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Quel avenir stratégique pour la France?

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Quel avenir stratégique pour la France?

Quel avenir stratégique pour la France?Isolée dans son vœu d’Europe puissance, Paris demeurera pour autant une «puissance globale»

À l’heure où l’on s’interroge sur la marge de manœuvre des puissances dites «moyennes», entre l’horizon inatteignable de «l’hyperpuissance» américaine et l’essor des grands «émergents», la question de l’avenir stratégique d’un pays comme la France se pose nécessairement. Ni «grande puissance» au sens où les États-Unis et l’URSS l’incarnaient du temps de la bipolarité, ni simple puissance régionale, la France récuse souvent cette appellation de puissance moyenne pour préférer celle de «puissance globale», capable de jouer un rôle international au-delà de son seul environnement géographique immédiat. Son rôle militaire en Afrique (on l’a encore vu en 2011 lors des interventions en Côte d’Ivoire et en Libye), son influence diplomatique dans plusieurs processus politiques (de la crise géorgienne de 2008 au dossier libanais en passant par la réforme de la finance internationale), l’ont récemment rappelé. De façon plus structurelle, la présence de ses soldats à l’étranger est forte: environ 7 000 militaires engagés en opération au printemps 2012 (l’Afghanistan, le Liban et le Tchad constituant les principales opérations), auxquels il faut ajouter environ 8 300 militaires pour les «forces de souveraineté», répartis sur trois zones d’outre mer (Caraïbe, Pacifique, Océan Indien), et 3 650 militaires pour les «forces pré-positionnées», répartis entre le Gabon, le Djibouti et les Émirats arabes unis. Si on y ajoute un rang de puissance économique, son siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies et son statut de puissance nucléaire, le dynamisme de la francophonie dans le monde et le rôle qu’elle y joue, on obtient une série d’éléments qui permettent de prétendre à ce statut. Pour autant, l’évolution des rapports de forces et des budgets imposent la réflexion.

Plutôt que de reprendre le contenu de la politique étrangère de la France ou de ses capacités de défense, on insistera sur trois questions qui doivent intervenir en amont de ces bilans. La France compte-t-elle toujours en tant qu’acteur international? Est-elle devenue, aux yeux des observateurs étrangers, un acteur «normal», au processus décisionnel conventionnel? Enfin, appliquons au cas français la célèbre question méthodologique que les politologues américains James Rosenau et Mary Durfee posaient systématiquement à leurs étudiants: «Of what is it an instance?» De quoi la France est-elle le nom, sur le plan des problématiques stratégiques?

La France compte-t-elle toujours en tant qu’acteur international? La réponse est oui, pour les raisons déjà évoquées plus haut. Mais à quelle échelle, et à quel titre? Au titre de nation indépendante, elle demeure une référence en termes de savoir-faire (diplomatique comme militaire), une influence (notamment dans les enceintes multilatérales). Mais sa taille, sa démographie, restent loin de celles des États les plus imposants (les États-Unis et la Chine aujourd’hui, demain sans doute l’Inde, le Brésil et d’autres). Parmi les «ressources» que la science politique attribue à une politique étrangère, la France en détient un certain nombre et celle de la réputation ou de l’image n’est pas en reste. En tant que membre moteur de l’Union européenne, elle appartient à un pôle attractif et capable d’actions communes importantes, mais aussi à un ensemble qui peine encore à s’affirmer comme acteur stratégique sur la scène internationale. Le fossé croissant entre d’une part le crédo français d’une politique étrangère et de défense européenne digne de ce nom, et d’autre part la faible volonté politique des Européens à consacrer les moyens nécessaires à cette ambition, apparaît comme un obstacle réel qui ne peut plus être passé sous silence: Paris apparaît isolée dans son vœu d’Europe puissance. En tant que membre de l’alliance atlantique, où sa place est redevenue plus centrale depuis 2009, la France constitue avec la Grande-Bretagne, l’un des rares acteurs otaniens avec une capacité de projection reconnue, en dépit des réductions de format des armées déjà entreprises ou programmées. Mais sa dépendance vis-à-vis du Grand allié américain pourrait devenir croissante sur les plans logistique et industriel. L’épisode libyen de 2011 (opération Harmattan) a ainsi montré à la fois le professionnalisme des pilotes français, le volontarisme des décideurs politiques parisiens, mais également la difficulté pour les deux plus grandes armées européennes à venir à bout militairement ensemble d’un adversaire de troisième rang, avec un soutien américain qui s’est révélé plus que précieux.

