internationale d’Abe repose donc sur trois piliers dont la solidité n’est pas à toute épreuve.

La capacité d’action militaire du Japon. Abe a fait beaucoup pour l’accroître: assouplissement des contraintes constitutionnelles, augmentation du budget (+7,5 pour cent depuis 2012) et accroissement des capacités de projection. L’industrie d’armement est désormais autorisée à exporter, mais elle doit encore apprendre à le faire en 2016 (la France lui a raflé un énorme contrat de sous-marins en Australie). Pour ses armements essentiels, l’archipel reste dépendant des États-Unis, qui ont même parfois le doigt sur la gâchette à la place des Japonais. Enfin, la majorité des Japonais risque fort d’être tétanisée si la perspective d’être entraînée dans un conflit se précisait.

La quête tous azimuts d’alliances contre la Chine. Abe courtise assidûment la Russie et l’Inde, malgré les réserves occidentales envers leurs dirigeants. Il arrose de crédits les républiques d’Asie centrale. Tout autour de la mer de Chine du Sud, il distribue gratifications économiques et garde-côtes d’occasion, et signe des accords de sécurité plus ou moins élaborés (Philippines, Vietnam, Indonésie). Mais ces alliés potentiels sont aussi réalistes qu’Abe. Duterte court de Pékin à Tokyo, dit à chacun ce qu’il veut entendre, et Abe lui promet l’équivalent de huit milliards d’euros. L’Indonésie partage ses contrats de TGV entre Chinois et Japonais. Et ni l’Inde ni la Russie n’a le moindre intérêt à une croisade antichinoise. (Dans ces démarches, Tokyo peut servir de proxy à Washington auprès de pays qui ont une relation difficile avec les États-Unis, pour des raisons historiques (Vietnam) et de droits humains (Philippines), ou tenant à une importante population musulmane (Indonésie)).

L’alliance américaine résistera certainement aux tensions récurrentes autour des bases américaines d’Okinawa. Mais Trump entend la faire payer plus cher, financièrement et en termes de soumission aux intérêts nationaux américains. Peu lui importent ceux du Japon, comme le montre le retrait américain du Partenariat Transpacifique (PTP). C’est un camouflet majeur pour Abe, qui a fait ratifier le texte aux forceps, dans l’espoir de contraindre ainsi les entreprises nippones aux réformes structurelles qui leur répugnent.

Quelles options pour Abe?

Bien évidemment, le risque de l’effondrement démographique menace tout ce qu’Abe entend bâtir. Natalité en berne, le Japon pourrait perdre jusqu’à 40 millions d’habitants d’ici à 2060. Sa population vieillit massivement. Bizarrement, Abe l’accepte. Il entend seulement limiter la perte à 25 millions – ce qui donnerait un Japon de 100 millions d’habitants, dont près de 40 pour cent auraient plus de 65 ans. Moins de 50 pour cent seraient au travail, et la moitié d’entre eux aurait plus de 50 ans. Aux élections, le poids des personnes âgées sera écrasant. Quels risques un tel pays sera-t-il disposé à prendre? Qu’en sera-t-il du dynamisme national? Comment recrutera-t-on l’armée? Comment sera-t-elle financée quand les dépenses sociales siphonneront l’argent public?

En Asie, l’élection de Trump peut entraîner le pire: au plan géostratégique, tentative d’interdire à la Chine l’accès aux ilots qu’elle a fortifiés en mer de Chine du Sud, dénonciation du principe d’une seule Chine, retour de forces américaines à Taiwan et réplique chinoise; au plan économique, guerre commerciale mettant à mal tous les protagonistes. Le pire n’est jamais sûr, mais c’est de cette hypothèse qu’il faut partir, tout en postulant que les enjeux et les risques sont tels que le réalisme imposera au final un deal sino-américain.

Abe pourrait freiner le dérapage géostratégique en refusant d’y associer le Japon: a minima, en restant fidèle au principe d’une seule Chine; fermement, en refusant de participer au blocus des ilots chinois; avec éclat, en refusant l’usage du territoire japonais pour certaines opérations des forces américaines.

