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La fin de l’espace Schengen?

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La fin de l’espace Schengen?

La fin de l’espace Schengen? Il faudra rétablir des éléments de souveraineté nationale afin de préserver le projet européen

Suite aux attentats de Paris et aux agressions de Cologne, l’Europe rencontre actuellement un tournant décisif dans la mise en œuvre du principe de libre circulation des personnes. Depuis sa signature en 1985, l’accord de Schengen représentait un des symboles les plus importants du projet européen, car il permettait aux voyageurs de traverser sans contrôle les frontières entre États membres. Les échanges transfrontaliers, y compris le commerce et le tourisme, ont été transformés par cette étape importante dans l’évolution post-nationale de l’Europe.

Bien qu’admirable du point de vue humanitaire, l’ouverture des frontières au flux massif de demandeurs d’asile annoncée par l’Allemagne à la fin de l’été 2015 était imprudente tant que les problèmes européens concernant le contrôle aux frontières et la gestion des demandes d’asile n’étaient pas résolus. Et quelques mois plus tard, l’Allemagne a renversé sa position. De l’euphorie humanitaire de l’automne dernier, on est passé en ce début de 2016 aux dénonciations de la Lügenpresse. Les médias sont ainsi aujourd’hui accusés d’avoir menti en minimisant les problèmes concernant l’arrivée massive de demandeurs d’asile en 2015. L’ambiance peut rappeler les périodes sombres de l’histoire moderne de l’Europe, et les conséquences risquent d’être dramatiques sur plusieurs aspects du projet européen.

Regroupant 22 des 28 membres de l’Union européenne, l’espace Schengen a sans doute contribué au prix Nobel de la paix remporté par celle-ci en 2012. Ce prix a été accordé notamment pour féliciter l’UE d’avoir rapproché les peuples et diminué les pressions nationalistes qui ont mené aux guerres des derniers siècles. En effet, les pays membres ont abandonné un élément clé de la souveraineté nationale en participant à la zone Schengen, où les contrôles aux frontières intérieures devenaient exceptionnels. Il est vrai que plusieurs gouvernements ont suspendu temporairement l’accord en rétablissant des contrôles lors de l’accueil d’événements internationaux ou de menaces terroristes imminentes. Cependant, selon les dernières modifications au code des frontières Schengen apportées il y a deux ans, “[l]a migration et le franchissement des frontières extérieures par un grand nombre de ressortissants de pays tiers ne devraient pas être considérés, en soi, comme une menace pour l’ordre public ou la sécurité intérieure.” L’Allemagne a pourtant invoqué une telle exception dans sa réponse récente au flux massif de demandeurs d’asile. On pourrait dire qu’une boîte de Pandore a été ouverte et qu’il sera difficile pour l’UE de faire machine arrière. La gestion des mouvements migratoires est plus complexe que ne l’avaient cru les fondateurs du projet européen et une reconceptualisation émergera inévitablement au sein de l’UE.

Depuis son entrée en vigueur en 1995, la convention d’application de Schengen a généralement éliminé les contrôles aux frontières intérieures, et instauré un régime de visa commun pour 26 États (quatre signataires ne sont pas membres de l’UE). L’accord de Schengen exige un niveau élevé de confiance entre les signataires, car la responsabilité de vérifier l’identité des ressortissants étrangers retombe sur le premier pays d’entrée dans la zone Schengen. Dès qu’elle est entrée dans cette zone, toute personne peut circuler librement à travers une bonne partie du continent européen.

Si de nombreux pays européens étaient prêts à abandonner leur souveraineté nationale sur de tels sujets sensibles il y a un quart de siècle, la situation a changé ces dernières années, comme en témoigne la crise de la zone euro. La performance économique relativement faible, la montée des partis nationalistes, et surtout l’afflux massif des demandeurs d’asile ont incité plusieurs gouvernements et partis politiques à exiger la révision de Schengen. Certains proposent même l’abandon de l’accord.

Afin de préserver l’intégrité du système, les frontières extérieures de la zone Schengen doivent être contrôlées et sécurisées. Dès que certains membres limitrophes comme la Grèce ou l’Italie ne pouvaient plus contrôler l’afflux de boat people à travers la Méditerranée, il devient clair que le système est déstabilisé. De plus, lorsque les autorités grecques et italiennes ont commencé à diriger les flux de demandeurs d’asile vers leurs voisins européens, on a constaté que le système ne fonctionnait plus. 

Si les contrôles migratoires dépendent d’une coopération multilatérale, la politique commune envers cette catégorie compliquée de migrants (i.e. les demandeurs d’asile) devient cruciale. Après tout, si l’UE a décidé d’ériger son projet continental sur une vision idéaliste des droits humains, comme en témoigne l’appareil juridique imposant autour de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, elle devait articuler une réponse adéquate à la possibilité que de nombreux migrants allaient se présenter aux frontières en invoquant la protection contre la persécution dans leur pays d’origine.

Au risque de paraître hypocrites, la Commission et l’Allemagne devront accepter dorénavant que Bruxelles ne contrôlera pas complètement la procédure qui détermine quand et comment les membres pourront rétablir les contrôles aux frontières.

La réponse aux complications qui accompagnent ces demandes se trouve dans le système Dublin, qui attribue les responsabilités pour le traitement des demandes d’asile au premier pays par lequel le demandeur est entré dans l’UE (dans la plupart des cas). Non seulement un tel système renvoie l’essentiel des obligations aux membres limitrophes comme la Grèce et l’Italie, mais il présume que la détermination du point d’entrée est facile, ce qui n’est pas toujours le cas avec des migrants prêts à passer par des filières clandestines pour atteindre leur Eldorado au nord de l’Europe (Allemagne, Suède, etc.). Compte tenu des contrôles frontaliers théoriquement absents entre pays membres de l’espace Schengen, la crise actuelle en Europe démontre comment il est difficile de gérer les mouvements migratoires en s’appuyant sur une vision idéaliste de la liberté de circulation. La Cour européenne des droits de l’homme est submergée par les problèmes d’asile depuis des années.