La France «compte» dans le paysage stratégique, sans pour autant avoir les moyens de l’overstretching, comme le rappellera probablement le Livre Blanc sur la défense et la sécurité, commandé par le nouveau président élu il y a quelques mois. En tant qu’État individuel, elle compte comme force, mais doit désormais compter ses forces. Dans l’Union européenne, elle compte comme moteur à condition de n’être pas seule à donner une orientation stratégique à un véhicule qui n’est plus certain de vouloir encore avancer sur ce terrain. En tant que puissance militaire de premier plan dans l’OTAN enfin, elle compte comme pilier qui souhaite être entendu, à la double condition que le leader de l’alliance lui donne une voix, et qu’elle ait elle-même des moyens suffisants à apporter. Une réflexion plus précise est en cours sur ce point en France, qui fera l’objet d’un rapport rédigé par l’ancien ministre (1997-2002) des Affaires étrangères Hubert Védrine (qui est aussi bloggueur chez GB).

Toujours marquée par la rhétorique très particulière qu’avait voulu lui conférer le général de Gaulle (1958-1969), la posture extérieure française a longtemps intrigué ses partenaires et alliés. «Reluctant ally» obsédé par son indépendance nationale et par sa grandeur aux yeux des Anglo-Saxons, la France s’est-elle normalisée au fil des dernières évolutions, notamment lors de la «rupture» annoncée en 2007 par Nicolas Sarkozy dans le domaine de la politique étrangère, ou avec son retour dans les instances intégrées de l’OTAN? La réponse est non, pour plusieurs raisons et en dépit d’inflexions notables. La première raison tient à un processus décisionnel resté très présidentialisé, qualifié jadis de «monarchie nucléaire» et plus couramment de «domaine réservé», qui continue de dépendre étroitement des orientations voire du style insufflés par le chef de l’État. Deux exemples entre autres illustrent ce point: la première est l’attitude de Jacques Chirac décidant de s’opposer à la guerre américaine en Irak en mars 2003 (alors qu’il semblait s’orienter vers une autre voie en janvier précédent), la seconde est l’opération lancée en Libye par Nicolas Sarkozy en 2011, au cours de laquelle des acteurs totalement extérieurs au processus institutionnel (comme l’écrivain Bernard Henry Lévy) ont pu donner l’impression de compter davantage que les ministres compétents.

La deuxième raison qui plaide pour la perception d’une exception stratégique française réside dans le maintien par la France de focalisations géopolitiques spécifiques, comme autant de «champs» réservés (Afrique occidentale, Afrique du Nord, Liban) pouvant primer, le cas échéant, sur une stratégie plus globale. On se souvient, en 2002, du soutien français au Maroc contre l’Espagne dans la crise de l’îlot du Persil, à l’encontre des règles de solidarité européennes. Ou du statut particulier de l’Afrique dans la conduite de la politique étrangère française, longtemps traitée par le «ministère de la Coopération» (jusqu’aux années 1997-1998), hors des Affaires étrangères, et suivie par un conseiller Afrique à l’Elysée. On connaît également le débat qui, à tort ou à raison, attribue à Paris une difficulté à prendre ses distances avec des régimes connus, depuis le Gabon jusqu’à la Tunisie en passant par le Liban. L’ensemble de ces éléments – préoccupation française pour son indépendance nationale, présidentialisation du processus décisionnel, liens exceptionnels avec un certain nombre de partenaires souvent issus de l’ancien empire colonial – constitue, aux yeux des partenaires européens et atlantiques de la France, à la fois une énigme et une source d’incertitude difficile à gérer. À ce titre, il demeure bien une exception française, à laquelle plusieurs chefs d’État et nombre de candidats à la présidence ont déclaré vouloir mettre fin, sans que l’on sache jusqu’où une telle évolution était possible ou souhaitable. Car cette approche a une fonction, qui consiste à préserver la spécificité d’une pratique française sur la scène internationale, à l’heure où la plupart des États membres de l’Union européenne, ou des autres alliés des États-Unis, renoncent progressivement à une telle singularité.

