Un président pour l’éternité (13)
Suite et fin…
Chapitre IX
Depuis leur coup d’éclat, Bob et John ont été tellement sollicités par les médias du monde entier qu’ils ont pu mesurer à quel point ils ne sont pas faits pour une vie sous les projecteurs.
New York aime les vedettes. Navigués d’un plateau à l’autre, pris dans le tourbillon d’une fausse gloire qu’ils n’avaient pas demandée, il leur fut impossible de faire marche arrière, et ils devinrent rapidement presqu’aussi célèbres que les deux jumeaux. Ils ne purent se soustraire à la forte demande, et passèrent les trois-quarts de leur temps entre salles de maquillage, plateaux télé, studios de radio ou en taxi, les transportant d’un bout à l’autre d’une ville qui leur semblait soudain trop vivante pour ne pas être suspecte. Au bout de quelques semaines d’un tel traitement, il leur manquait tellement de sommeil que tous les artifices de la télévision suffisaient à peine pour masquer leur fatigue. Sans parler d’une lassitude qui semblait jour après jour, au fil des mêmes questions et des mêmes réponses, se lire sur leurs visages de plus en plus émaciés.
Leur triste sort fut bien évidemment amplifié par leur fonction. Un journaliste qui refuse d’accorder des interviews, c’est comme un dentiste qui refuserait d’arracher une dent pourrie, ou un soldat qui refuserait de tirer sur l’ennemi. La pression de leurs supérieurs fut leur pire condamnation. Fiers de leurs poulains, gonflés à bloc d’être parvenus à devancer AP, AFP et tous les autres, comptant avec délectation les multiples références à l’agence, ils n’eurent de cesse de rappeler à Bob et John à quel point leur travail est apprécié et combien l’ensemble du personnel est fier d’eux. A Pyongyang, leur supérieur aurait dit, « c’est bien, maintenant il faut travailler encore plus pour la prochaine fois ». Et à New York, on ne dit finalement pas les choses autrement.
« Vous êtes les nouveaux Bernstein et Woodward ! », leur dît un jour, en référence aux champions du scandale du Watergate, un journaliste bien peu inspiré, mais visiblement ému d’avoir en face de lui les nouveaux héros d’une Amérique en mal d’idoles à adorer. « On va sûrement vous désigner comme hommes de l’année à la une de Time magazine », avait-il ajouté. Une remarque à laquelle Bob n’avait pu s’empêcher de répondre, aussi amusé qu’agacé : « franchement, si quelqu’un doit être désigné homme de l’année, c’est bien Kim Il-song, ou plus exactement ses clones. Mais certainement pas nous ! » Silence sur le plateau, puis l’animateur revint à la charge avec une série de questions toutes plus connes les unes que les autres.
Bernstein et Woodward, en voilà deux qui firent tomber un président de son socle. La comparaison est plutôt malvenue. L’histoire pourrait retenir que Katzman et McLean furent les deux journalistes qui remirent un président, présumé mort de surcroît, sur son trône. C’est carrément l’inverse ! Et puis de toute façon, Bob et John ne veulent pas être les complices d’un tel triomphe. Et sans compter que la gloire, ce n’est pas maintenant qu’ils la veulent. Il y a vingt ou trente ans, à la rigueur. Mais la seule chose qui les intéresse à présent, c’est d’attendre la retraite gentiment en épluchant les nouvelles chaque matin, à l’abri des regards indiscrets, et en dégustant une bonne tasse de café blanc.
« Vous êtes complètement tarés », leur avait répliqué un de leurs jeunes collègues alors qu’ils se plaignaient d’être comparés à des vedettes de cinéma. « Moi, je la prends votre gloire si vous n’en voulez pas. Vous allez vous faire plein de fric, et être connus jusqu’à la fin de vos jours. On va faire de vous des héros de films d’espionnage. Et puis pensez aux gonzesses ! Je suis sûr qu’il y a des centaines de filles de rêve qui vous tendront les bras ? Vous n’avez qu’à lever le petit doigt pour vous faire des mannequins ou des actrices, et prendre votre retraite sur un yacht dans le port de St Barth. Et ça ne vous plait pas ? Je ne vous comprends pas. »
« Des gonzesses de rêve ? Et après ? Je n’ai pas envie de finir mes jours à chercher mes dernières boîtes de viagra parce qu’une gamine de seize ans est en train de gigoter en face de moi en me laissant insensible », avait répondu Bob, provoquant le fou-rire de John.
« Dans ce cas, faîtes de la politique », insista le bleu. « C’est le succès garanti. Vous avez un bagage intellectuel, vous êtes super connus, et vous êtes assez vieux pour vous présenter comme des sages. Les sponsors vont se presser à votre porte. Avec un peu de chance, l’un de vous finira président des Etats-Unis. »
« Président des Etats-Unis ? Ça c’est la meilleure ! », répliqua John. « Pour me retrouver à négocier l’abandon du programme nucléaire nord-coréen avec Kim Il-song en prime ? Je plains bien assez celui qui devra se démerder avec un tel type. Parce que je peux te garantir que c’est pas gagné d’avance. La Seconde Guerre mondiale, la guerre de Corée, la Guerre froide, il connaît ça par cœur. Ce type a une expérience inégalable. Les pauvres présidents américains qui vont se succéder face à lui ne vont pas en mener large. Ils passeront pour des gosses ne connaissant rien de la vie. Et en prime, ils sauront qu’après la fin de leur mandat, pendant qu’ils écriront leurs mémoires pour tenter de rester dans le coup, ce type-là aura toujours son siège à Pyongyang. »
Fou-rire de Bob.