Gagner une place d’honneur au risque de l’abandon

Abe pourrait freiner le dérapage géostratégique en refusant d’y associer le Japon: a minima, en restant fidèle au principe d’une seule Chine; fermement, en refusant de participer au blocus des ilots chinois; avec éclat, en refusant l’usage du territoire japonais pour certaines opérations des forces américaines. En prenant ces risques pour modérer l’affrontement des géants, le Japon d’Abe acquerrait une légitimité et une autorité inédites sur la scène internationale. Il accéderait à cette place d’honneur dont il rêve, qui lui permettrait de se proposer, voire de se poser, en leader des autres fourmis d’Asie menacées d’être piétinées dans le combat des éléphants.

Dans le même temps, Abe proclamerait son attachement au libre-échange, prenant la tête d’un PTP à 11, sans les États-Unis, comme l’Australie l’a demandé. L’engagement du Japon, qui représente 44 pour cent du PIB des 11, conditionne toute cette tentative. En champion du libre-échange, Abe pourrait se rapprocher activement de l’Union européenne, qui n’a elle non plus rien de très bon à attendre de Trump. Et l’opinion publique japonaise ferait à Abe une place d’honneur dans l’histoire.

Toutefois, le Japon paierait probablement cher le deal réaliste final entre Trump et Xi. Vomi par le premier et jugé faible par le second, il risquerait fort de les voir s’entendre sur son dos. Abe ne semble pas disposé à courir ce risque. Il a immédiatement rejeté la proposition australienne d’un PTP à 11. Il a réussi à être le premier dirigeant du monde reçu officiellement par Trump dans sa residence de luxe Mar-a-Lago. Quant à l’Union européenne, en bon nationaliste, Abe n’y voit qu’une construction contre-nature, dont il n’attend rien.

En champion du libre-échange, Abe pourrait se rapprocher activement de l’Union européenne, qui n’a elle non plus rien de très bon à attendre de Trump. Et l’opinion publique japonaise ferait à Abe une place d’honneur dans l’histoire.

Sauver les meubles au risque de prendre une balle

Le plus probable est donc qu’Abe suivra prudemment les États-Unis (sauf sur le principe de la Chine unique?), en pariant sur le réalisme des deux géants pour se tester sans aller trop loin. Cela ne surprendrait pas à Pékin, et ne lui déplairait pas forcément, car prendre seule la mesure de Trump avec ses propres forces porterait au zénith son influence régionale. Pékin pourrait aussi remercier Abe d’avoir enterré le PTP, laissant ainsi le terrain libre pour avancer en Asie les pions économiques chinois (par exemple, la nouvelle Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures). Et il ne serait pas illogique que les deux puissances voisines négocient en bilatéral pour minimiser les dégâts du protectionnisme trumpiste par une plus grande ouverture mutuelle de leurs économies.

Paradoxalement, Trump pourrait ainsi, à terme, rapprocher Xi et Abe. Mais en ne rompant pas l’accord de sécurité avec les États-Unis, ce dernier aurait conservé la garantie de sécurité américaine pour l’archipel. Le Japon aurait ainsi sauvé les meubles des deux côtés – au risque, toutefois, qu’un imprévu dans les frictions entre forces américaines et chinoises dégénère en quelques missiles perdus; auquel cas le Japon courrait assurément plus de risques que les États-Unis.

(Au sommet de Mar-a-Lago, bien aidé par le radoucissement du ton de Trump envers la Chine et le ferme renouvellement de la garantie de sécurité américaine au Japon, Abe a clairement choisi la continuité prudente en s’alignant sur le nouveau président américain, notamment en négociant un traité de commerce bilatéral. Cela devrait faire du Japon le pilier du «monde selon Trump» en Asie, comme la Grande-Bretagne – dont la première ministre a précédé Abe à Washington – le sera en Europe. Une place d’honneur qui en vaudrait bien une autre…)

Dans le temps qui lui reste, Abe aura un agenda écrasant: une, voire deux élections législatives, et un scrutin senatorial; la Coupe du monde de rugby et les Jeux Olympiques; amender la Constitution, son ambition suprême, ce qui impliquerait un référendum très risqué; redémarrer le parc nucléaire, toujours presque entièrement arrêté; se réconcilier avec Séoul; et, bien entendu, arbitrer les luttes féroces pour sa succession.

bioline

Jean-Marie Bouissou est directeur de recherche et représentant de Sciences Po au Japon. Son dernier ouvrage est Géopolitique du Japon.

(ILLUSTRATION: DAVID PLUNKERT)
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