«Of what is France an instance?» Plus que d’autres pays peut-être, la France illustre la difficulté qu’il y a dans le monde actuel à transformer des outils d’influence classiques en atouts stratégiques modernes et proactifs. Elle illustre en particulier trois défis nouveaux auxquels la plupart des puissances doivent s’adapter: premièrement la présence ne garantit plus l’influence, ensuite la dissuasion nucléaire n’offre plus toutes les sécurités, enfin la singularité n’assure plus systématiquement le leadership.

Sur la présence d’abord. La France entretient un réseau diplomatique important (le deuxième du monde avec quelque 160 ambassades, 17 représentations permanentes, 97 consulats généraux et consulats et 154 services de coopération et d’action culturelle), qui lui permet d’assurer un ancrage planétaire récepteur aussi bien que fournisseur d’information. Combinée avec la présence militaire et le poids économique déjà mentionnés plus haut, et avec un audiovisuel public important (France 24, RFI…), cette présence n’est pas négligeable. La France compte parmi les rares acteurs capables d’un tel maillage. Pour autant, les interrogations sur la pérennité de ce dispositif et sur son redéploiement possible sont légitimes. Cette politique de présence garantit-elle toujours une influence stratégique majeure? La France a-t-elle besoin de 160 ambassades dans le monde, y compris à Sainte Lucie et à Trinité-et-Tobago? D’autres formes de défense des intérêts sont-elles possibles? Les avantages du dispositif actuel sont nombreux, mais optimisables. Le dispositif militaire français permanent en Afrique, dans un autre registre, s’est ainsi concentré dans les dernières années sur le Gabon et le Djibouti, du fait d’une baisse des moyens, mais aussi pour prendre acte de la nouvelle donne africaine. L’influence, on le sait, passe par des vecteurs moins institutionnels comme les think tanks, là où le dispositif d’État s’avère plus rigide. Les moyens de l’État à l’étranger doivent intégrer cette donne dans leur dispositif.

Deuxième défi: l’avenir de la dissuasion nucléaire. Composante majeure et véritable «assurance vie» de la défense française, le rôle central de cette dissuasion est réaffirmé régulièrement dans les documents de doctrine. Nier l’avantage que cet atout confère à la France sur la scène internationale relèverait là encore – au mieux – de l’aveuglement. Pour autant, figer la réflexion sur l’évolution de la dissuasion serait coupable. On le sait, la possession de l’arme nucléaire ne permet pas tout, et ne prémunit pas contre tous les types de menaces. Adaptée à la défense d’un territoire sanctuarisé, permettant de placer un adversaire bien identifié et territorialisé devant la perspective d’un coût stratégique exorbitant en cas de riposte à une agression potentielle de sa part, la dissuasion correspond à des scénarios de confrontation classiques (qui existent encore), et suppose toujours que la détention d’armes nucléaires est faite pour ne pas avoir à les employer, dans un face à face du fort au fort, ou du petit au gros (c’était le «pouvoir égalisateur de l’atome», cher aux stratèges français face à l’URSS). Face à une menace plus diffuse, à l’asymétrie, à la cyber-confrontation, ou au terrorisme bien sûr, la dissuasion nucléaire n’opère pas en tant que telle. Jacques Chirac avait suscité le débat sur ce point, lors d’un discours tenu le 19 janvier 2006, en laissant entendre que la dissuasion pourrait s’appliquer contre des États soutenant le terrorisme, sans pour autant préciser les modalités d’un tel emploi. La France, comme la Grande-Bretagne, fait partie des rares puissances «non grandes puissances», démocratiques, occidentales, à qui les responsabilités internationales imposent d’inventer la doctrine de dissuasion.

