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Où en est la transition en Tunisie?

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Où en est la transition en Tunisie?

Où en est la transition démocratique en Tunisie?La lenteur et les anciens dogmes risquent de saper l’élan de la révolution

Depuis un an et demi, la Tunisie n’a cessé de vivre les soubresauts d’une transition démocratique amorcée au lendemain de la fuite de Zine El Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Dans un contexte social explosif, une économie en berne et une conjoncture sécuritaire précaire, la classe politique tunisienne avance en tâtonnant. Le portrait que l’on puisse dresser de la situation actuelle en Tunisie est en demi-teinte, avec des progrès dans certains domaines, des immobilismes dans d’autres, et les prémices d’un recul sur un certain nombre de questions essentielles pour la démocratie naissante. Les polémiques qui entourent l’adoption de la nouvelle Constitution, le retard de la mise en place de réformes décisives dans le domaine de la justice, des médias et des élections, ainsi que les menaces qui pèsent sur les libertés individuelles ont peu à peu entaché ou mitigé les avancées réalisées durant les premiers mois de la transition.

Le processus d’élaboration de la nouvelle Constitution de la Tunisie a été émaillé de nombreuses polémiques reflétant la polarisation de la société tunisienne entre les tenants d’une référence islamique et les partis laïcs qui militent pour la séparation du religieux et du politique. Alors que certaines protections fondamentales telles que l’interdiction de la torture et son imprescriptibilité, la liberté d’association, le droit à un procès équitable, et certains droits sociaux et économiques ont fait l’objet d’un consensus, les droits et libertés qui ont un rapport avec la religion ont formé la pierre d’achoppement du processus constitutionnel.

Les crises se sont ainsi succédées au sein des commissions constitutionnelles de l’Assemblée nationale constituante (ANC) en charge de préparer chacune un projet de texte relatif à un chapitre de la Constitution. Ces textes seront débattus en plénière puis votés article par article à la majorité absolue des élus, puis à la majorité des deux tiers pour le projet entier de Constitution. Dans la Commission 1, les membres du groupe parlementaire Ennahda ont avancé en mars dernier l’idée de l’inscription de la charia en tant qu’une des sources législatives principales dans le préambule. Ennahda a reculé suite au tollé provoqué dans la société tunisienne, mais la question des limites religieuses aux droits et libertés n’est pas enterrée pour autant.

C’est ensuite dans la Commission 2 que l’affrontement se poursuit sur les limites aux libertés publiques et individuelles. En mai dernier, la discussion sur la liberté de conscience a abouti à la victoire du camp conservateur par l’adoption à la majorité de neuf voix contre huit d’un article qui énonce la garantie par l’État de la liberté de religion et de culte, tout en prévoyant la criminalisation de l’atteinte au sacré, notion vague qui laisse une grande marge d’interprétation aux autorités et qui pourrait vider la liberté d’expression de son sens. En juillet, la tendance est inversée lors du vote sur l’article 26 qui concerne la liberté d’expression, où le camp laïc réussit à inscrire des limites très étroites à la liberté d’expression en proposant que celle-ci ne soit restreinte que par la loi qui protège la liberté d’autrui (y compris sa santé et sa sécurité), qui protège contre la diffamation, et qui interdit d’exercer un contrôle anticipatif sur ces libertés.

La nécessité de trouver un équilibre entre deux tendances antagonistes aboutit souvent à l’adoption d’un texte hétérogène. C’est alors que le projet de préambule fait cohabiter plusieurs référents culturels et politiques, tels que «les constantes de l’islam et ses objectifs, caractérisés par l’ouverture et la modération», ainsi que «les nobles valeurs humanistes». Le caractère hybride de ces références et leur formulation très floue minimise les sources juridiques plus solides et concrètes.