« Ah ça c’est pas sûr », surenchérît lourdement le gamin. « Il paraît qu’on est en train de préparer une invasion de la Corée du Nord. Le Sénat pourrait même accorder les pleins pouvoirs à la Maison-Blanche, et d’ici six mois, plus personne n’entendra parler de votre Kim Il-song, à part quelques procureurs sous-payés envoyés à la Haye pour lui énoncer sa peine. »
« Décidément, t’es vraiment trop con », lui répliqua simplement Bob, tirant John par la manche pour aller voir ailleurs.
Les jours avaient passé, puis les semaines. Et si la Corée du Nord avait continué d’occuper les médias, sa présence s’était peu à peu réduite sur les écrans LCD et dans les colonnes à la une. D’autres affaires avaient pris le relais, et à part quelques observateurs qui continuaient à s’interroger sur l’avenir de la sécurité internationale avec un régime comme celui de Pyongyang, il y avait de moins en moins de choses à se mettre sous la dent.
Les risques d’une confrontation à grande échelle avaient été relayés dans le monde entier, en particulier dans les jours qui avaient suivi l’annonce d’un nouvel essai nucléaire nord-coréen. Réunion de crise au Conseil de Sécurité de l’ONU, sans qu’aucune résolution n’en sorte, déclarations fracassantes de plusieurs dirigeants et manifestations de pacifistes dans toutes les capitales du monde avaient occupé l’actualité. Puis les choses s’étaient peu à peu calmées, et les différents acteurs d’une crise dont personne ne comprenait véritablement le sens avaient accepté de reprendre le dialogue. Ils s’étaient d’abord timidement serré la main, devant une nuée de photographes épiant les moindres signes, puis les discussions s’étaient ensuite déroulées à huis clos.
Comme tout le reste de la planète, Bob et John avaient suivi, aussi amusés qu’impuissants, ces valses de rencontres à l’abri des regards indiscrets, sans pouvoir se mettre sous la dent le moindre détail croustillant. Les journalistes en étaient réduits à commenter les tenues vestimentaires et le menu servi lors des déjeuners officiels.
Alors forcément, tout le monde s’était rapidement lassé. Il en faut plus pour faire la une des journaux et attirer l’attention. La crise nord-coréenne était trop vite redevenue une de ces affaires diplomatiques qui n’intéresse qu’un cercle d’initiés. Les stars hollywoodiennes eurent finalement leur revanche plus tôt qu’elles ne l’espéraient.
Bob et John prirent leur retraite avec un an d’avance, et refusèrent tout entretien avec des journalistes ou des biographes, qui s’étaient un temps bousculés à leur portillon. Ils disparurent totalement de la circulation, quittèrent New York et se retirèrent dans une campagne isolée, loin des projecteurs.
Et les jumeaux dans tout ça ? Après avoir été pendant quelques semaines les personnes les plus sollicitées au monde, les « frères Kim » dont personne n’aura jamais connu le prénom ni le réel état-civil disparurent de la circulation. Leur vie trop bien réglée, sans vice particulier ni petite amie sulfureuse, ennuya également rapidement tout le monde, et ils retombèrent dans l’anonymat aussi vite qu’ils étaient sortis de l’ombre. Sont-ils, comme la rumeur le prétend, retournés en Corée du Nord par le même chemin qui leur avait permis d’en sortir ? Sont-ils restés dans un Occident qui leur avait un temps ouvert les bras avant de s’en lasser ? Ont-ils rejoint les rangs des réfugiés en Corée du Sud, pris leur nouveau passeport et accepté un boulot anonyme ? Nul ne sait ce qu’ils sont devenus, en tout cas dans ce monde. Car de l’autre côté de la zone démilitarisée, leur parcours a été suivi de près, et il est hautement probable qu’où ils se trouvent, ils soient localisés avec précision ! Les services de renseignement des grandes puissances ont certainement gardé une trace eux-aussi, au cas où l’affaire reprenne. Les services des archives et les historiens ont également pris le relais.
Mais pour l’immense majorité, la page est bel et bien tournée et le monde est passé à autre chose, avec la frénésie qui le caractérise, sans prendre la peine de jeter le moindre regard en arrière.
Voilà comment Pyongyang nous a encore vendu sa bombe, et voilà comment le pays le plus fermé du monde s’est, tranquillement et surement, une fois de plus, sorti d’une situation difficile, et replié un peu plus sur lui-même. En attendant la prochaine crise avec toujours la même détermination à ne jamais se laisser abattre. Une détermination qui serait, dans d’autres circonstances, certainement admirée. Mais la Corée du Nord est décidément un pays à part, et ses dirigeants le savent mieux que quiconque.