De quoi la crise ukrainienne est-elle le nom ?
La tension actuelle en Ukraine, née de l’action des troupes du Kremlin en Crimée à la suite de la perte de pouvoir du président pro-russe Ianoukovitch, constitue une crise internationale importante à plusieurs égards. Cette crise, qui s’apprécie sur plusieurs années à la lumière de l’enchaînement Géorgie (2008) – Syrie (2011- ) – Ukraine (2013-), et sur fond de dégradation rapide plus générale des relations entre les pays de l’OTAN et Moscou (depuis l’affaire Snowden jusqu’aux positions russes sur l’homosexualité), présente pour l’heure (début mars 2014) plusieurs caractéristiques. 1- Elle confirme (après la Géorgie en 2008) le choix russe du recours à la force militaire dans les anciennes républiques soviétiques ; 2- Elle ressuscite par là-même la politique du fait accompli (puisque, comme en Géorgie, on n’imagine pas l’utilisation d’une force adverse pour contrer les troupes russes) ; 3- Elle redonne vie à la dangereuse politique des minorités, qui nie la souveraineté d’un Etat tiers au nom de la présence sur son territoire de populations culturellement liées à la « mère patrie » ; 4- Elle redonne vie également à une conception des relations internationales fondée sur les sphères d’influence non négociables, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit ici (non sans avertissements politiques préalables clairs, il faut l’admettre) ; 5- Elle confirme enfin la fin d’une illusion européenne selon laquelle les conflits « à l’ancienne » (invasion d’un Etat par un autre) seraient définitivement à exclure dans le voisinage stratégique de l’UE.
Pour autant, la portée réelle de la crise ukrainienne sur le long terme se mesurera à trois questions. 1- Le drame ukrainien est-il anachronique ou précurseur ? 2- Annonce-t-il la fin définitive du monde onusien rêvé au début des années 1990, ou à l’inverse la reformation d’une communauté internationale en réaction aux événements actuels ? 3- Est-il le symptôme typique d’une pratique de Realpolitik illustrant une stratégie parfaitement maîtrisée de joueur d’échec (de la part de Vladimir Poutine), ou à l’inverse, d’une perte de contrôle liée à une dérive autoritaire ?
Anachronique ou précurseur ? Anachronique, le coup de force de Moscou en Crimée l’est assurément si l’on considère tout ce qu’il évoque de pratiques passées : on pense ici à la guerre froide davantage qu’à la guerre de Crimée de 1853-56. En refusant l’installation d’un pouvoir qui ne serait plus à sa main, en rappelant ses intérêts dans une zone où réside une population russophone et où stationne sa flotte de la Mer Noire, Moscou en revient en quelque sorte à une doctrine de souveraineté limitée pour un « étranger proche » auquel il n’a pas totalement renoncé, pour effacer les humiliations vécues (ou ressenties comme telles) dans les années 90 (Mette Skak, From Empire to Anarchy, 1996). Mais il est également possible – c’est le scénario pessimiste – que cette attitude préfigure le retour d’une pratique autoritaire connue, et cette fois bien antérieure à la guerre froide, consistant à jouer sur les minorités pour prendre des gages territoriaux. Auquel cas la Russie a encore quelques comptes à régler (Pays Baltes, Transnistrie…), mais elle n’est pas la seule.
Mort ou résurrection de la communauté internationale ? Unie à peu de chose près (la Ligue Arabe était scindée en deux parts égales) face au « déviant » Saddam Hussein après son invasion du Koweït en 1990, la communauté internationale eut bien du mal par la suite à retrouver cette cohésion d’un « brave nouveau monde » que l’on voulait onusien. Au point que les derniers défis auxquels elle a eu à faire face récemment (Syrie, Iran…) furent marqués par le retour au Conseil de Sécurité d’un affrontement entre les trois permanents Occidentaux d’un côté, Pékin et Moscou de l’autre. L’affaire ukrainienne isolera-t-elle la Russie davantage que la Géorgie en 2008 ? Les grands émergents sortiront-ils de leur réserve pour condamner le Kremlin ? C’est peu probable. Il faudra pourtant trouver une manière de ne pas cautionner ce scénario de Crimée, sans donner l’impression d’un Occident (le G7 par exemple) isolé des nouvelles réalités internationales.
Enfin, le jeu auquel se livre Vladimir Poutine participe-t-il d’une stratégie froide et calculée, conforme au cliché du jeu d’échec que la presse européenne aime tant évoquer ? La Realpolitik, la théorie des jeux, sont-elles véritablement de son côté, face à une Amérique qui doute, une Europe qui hésite, bref un Occident affaibli (The Economist, 21 septembre 2013, « America, Russia and Syria: The weakened West ») ? Ou bien est-il possible de considérer que, contre toute attente, le Kremlin a perdu le bras de fer politique d’un autre âge qu’il avait entamé avec la société ukrainienne, que l’attrait de l’Union Européenne a été plus fort que les promesses financières russes, et qu’au final ce retour au coup de force sonne comme un aveu d’échec, comme le glas de l’intégration d’une Russie normale dans la société mondiale, à l’heure où de surcroît on note à Moscou une crispation autoritaire sur fond de nuages économiques à venir ? Le pari de Crimée relève-t-il d’un savant calcul, ou de la perte de sang-froid d’un mauvais perdant, qui pourrait d’ailleurs dégénérer encore ?
Deux pratiques des relations internationales, dont on voyait poindre l’incompatibilité depuis longtemps, s’affrontent désormais ouvertement. Si chacune des deux croit profondément dans le rapport de force, l’une d’entre elles, suivie par Moscou, situe toujours le cœur de ce rapport de force dans l’outil militaire. L’autre, défendue par Washington et ses alliés, croit dans l’intégration de la société mondiale et dans la maîtrise de ses structures (Susan Strange, States and Markets, 1988) pour rendre la première pratique trop coûteuse politiquement comme économiquement. La question est de savoir si la Russie est de taille – et suffisamment peu dépendante de la société mondiale – pour faire faire perdre ce pari à l’Amérique et à l’Europe.
Frédéric Charillon
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