Les avancées démocratiques de la première phase de la transition ont peu à peu été sapées par la lenteur des réformes qui auraient dû consolider la démocratie naissante. Durant les premiers mois suivant la chute de Ben Ali, les autorités de transition se sont attelées à concevoir le cadre juridique nécessaire aux futures élections. De nouvelles lois sur les partis politiques et les associations, sur la presse et les médias audiovisuels, ainsi que la loi électorale pour les élections de l’ANC voient le jour. Elles tranchent avec les lois liberticides mises en place par le régime de Ben Ali en créant les conditions d’un vrai pluralisme politique renforcé par la mise en place d’institutions indépendantes. Au lendemain des élections, cependant, beaucoup restait encore à faire. L’ANC devait s’atteler au plus tôt à l’adoption de nouvelles lois sur la justice, à la mise en place d’une nouvelle instance indépendante et permanente pour les élections et une haute autorité indépendante pour l’audiovisuel. Malheureusement, le bilan dans tous ces domaines critiques semble plutôt négatif. Des lenteurs, des incohérences et des obstructions politiques ont ralenti ou même saboté l’avancée des réformes.

Par exemple, le système judiciaire n’a toujours pas été doté d’un cadre adéquat pour assurer son indépendance. Sous Ben Ali, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui contrôlait tous les aspects de la carrière et de la vie professionnelle des magistrats, servait de vecteur au pouvoir exécutif, qui assurait directement ou indirectement la nomination de 13 de ses 19 membres. En décembre 2011, l’ANC décide sa suspension et prévoit d’adopter une nouvelle autorité provisoire et indépendante en charge de la magistrature. En juillet 2012, un projet de loi sur l’instance provisoire de la magistrature est discuté en plénière à l’ANC: il représente une avancée importante par rapport à l’ancien CSM, mais les discussions aboutissent à une impasse, les élus butant dès les premiers débats sur la question de l’étendue et des modalités pour assurer l’indépendance de la nouvelle autorité. Le projet est suspendu étant donné l’impossibilité d’atteindre les 109 voix nécessaires pour adopter le premier article de la loi. Cette situation mène à un vide juridique et institutionnel favorable à un plus grand interventionnisme de la part du pouvoir exécutif dans les affaires judicaires. En conséquence, le ministre de la Justice a ainsi procédé directement et de manière unilatérale à la nomination, l’avancement et la révocation des juges depuis la suspension effective du CSM en décembre 2011.

Dans le domaine des médias, le même constat s’impose. Le décret-loi 116, promulgué par le gouvernement de transition en juillet 2011, prévoyait la création d’une instance indépendante de régulation de la communication audiovisuelle, qui devait bénéficier du soutien d’une grande partie de la classe politique et de la société civile et qui répondait aux critères internationaux sur l’indépendance des médias. Mais la mise en œuvre de la loi est bloquée par des dissensions politiques, tandis que la coalition au pouvoir intervient directement dans la nomination des directeurs généraux des médias publics, créant ainsi les conditions d’un contrôle de l’exécutif sur les médias.

Alors que les mois qui ont suivi la révolution tunisienne ont été porteurs d’espoirs et d’avancées importantes pour les droits humains, on a l’impression depuis quelque temps que la chape de plomb retombe sur les libertés publiques et individuelles. De nombreux procès d’opinion ont eu lieu ces derniers mois, relançant une forme de censure que l’on croyait terminée avec la fuite de Ben Ali. La condamnation de Nabil Karoui à 2 400 dinars d’amende pour la diffusion du film «Persepolis», la sentence de sept ans et demi de prison contre deux athées pour leur écrits ironiques sur le prophète Mahomet, les violents incidents qui ont eu lieu lors d’une exposition artistique qui contenait selon certains des œuvres blasphématoires, les anathèmes prononcés régulièrement contre des artistes, des intellectuels ou des hommes politiques par des extrémistes religieux représentent des exemples inquiétants. Ce qui est encore plus déroutant est le laxisme général de l’État et son manque de volonté ou son incapacité à endiguer ces affrontements à la liberté.

Les acquis de la transition, tels que la reconquête de l’espace publique par les citoyens, une liberté de la presse et d’expression encore florissante, un pluralisme politique sans commune mesure avec le passé, apparaissent comme fragiles et tributaires de réformes en profondeur qui tardent à être mises en place. Les prochains mois seront décisifs pour savoir si la Tunisie basculera à nouveau dans l’autoritarisme d’un parti-État qui étouffera les libertés au nom de la religion ou si la classe politique dans son ensemble, ainsi que la société civile, réussiront à dépasser les clivages et à instaurer des institutions démocratiques durables qui servent à respecter et à protéger l’autorité de la loi et les droits fondamentaux.

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Amna Guellali est chercheuse à Human Rights Watch.

(Photographie: La Presse canadienne / AP / Hassene Dridi)
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