Le Temps de la guerre douce
Entre Washington et Pékin, Pékin et Tokyo, et Washington et Moscou, tous les coups sont permis, à l’exception de ceux utilisant les arsenaux militaires
Contrairement aux apparences que nous offre l’actualité et aux idées reçues qu’elle véhicule, la notion de guerre entre les grandes puissances serait-elle en train de changer de nature? Pourrait-elle surtout marginaliser le choix des armes, et se porter sur d’autres champs de bataille, propres aux stratégies de soft power? L’année 2014 est marquée par une recrudescence des conflits et de la violence armée impliquant à la fois États et acteurs non-étatiques. De l’est ukrainien à la Libye, en passant par les frappes consécutives à la création de l’État islamique sur les territoires irakien et syrien, et la reprise de la violence dans la bande de Gaza, l’actualité internationale est actuellement monopolisée par cet arc du chaos vers lequel tous les regards se tournent.
Les tensions en Asie orientale, de la Corée du Nord et ses tirs de missiles aux troubles dans la mer de Chine méridionale, en passant par une nouvelle interprétation de la Constitution pacifiste japonaise et la montée en puissance militaire chinoise, font craindre le pire et s’ajoutent à cette liste des inquiétudes. À l’heure des commémorations du centenaire de la Première guerre mondiale, nombreux sont ceux qui n’hésitent plus à mettre en garde contre la possibilité d’une Troisième guerre mondiale avec tous les excès que cela suppose, comparant volontiers l’Ukraine aux Sudètes, tirant la sonnette d’alarme sur un inquiétant retour de l’antisémitisme sur fond de choc des cultures, et jugeant inéluctable un conflit entre la Chine et le Japon, et tout aussi inéluctable un engagement des États-Unis en soutien de son principal allié asiatique. Bref, l’histoire serait en train de se répéter.
Certes, les conflits actuels nous rappellent, une fois de plus, que l’angélisme qui a suivi la fin de la Guerre froide et les thèses sur la fin de l’histoire et un nouvel ordre mondial étaient déplacés. De la même manière, les chantres de la mondialisation et d’un libéralisme économique comme ultime réponse aux conflits se sont visiblement trompés sur toute la ligne, tant la mondialisation semble, justement, être à l’origine de nouvelles lignes de fracture et de conflits armés. Enfin, ceux qui voyaient dans la retraite de l’État la possibilité d’une diminution des risques de guerre devraient revoir leur copie, car non seulement l’État comme acteur central des relations stratégiques n’a pas disparu, mais aussi et surtout parce que son absence se caractérise par des manifestations de violence, les conséquences du printemps arabe en étant sans doute l’exemple le plus manifeste. En clair, la guerre n’a pas disparu, ou plus exactement les guerres font encore et toujours partie de notre actualité.
Cette résistance des conflits armés en ce début du 21e siècle est cependant l’arbre qui cache la forêt, et ne saurait masquer une évolution profonde de la définition de la guerre. En parallèle à des conflits de basse intensité et des guerres asymétriques qui subsistent et se sont peut-être même dans une certaine mesure renforcés depuis deux décennies, les oppositions entre grandes puissances ont progressivement mais irrésistiblement glissé vers de nouveaux terrains. De fait, n’en déplaise à ceux qui voient dans la rivalité Russie-Occident et, plus encore dans le bras-de-fer Washington-Pékin ou les tensions Chine-Japon, les signes avant-coureurs d’une nouvelle guerre froide et pourquoi pas d’un troisième conflit mondial, ces confrontations entre grandes puissances marginalisent désormais de plus en plus le langage des armes, au détriment de l’économie, de la diplomatie, et plus encore de la capacité d’influence.