Enfin, si la France gaullienne a longtemps misé sur une politique indépendante pour marquer sa différence, compensant la «puissance» (déclinante en termes relatifs) par la «grandeur» (maintenue), cette politique, qui mêle ambition du verbe et particularisme de l’analyse, ne permet plus seule d’assurer systématiquement un leadership. Fondée sur le caractère exceptionnel du couple franco-allemand en Europe, elle doit maintenant compter avec une Union à 27 membres. Jouant à la fois sur sa posture unique dans l’OTAN et sur le trio franco-britannico-américain qu’elle aurait aimé constituer en directoire, la France est revenue dans la structure intégrée de commandement de l’Alliance, et admet ainsi qu’elle peut en attendre un certain nombre de gains, même si cela l’amène à retrouver un jeu collectif dont les règles (la domination américaine en fait partie) sont connues. Ayant longtemps cultivé une relation atypique en Afrique et dans le monde arabe (la «Françafrique» ou la «politique arabe» tant décriées et caricaturées), Paris fait aujourd’hui le constat que la donne dans ces régions a changé suffisamment pour imposer une approche nouvelle et plus collective.

Au final, la France doit donc réinventer sa posture stratégique en ce début du 21e siècle. Rien d’original à cela, dans la mesure où les autres grandes puissances occidentales sont également confrontées aux mêmes dilemmes. Mais dans le cas français, cette réinvention pose simultanément la question de l’avenir des puissances européennes, de l’Europe elle-même sur l’échiquier mondial, des modalités de l’influence, de la dissuasion, et de la possibilité aujourd’hui, de développer encore des stratégies nationales. Car au-delà du seul cas français, il apparaît que l’hypothèse, autrefois classique, selon laquelle chaque État aurait sa stratégie, sa politique étrangère et sa doctrine d’action extérieure, n’est plus valide. Dans le contexte européen notamment, combien reste-t-il de visions nationales des affaires extérieures, des relations internationales? On entendra ici la notion de vision nationale comme la capacité d’un État à concevoir, formuler et mettre en œuvre une approche originale par lui-même et au service des intérêts nationaux qu’il s’est définis. Comme sa capacité, surtout, à produire en interne une grille de lecture, une analyse des grands enjeux internationaux en fonction de sa propre identité, et non en réduisant ces enjeux à la question de savoir s’il convient de s’aligner sur le leader d’une alliance ou pas.

Un certain nombre de crises internationales récentes ont montré qu’en Europe, peu d’États membres de l’Union étaient en mesure de développer une interprétation de la scène mondiale qui leur soit propre. Pour la majorité d’entre eux, le choix se réduit à trois alternatives: soutenir sans réserve l’allié américain, proposer une analyse différente de lui (avec le coût politique que cela peut comporter), ou se contenter d’un silence prudent. On retrouverait presque ici le célèbre triptyque d’Albert Hirschman «Exit-Voice-Loyalty», appliqué cette fois à la politique étrangère. L’administration Bush, dans les années 2000 et notamment dans la crise irakienne, avait même simplifié encore cette alternative en la ramenant à deux possibilités seulement: être «avec» les États-Unis, ou «contre» eux.

Être capable de proposer une vision constructive du monde, originale et en adéquation avec les moyens disponibles, sans s’aligner sur les États-Unis ni rompre avec eux, constitue aujourd’hui l’un des défis majeurs pour un pays comme la France, dont la vocation n’est d’être ni la Grande-Bretagne (pour l’option «loyalty»), ni l’Allemagne (pour l’option «exit»), ni le Venezuela d’Hugo Chavez…

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Frédéric Charillon est professeur des Universités en science politique et directeur de l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire (Paris). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont La politique étrangère de la France – De la fin de la guerre froide aux révolutions arabes.

(Illustration: Christine Beauregard)
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