Existe-t-il une «communauté internationale»?
La Realpolitik, voire une simple politique étrangère normalement réaliste, semble aujourd’hui plus utopique encore que les utopies les plus idéalistes
La situation internationale actuelle est très perturbante pour les Occidentaux et leurs croyances. Non seulement elle est inquiétante, voire menaçante ou dangereuse, mais elle met à mal, ou achève de mettre à mal, l’idée qu’ils se font du monde et de leur responsabilité internationale depuis toujours, et plus encore depuis la fin de l’URSS, comme le traduit bien la manie d’invoquer sans arrêt la «communauté internationale», même quand cela ne désigne en fait que les Occidentaux et quelques pays alliés ou associés, mais ni la Russie, ni la Chine, ni l’Afrique! Il ne s’agit pas alors, à l’évidence, de la «communauté» internationale, mais d’un groupe plus restreint, en général des Occidentaux, car les autres ne se sentent pas chargés des affaires du monde, alors que les Occidentaux se sont construits sur l’idée d’une mission et du prosélytisme.
De toute façon, ce terme est trop chaleureux pour désigner la foire d’empoigne qu’est notre monde. En fait, c’est toute une vision des relations internationales cultivée depuis des décennies en Europe et au Canada (le cas des États-Unis est différent), depuis l’après-guerre en fait, et plus encore depuis la fin de l’URSS et de la Guerre froide, qui est brutalement contredite: prévention des conflits grâce aux Nations «Unies», développement de l’influence de la société civile et des ONG, au détriment de gouvernements forcément nuisibles, de plus en plus surveillés (transparence, lanceurs d’alerte, rebelles), valorisation permanente de la démocratie directe ou participative (c’est-à-dire de la transposition dans le champ politique de l’individualisme général qui s’amplifie), au détriment de la démocratie représentative, aspiration à un monde idyllique post-tragique, dissolution des identités dangereuses dans une magmatique démocratie de marché, stigmatisation de la Realpolitik au profit des «valeurs», etc… Tout cela grâce au leadership occidental, mais qui lui-même s’est érodé.
Chacun reconnait là l’atmosphère dans laquelle il baigne dans nos sociétés. Tout cela est, selon les cas, touchant, désarmant de naïveté, justifié, courageux ou prémonitoire. Mais en tout cas jamais réaliste. Il n’y avait pas à s’étonner que cet Occident-là (l’Europe) s’enthousiasme d’emblée pour les «printemps arabes». Mais pas étonnant non plus, compte tenu des réalités profondes de ces pays et de la difficulté de tout processus de démocratisation, que ceux-ci tournent au drame (mis à part le cas encourageant de la Tunisie et, peut-être, du Maroc). Mais cette déconvenue n’est rien à côté des chocs de 2014!
Déjà les métastases d’Al Qaïda, ou de ses fractions «franchisées» s’étaient développées au Nord-est du Mali (obligeant la France à une courageuse intervention, à la demande du Conseil de sécurité), au Nord-est du Nigéria, au Sinaï, au Yémen, en Libye. Mais l’émergence foudroyante, comme des rezzous à l’ancienne, à partir de la Syrie puis de l’Irak, de l’État islamique (EI) est d’une autre taille et d’une autre nature, car elle révèle et précipite la décomposition de structures étatiques plus ou moins artificielles, issues, après la Première Guerre mondiale, du démembrement de l’Empire ottoman. La réalité est là, brutale, et ne laisse plus de place aux atermoiements, aux nuances et aux postures. En reculant les bornes de la barbarie par leur mise en scène obscène d’exécutions filmées, sur fond de réveil du conflit intra-musulman originel entre sunnites et chiites, en menaçant par contagion possible tous les États de la région, en se comportant comme le futur sanctuaire djihadiste mondial, les leaders terroristes de l’EI ont carrément obligé le Président Obama à mettre sur pied une large coalition pour l’éradiquer. Quel que soit son désir de s’extraire des guerres de George W. Bush et de ne pas se laisser ré-engluer, il n’avait pas le choix. Engagement inévitable, mais extrêmement complexe.
Comment faire, après, au-delà des frappes aériennes de quelques avions occidentaux (et peut-être de ceux d’un ou deux pays arabes, souhaitables)? Comment bâtir, ou rebâtir, ensuite des États stables capables de faire cohabiter en leur sein les divers groupes antagonistes, en évitant les comportements sectaires qui, par exemple en Irak (du fait, la question se pose, du Premier ministre déchu Al Maliki), ont poussé les sunnites à la dissidence et alimenté l’EI? Et quel régime futur en Syrie? Même si on essaye de se persuader que les frappes inévitables ne consolideront pas Assad, que l’on prétend d’ailleurs combattre en même temps, en armant son opposition démocratique, dont les militaires américains disent qu’elle n’existe pas sur le terrain. En réalité, la logique de la coalition, qui est inéluctable, sera durable, contre l’EI et balaiera les contorsions des Européens, comme les états d’âme des Saoudiens et des autres.
Si cette menace terroriste est bien la menace prioritaire, alors ce serait peut-être une occasion paradoxale de sortir par le haut de l’impasse de la tension occidentalo-russe à propos de l’Ukraine et de l’escalade contre-productive dans les provocations et les sanctions. N’oublions pas que tout cela n’est pas que «de la faute» de Poutine, mais est aussi le sous-produit des provocations, de la désinvolture et des contradictions occidentales depuis 20 ans, de la gabegie ukrainienne et de la volonté d’un Poutine aux aguets de réussir des «coups» restaurateurs, prestigieux, qui lavent en partie l’humiliation de 1991-1992 et font bondir sa popularité au-dessus de 80 pour cent! En bonne Realpolitik (préférable à «l’irrealpolitik» contemporaine), il serait demandé à Poutine de reconnaître sans ambiguïté la souveraineté de l’Ukraine, de ses frontières et de son gouvernement et de renoncer à utiliser le gaz comme une arme; à Porochenko de mettre en place un système fédéral ou assimilé, de mener une politique étrangère prudente et «neutre», de confirmer la base de Sébastopol et de bien gérer son pays; à la Commission européenne de rendre l’Accord d’association, dont la mise en œuvre est reportée de 18 mois, compatible avec les échanges économiques Ukraine/Russie; aux alliés de l’OTAN de redire que l’Ukraine a vocation à être partenaire mais pas membre. Et finalement la Russie devrait être invitée comme partenaire à la réorganisation du Moyen-Orient et de l’Asie centrale de demain.
Mais la Realpolitik, voire une simple politique étrangère normalement réaliste, semble aujourd’hui plus utopique encore que les utopies les plus idéalistes, tous les conducteurs de politiques étrangères à usage interne affectionnant les postures de principe intransigeantes et, en général, strictes. Sauf bien sûr si l’Europe devait se réveiller de son sommeil stratégique, le Canada de ses rêves, et si les deux s’entendaient avec les États-Unis.
Hubert Védrine est ancien ministre des Affaires étrangères de la France (1997 à 2002). Il est président de l’Institut François Mitterrand depuis 2003.