Dans le cas de la compétition américano-chinoise, la vision développée par Robert Gilpin dans son célèbre ouvrage War and Change in World Politics, selon laquelle la solution la plus courante de tous temps pour inverser les déséquilibres entre puissances serait la guerre, et même ce qu’il qualifie de guerre hégémonique, domine encore les perceptions trois décennies après sa publication. Or, comme tous les indicateurs annoncent que la Chine deviendra première puissance mondiale – et donc par la même occasion en position d’exercer son hégémonie – d’ici quelques décennies, la guerre serait de fait inévitable. C’est d’ailleurs une hypothèse à laquelle souscrivent à la fois des experts américains et chinois, généralement associés aux thèses réalistes, en vertu du principe défini par Hans Morgenthau selon lequel «la politique internationale, comme toute politique, est un combat pour la puissance». Les réalistes chinois n’en pensent pas moins: Ye Zicheng dans son ouvrage Inside China’s Grand Strategy estime ainsi sur cette question que «les États-Unis n’autoriseront pas la Chine à accéder au rang de superpuissance. En conséquence, la puissance émergente de la Chine conduira inévitablement à une confrontation à grande échelle avec les États-Unis». Quelle charmante perspective!
On peut cependant ne pas souscrire à cette approche et au déterminisme d’une guerre non seulement inéluctable, mais également proche, si on tient compte de la rapidité avec laquelle la Chine monte en puissance. Dans son célèbre Paix et guerre entre les nations, tout en critiquant au passage l’approche à son sens trop limitée des relations internationales offerte par les auteurs réalistes (en particulier américains), Raymond Aron distingue des systèmes dits homogènes et hétérogènes, expliquant que les «systèmes homogènes [sont] ceux dans lesquels les États appartiennent au même type, obéissent à la même conception du politique. [Il] appelle hétérogènes, au contraire, les systèmes dans lesquels les États sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires». Voilà une parfaite définition d’une multipolarité dans laquelle la Chine aurait une place centrale, et voilà une définition encore plus exacte d’un système dans lequel les États-Unis et la Chine rivaliseraient, mais en cohabitant malgré tout. Les différences entre les deux pays sont en effet innombrables, et portent sur tous les sujets, ce qui impose une grande prudence dans la manière avec laquelle nous devons appréhender et tenter de décrypter la relation américano-chinoise.
De fait, parce qu’elle est plus complexe que toutes les relations qui ont concerné les grandes puissances par le passé, parce qu’elle est à la fois d’une grande proximité et emprunte d’une méfiance réciproque qui invite nécessairement à la prudence, à Pékin comme à Washington, parce que les deux pays sont à la fois si différents et si interdépendants, parce qu’elle pourrait potentiellement être d’une grande violence mais évitera tant que possible de basculer en conflit armé, la relation entre les États-Unis et la Chine est une guerre pacifique qui impose de nouvelles grilles de réflexion. Elle impose aussi et surtout de nouveaux comportements qui cohabitent avec les anciens modes de pensée issus pour la plupart de la Guerre froide, mais qui seront amenés à les remplacer. Les signes de cette nouvelle forme de confrontation ne manquent pas, et montrent à quel point la rivalité entre les deux pays est à la fois plus large que la compétition stratégique, et indique en même temps que les risques de confrontation armée relèvent jusqu’ici en bonne partie de la rhétorique.
Les récentes critiques de l’Association américaine des professeurs d’université à l’égard des Instituts Confucius, véritables fers de la lance de la stratégie de soft power de la Chine depuis une dizaine d’années, et actuellement présents dans plus de 120 pays, sont assez inhabituelles et à la fois symptomatiques d’une nouvelle forme de confrontation. Pour comparaison, c’est un peu comme si les universitaires américains appelaient au boycott des Alliances françaises ou des Instituts Goethe. Ces critiques sont également et surtout révélatrices de ce que sont devenus les rapports de force entre grandes puissances. Les universitaires américains reprochent à leurs homologues chinois une promotion tous azimuts de la culture chinoise, et cherchent de manière assez explicite à en limiter la portée, en invitant les structures d’accueil à cesser toute coopération. C’est une position qui semble faire écho aux critiques de l’occidentalisation de la Chine formulées de manière répétée et tout aussi explicite par les dirigeants chinois – une position qui rappelle également à quel point les deux pays sont engagés dans une rivalité qu’on retrouve sur les questions du commerce extérieur, de la finance, de la délocalisation, de la dette, de l’emploi … et donc de manière presque naturelle sur les questions culturelles.
