Paris – Moscou : reflets d’une fixation
La Russie, et principalement son leader actuel Vladimir Poutine, sont au centre du débat public depuis plusieurs années. La résurgence des ambitions extérieures russes, les guerres poutiniennes en Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, Syrie, ont remis Moscou au centre d’un jeu politique international brutal que l’on crut un temps voué à un face à face américano-chinois. En France particulièrement, la question de la relation à entretenir avec l’immense Russie, divise les politiques, les universitaires, les observateurs en général. Il y a là une toile de fond particulièrement française, qui a fait l’objet de plusieurs analyses récentes, mais qui en réalité renvoie à des dilemmes partagés par l’Europe toute entière.
La question russe n’a jamais été simple dans l’hexagone, qui possède plusieurs spécificités à cet égard : l’image d’une cour impériale de Russie que l’on percevait particulièrement cultivée parce que francophone ; un passé d’alliances, d’engouements et de déceptions (comme les fameux « emprunts russes » qui ont suscité la ferveur de la France avant d’être répudiés par la Russie bolchevique en 1918 ; le point commun d’une histoire marquée à jamais par la Révolution (celles de 1789 et de 1917) ; un christianisme orthodoxe souvent loué des milieux français conservateurs ; un scepticisme français à l’égard du monde anglo-saxon et des Etats-Unis, qui a souvent abouti à ménager Moscou comme contrepoids à un monde unipolaire (pour la gauche dure), ou par refus d’une stricte bipolarité (pour les gaullistes) ; un parti communiste français très puissant de la Libération (de par son rôle dans la Résistance) jusqu’aux années 1980 (jusqu’à plus de 25% des votes aux élections d’après-guerre), relayé par un syndicat non moins puissant (la CGT), et des intellectuels longtemps aveuglés par le stalinisme ; sans oublier le goût français pour l’Etat central fort, et les « grands pays » de « grande culture » (la Serbie, la Syrie, respectivement en comparaison de la Bosnie ou du Liban, ont parfois bénéficié de la même indulgence).
Plusieurs ouvrages récents, de journalistes (Nicolas Hénin, La France Russe), ou d’universitaires (Cécile Vaissié, Les réseaux du Kremlin en France ; Olivier Schmitt, Pourquoi Poutine est notre allié ?) ont entrepris de disséquer – et en l’occurrence de rejeter – les raisons de cette influence russe dans le pays. Qu’en ressort-il ? D’abord – comme le montre surtout Cécile Vaissié – que cette influence est d’abord présente dans des milieux sensibilisés par des origines russes, par un fort conservatisme chrétien, à l’extrême droite, dans une moindre mesure dans la gauche anti-américaine, ou, comme le montre Nicolas Hénin, dans les milieux militaires. Ensuite, que les personnalités qui soutiennent Poutine sont rarement d’envergure, si l’on excepte les dirigeants du FN ou dans une moindre mesure les appels de l’ancien Premier ministre François Fillon à s’allier avec Moscou et Téhéran en Syrie contre l’Etat Islamique. Les médias proprement russes, comme Russia Today, sont loin de constituer un grand soft power, et le reste se compose de « think tanks » secondaires (comme l’Institut de la Démocratie et de la Coopération) ou de feuilles de diffusion plus confidentielles. Olivier Schmitt s’intéresse quant à lui aux raisons invoquées par le discours pro-russe (qu’il cherche à démonter) pour justifier un soutien à la Russie. Ces raisons, selon l’auteur, sont de quatre ordres : le culte de Vladimir Poutine comme « vrai dirigeant » à poigne, sauveur de l’Occident et pourfendeur des oligarques corrompus ; l’existence de valeurs communes entre la France et une Russie conservatrice humiliée par l’Occident ; un intérêt commun entre les deux pays d’abord dicté par la « géopolitique » ; enfin une relativisation des exactions russes, qui au final ne feraient pas pire que les Etats-Unis.
Mais – c’est Olivier Schmitt qui le montre le mieux dans la première partie de son ouvrage – la virulence des débats entre pro et anti Poutine dépassent en réalité le cas français, pour surfer sur une forte vague d’anti-libéralisme, que la Russie Poutinienne se montre habile à exploiter. La crainte d’une mondialisation manipulatrice, guidée par les forces de l’argent, destructrice des identités, pilotée par une élite mondialisée essentiellement anglo-saxonne, est aussi centrale dans la popularité du Maître du Kremlin que les propres efforts de ce dernier pour propager son influence. C’est en réalité le monde occidental tout entier qui est saisi par ce dilemme, comme l’a montré la campagne électorale américaine entre Hillary Clinton et un Donald Trump volontiers admirateur de Poutine. Aux premières loges bien sûr pour des raisons géographiques évidentes, l’Europe est quant à elle déchirée entre démocrates libéraux et partisans d’une reprise en main musclée, ou, à fronts renversés, entre pays d’Europe centrale, orientale ou baltique paniqués par les menées du Kremlin, et une Europe plus occidentale, qui sans être toujours dupe, ne souhaite pas rompre le dialogue avec Moscou. Ce que révèle le débat français sur Vladimir Poutine, par sa force particulière et les déchirements qu’il génère, c’est d’abord l’incroyable passage à vide des démocraties libérales, en quête à la fois de valeurs, d’identité et de leadership. C’est en quelque sorte la faiblesse de l’un qui fait l’influence de l’autre, ce que les sciences sociales savent depuis longtemps, mais qu’il n’est pas inutile de rappeler.