Ces défauts de fonctionnement, conceptuels et structurels, étaient visibles dès l’adoption de la Convention de Dublin en 1990, et des tensions interétatiques similaires à celles d’aujourd’hui se sont manifestées tout au long des différentes crises de réfugiés depuis la fin de la Guerre froide. La différence avec la crise actuelle demeure néanmoins importante: les crises migratoires précédentes n’impliquaient pas un si grand nombre de migrants, venus principalement d’autres continents. Au lieu d’atténuer les problèmes potentiels de nature identitaire ou culturelle, l’élite politique de Bruxelles a restreint les éléments clés de la souveraineté nationale qui accordaient une porte de sortie en cas d’urgence. Avec les dernières révisions au code des frontières Schengen, les conditions dans lesquelles les membres pouvaient invoquer une exception sécuritaire pour rétablir les contrôles frontaliers ont été restreintes de manière excessive. Quand la France et le Danemark ont essayé il y a cinq ans de rétablir les contrôles aux frontières suite au Printemps arabe, la Commission a réagi vivement en critiquant ces deux membres. Les restrictions mentionnées ci-dessus ont alors été adoptées pour appuyer cette critique. Aujourd’hui la nouvelle position de l’Allemagne risque de mettre en lumière une certaine hypocrisie.

Cette retenue sera néanmoins difficile pour l’idéologie dominante à Bruxelles, selon laquelle le projet européen vise essentiellement à supprimer les nationalismes.

Ayant créé une structure fondée sur une vision profondément libérale des migrations, il était prévisible que Bruxelles allait critiquer les pays dissidents lors des tentatives en 2015 d’introduire un partage du fardeau obligatoire. L’impression caricaturale laissée par l’Europe progressiste est que les «vieilles» démocraties occidentales voulaient aider les réfugiés tandis que les anciens pays communistes avaient peur de la diversité et s’intéressaient seulement aux fonds octroyés par l’UE. Comme en témoignent les événements du Nouvel An à Cologne, la réalité est plus compliquée.

Lors de ma visite à Lampedusa pour GB il y a deux ans, l’Allemagne était parmi les nombreux pays riches de l’Europe qui refusaient de partager le fardeau avec l’Italie, laquelle se retrouvait en première ligne de l’afflux (voir mon article Feature dans le numéro d’hiver/printemps 2014 de GB). N’oublions pas que la politique allemande de «portes ouvertes» en vigueur pour une partie de 2015, présentée comme humanitaire et courageuse, a changé vers la fin de l’année quand les pays voisins ont laissé un million de demandeurs d’asile traverser leur territoire pour atteindre l’Allemagne. Les agressions à Cologne ont contribué par la suite à transformer radicalement la position allemande, ce qui poussera l’approche européenne vers un durcissement sévère. Malheureusement les xénophobes ont trouvé le prétexte qu’ils cherchaient afin de réorienter la politique générale envers les étrangers.

Dans un contexte démocratique où les populations européennes s’orientent vers des positions plus souverainistes, la solution se trouve dans un nouvel encadrement du rétablissement limité des contrôles aux frontières. Il est peu probable que la pratique commerciale entre Européens puisse tolérer l’abandon de Schengen ou le retour aux contrôles frontaliers d’une époque moins mondialisée. Cependant, la crise actuelle est grave et elle nécessitera des gestes concrets afin de ne pas aggraver les tensions qui contribuent à fragiliser l’UE.

Il faudra notamment introduire de nouvelles révisions au code des frontières Schengen afin de renforcer la souveraineté nationale quand les membres sont menacés par des mouvements migratoires qu’ils n’arrivent pas à contrôler. Contrairement aux révisions adoptées il y a deux ans, ces nouvelles mesures devraient permettre explicitement le rétablissement unilatéral des contrôles aux frontières intérieures en cas d’afflux massif de migrants. L’évolution de la position allemande modifie la situation diplomatique concernant ce sujet délicat. Au risque de paraître hypocrites, la Commission et l’Allemagne devront accepter dorénavant que Bruxelles ne contrôlera pas complètement la procédure qui détermine quand et comment les membres pourront rétablir les contrôles aux frontières.

De manière plus générale, au cours des prochaines années l’UE devra rassurer les populations à travers le continent qu’elles préservent des aspects de souveraineté nationale sur certaines questions sensibles. Cette retenue sera néanmoins difficile pour l’idéologie dominante à Bruxelles, selon laquelle le projet européen vise essentiellement à supprimer les nationalismes. Contrairement aux déclarations de certains leaders qui crient au loup, il ne s’agit pas de la fermeture des frontières ni de la fin de Schengen, mais simplement d’un ajustement afin d’accorder davantage de flexibilité aux gouvernements qui considèrent que leur sécurité nationale est menacée. La réintroduction de certains contrôles limités aux frontières représente un compromis raisonnable pour rassurer les populations, ainsi permettant le commerce et les échanges de ne pas être affectés dramatiquement par la crise de confiance qui règne en Europe.

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Michael Barutciski est rédacteur associé de Global Brief.

(PHOTOGRAPHIE: LA PRESSE CANADIENNE / AP / BORIS GRDANOSKI)
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