Prenons deux exemples qui illustrent l’importance de ces nouveaux facteurs au niveau politique dans les deux pays. Lors de la campagne présidentielle américaine de 2012, qui opposa Barack Obama à Mitt Romney, la Chine fut omniprésente, et d’une certaine manière accusée de tous les maux dont souffrent les États-Unis, par les Républicains comme par les Démocrates. Les deux adversaires ne désignèrent jamais Pékin comme un adversaire stratégique – Mitt Romney citant ouvertement la Russie comme principal rival de Washington est l’exemple le plus significatif – mais sur les questions économiques en particulier, les références à la Chine furent incessantes. Côté chinois, on relève la même obsession quand le Parti communiste attend le résultat des élections américaines pour lancer son Congrès en novembre 2012, ou quand les dirigeants se lancent dans les critiques acerbes de ce qu’ils qualifient d’occidentalisation – pour ne pas dire américanisation – de la Chine. Ajoutons à cela les accusations de part et d’autres sur les manipulations monétaires, les différends à l’OMC, et une rivalité qui se traduit par de multiples luttes d’influence en Asie du Sud-est, en Afrique ou en Amérique latine, au point que le risque de voir deux modèles de développement et de gouvernance semble nettement plus élevé qu’une confrontation armée qui reste très hypothétique.
Ces confrontations dans lesquelles le poids des économies, la diplomatie publique et les stratégies d’influence sont plus importantes que les effectifs militaires peuvent être qualifiées de guerres douces (soft wars) en référence à la puissance douce (soft power) conceptualisée par le politologue américain Joseph Nye, et qui a fait depuis deux décennies des émules dans le monde entier. Washington et Pékin en sont les principaux acteurs, et leurs différends éclatent au grand jour sur quasiment tous les sujets, à l’exception notable des stratégies militaires où les deux pays n’ont ni l’intérêt, ni la volonté, de pousser trop loin leurs positions. La Chine fut même en juillet 2014 invitée par les États-Unis, pour la première fois en plus de 40 ans, à participer aux gigantesques manœuvres militaires dans l’océan Pacifique connues sous le nom de RIMPAC, événement certes moins médiatisé que le petit accrochage (ou presque) entre deux avions militaires américain et chinois au large de Hainan en août, mais dont la portée est nettement plus grande.
Le bras de fer entre les deux pays n’est ainsi en rien comparable à ce que fut, par exemple, la Guerre froide. Il est à la fois moins frontal (pas de plans stratégiques publics officiellement dirigés l’un contre l’autre) et considérablement élargi, en intégrant comme nous l’avons noté une multitude de terrains d’affrontement. D’une certaine manière, comme la guerre au sens classique aurait des conséquences dévastatrices pour les deux pays, ils choisissent d’autres champs de bataille. Si la guerre douce marginalise l’importance des forces armées, elle n’en perd pas nécessairement en intensité. C’est même tout le contraire. À Pékin, les critiques du consensus de Washington sont, comme cette critique des Instituts Confucius, d’une rare violence, ce qui incite de nombreux observateurs à prédire l’avènement d’un «consensus de Pékin». Nous dirons, à la Clausewitz, qu’il s’agit d’une «continuation de la guerre par d’autres moyens», la guerre au sens propre du terme devenant de plus en plus improbable. Cette nouvelle manière de concevoir les rivalités entre grandes puissances n’élimine enfin pas totalement les risques de confrontation armée, et il suffit à cet égard de relever les innombrables rapports du Pentagone sur la montée en puissance militaire de la Chine, ainsi que la réalité d’un budget de défense en forte hausse depuis une quinzaine d’années.
Le temps de la guerre douce doit également s’accommoder aux comportements et postures des dirigeants qui s’adaptent parfois difficilement aux nouvelles réalités, et continuent de miser sur la force militaire en pensant qu’elle reste l’ultime attribut de la puissance, ou le meilleur garant de la sécurité. Et il ne faut pas oublier que si la possibilité d’une guerre entre les deux pays semble excessive compte tenu de ses conséquences et de son caractère contre-productif, les escalades portent toujours en elles des facteurs irrationnels qui éclipsent et parfois écartent la raison, au point de dégénérer bien au-delà de toutes les prévisions. En clair, pour que la «guerre» entre les États-Unis et la Chine reste «pacifique», la vigilance reste de mise et chacun des deux acteurs doit faire preuve de bon sens et de retenue en toute circonstance. Et ce qui vaut à Washington et à Pékin le vaut également pour les autres pays et grands acteurs.
En attendant on ne changera pas les vieilles perceptions du jour au lendemain, et les forces armées restent un outil indispensable, notamment pour faire face aux acteurs moins puissants. Si la guerre entre grandes puissances pourrait appartenir au passé, les guerres asymétriques ont un bel avenir devant elles! Mais si le cas de la relation Washington-Pékin est à la fois le plus déterminant et la meilleure illustration des préceptes de cette guerre douce, elle ne saurait en revendiquer l’exclusivité. La guerre n’est pas une fatalité, et encore moins une situation qui s’imposerait aux différents acteurs concernés sans que ces derniers n’aient le moindre contrôle sur sa conduite autant que sur les conditions préalables à son déclenchement. En d’autres termes, ce sont des acteurs – le plus souvent étatiques, mais on peut également imaginer des scénarios dans lesquels des groupes non-étatiques prennent le relais – qui provoquent la guerre, et décident de briser un statu quo qu’ils jugent inapproprié ou inadapté aux réalités du moment, ou plus simplement encore qu’ils perçoivent comme allant à l’encontre de leur intérêt.
La guerre devient ainsi une réalité quand au moins un acteur la provoque, manifestant ainsi son souhait d’en découdre militairement. Dans ce registre, les postures continuent de s’appuyer sur un discours de fermeté, voire d’intransigeance, mais les conditions justifiant que des grandes puissances aient recours aux forces armées pour s’affronter sont de plus en plus difficiles à remplir. Ajoutons à cela ladite interdépendance, très souvent évoquée dans le cas de la relation Washington-Pékin, mais non moins évidente si on regarde de près les relations entre d’autres grandes puissances pourtant fréquemment qualifiées de rivales et supposément au seuil de la guerre, comme la Chine et le Japon. De plus en plus montrés du doigt pour leur posture guerrière, ces deux pays n’en demeurent pas moins étroitement associés sur le plan économique, notamment dans le cadre de négociations sur la mise en place d’un accord de libre-échange. Pékin et Tokyo se livrent une lutte d’influence et de leadership en Asie, dans laquelle l’importance accordée aux forces armées semble relever plutôt de la rhétorique nationaliste que d’une véritable ambition stratégique. Sans doute est-il normal que ces deux puissances se montrent méfiantes l’une de l’autre, le poids du passé étant toujours très présent dans cette relation. Mais sans doute aussi est-il très excessif, voire déplacé, de considérer qu’elles sont au seuil de la guerre, surtout si on considère que cette dernière serait déclenchée par un différend de longue date sur les îles Senkaku/Diaoyu qui, à défaut d’agiter les milieux nationalistes chinois et japonais, ne justifie rationnellement pas un conflit à grande échelle.
La rationalité, voilà la piqure de rappel que doivent constamment s’administrer les dirigeants des grandes puissances afin d’éviter des escalades inconsidérées ou des incidents qui dégénèrent en accidents. Dans les perceptions et les comportements entre grandes puissances, les mécanismes d’un autre âge et les vieux fantasmes ne disparaissent pas, et sans doute ne disparaîtront-ils jamais complètement. Et certains seront toujours tentés, pour des raisons de politique intérieure ou de prestige, de les agiter. Mais ils ne suffisent plus à eux seuls pour caractériser les relations entre grandes puissances rivales, qui associent désormais interdépendance et extension du domaine de leurs luttes. Des puissances structurelles pourrait-on conclure, dont la force de frappe ne se compte pas en nombre de blindés et d’avions de chasse, mais en capacité d’influence et de persuasion. Bienvenue au temps de la guerre douce, où tous les coups sont permis, à l’exception notable de ceux utilisant les arsenaux militaires.
Barthélémy Courmont est chercheur-associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Paris), directeur-associé à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (Université du Québec à Montréal), et rédacteur en chef de Monde chinois, nouvelle Asie. Il a récemment publié Une guerre pacifique: La confrontation Pékin-Washington.