Une réunification des deux Corées d’ici 2047?
À Pyongyang, on attend depuis longtemps une fin de régime brusque
La question de la réunification des deux Corées est aussi ancienne que leur division, et remonte à la débâcle de l’empire colonial japonais. Dès 1945 et plus encore après la création officielle de deux pays distincts en 1948, les constitutions du Nord comme du Sud ont fait de la réunification la priorité, avec l’affirmation d’une autorité politique sur l’ensemble de la péninsule et une dénonciation des dirigeants de l’autre côté du 38e parallèle. Le premier président sud-coréen, Syngman Rhee, mentionnait ainsi le «régime de marionnettes de l’Union soviétique en Corée du Nord», ou encore des «marionnettes étrangères en Corée du Nord». Il accusait aussi les communistes de la Corée du Nord d’avoir «vendu la mère patrie aux Soviétiques». Côté nord-coréen, le Parti des travailleurs au pouvoir sous la direction de Kim Il-sung s’en prenait à la présence militaire américaine au sud du 38e parallèle, reprochant aux autorités de Séoul d’être dirigées par Washington. La guerre de Corée, de 1950 à 1953, fut elle aussi une tentative de réunification, par la force, mais qui se solda par un véritable statu quo et confirma le caractère hypothétique d’un rassemblement des Coréens du Nord et du Sud dans un contexte de guerre froide.
Il fallut attendre le début des années 1990 pour voir à nouveau la question de la réunification être posée avec insistance. Mais en comparaison avec le rapport de forces 40 ans plus tôt, la situation avait considérablement évolué. D’un côté, le Nord se trouvait orphelin de son principal allié, l’Union soviétique, et de son aide économique, politique et stratégique. Le pays de Kim Il-sung, dictateur vieillissant, semblait même en bout de course, et l’isolement dont il fit l’objet attira l’attention des experts, qui prédirent sa chute prochaine, en particulier quand Kim Jong-il prit les commandes, en 1994. Pyongyang dut faire face à un contexte international hostile avec la multiplication des sanctions et l’absence de soutien, et à une situation intérieure catastrophique, avec une famine chronique et l’absence de ressources. De l’autre côté, la Corée du Sud récoltait les dividendes de son miracle économique, dont l’organisation des Jeux Olympiques à Séoul en 1988 en fut le symbole éclatant. En parallèle, ce «petit dragon d’Asie» amorça sa mutation politique pour devenir une démocratie solide, après avoir pendant des décennies été dirigée de main de fer. La guerre froide a ainsi lentement créé deux entités totalement distinctes, tant politiquement qu’économiquement et socialement.
Tandis que l’imaginaire des Sud-Coréens s’était nourri pendant des années de la tragédie vietnamienne pour repousser la tentation de la réunification, l’exemple de l’Allemagne raviva la possibilité de retrouvailles pacifiques. Mais les deux exemples sont bien différents. D’une part, les deux Allemagnes ne furent jamais en guerre pendant leurs 40 ans de séparation. De plus, si la République fédérale d’Allemagne (RFA) affichait une croissance économique exceptionnelle en rapport à la République démocratique allemande (RDA), la différence entre les deux économies ne fut jamais aussi abyssale que celle qui distingue désormais la Corée du Nord et la Corée du Sud. Enfin, on comptait presque quatre Ouest-Allemands pour chaque Est-Allemand, tandis qu’on compte deux Sud-Coréens pour chaque Nord-Coréen. Autrement dit, la facture de la réunification serait très élevée pour Séoul, et les jeunes générations se sont progressivement détachées d’un rêve devenu plus rhétorique que prophétique. Chez les jeunes, la réunification ne séduit pas autant que chez leurs aînés. Le rapprochement entre la Chine et Taïwan, les deux autres entités séparées de la région, intéresse davantage les Coréens aujourd’hui, qui estiment que la réconciliation en douceur est un scénario plus souhaitable. La possibilité d’une réunification provoquée par le Sud est donc aujourd’hui moins probable qu’elle ne l’était il y a quelques décennies, et cette probabilité se réduit de plus en plus, parallèlement à l’aggravation de l’inégalité économique entre les deux entités. Pour envisager un retour de la réunification comme objectif prioritaire à Séoul, il faudrait au préalable imaginer une augmentation du niveau de vie conséquente des Nord-Coréens afin de la rendre possible.
La possibilité d’une nouvelle guerre, qui reste entière, serait également propice à une réunification. Mais elle n’est souhaitée par aucune des deux entités, ni même par les acteurs externes, que ce soit la Chine, le Japon, la Russie ou les États-Unis. Le déséquilibre militaire grandissant entre le Nord et le Sud, au bénéfice de ce dernier, a également rendu l’hypothèse d’un conflit moins pertinente, et les provocations relèvent le plus souvent de la rhétorique, avec quelques rares agressions, comme ce fut le cas à deux reprises en 2010. Mais ni à Pyongyang, où une guerre serait une défaite assurée, ni à Séoul, où elle aurait des conséquences tragiques, on ne souhaite franchir le Rubicon.
C’est alors du côté d’un effondrement du régime nord-coréen que les regards se tournent pour imaginer une réunification qui serait dans de telles conditions automatique, et portée par les représentants des deux entités. Cette question fut soulevée à plusieurs reprises depuis la fin de la guerre froide, et s’imposa même de façon insistante pendant toute la durée du «règne» de Kim Jong-il, en particulier après la mort de son père, quand son inexpérience était raillée dans le monde entier. On retrouve aujourd’hui des commentaires similaires pour annoncer les difficultés du jeune Kim Jong-un à imposer son style, mais il convient de les prendre avec toute la précaution qui s’impose. En d’autres termes, la succession en Corée du Nord suscite toutes les attentions et invite à la réflexion sur la chute du régime, mais elle ne fut pour l’heure qu’une perception extérieure contredite par la réalité de la politique nord-coréenne.
Pour autant, il est impensable de ne pas imaginer que le pays le plus fermé au monde, entouré d’économies dynamiques et désormais avancées, et l’objet de toutes les attentions, soit un jour poussé à bout. La chute du régime nord-coréen, si elle reste pour l’heure totalement hypothétique, est d’ailleurs prise avec tant de sérieux en Corée du Sud que les études sur ses effets directs, à savoir la réunification, son coût et ses implications, se sont considérablement multipliées, en parallèle à la montée en puissance du «pays du matin calme».
Deux écoles dans la jeune démocratie sud-coréenne s’opposent au sujet du turbulent voisin du nord et de la réunification. La première mise sur un isolement de plus en plus marqué du clan Kim, un appauvrissement du pays sous la coupe de sanctions de plus en plus fermes, et un effondrement du régime le jour où la population n’aura plus aucune confiance en ses dirigeants. Le président actuel, Lee Myung-bak, est le porte-flambeau de cette voie, qui pourrait faire des émules aux premiers signes de fléchissement de Pyongyang. L’autre école estime à l’inverse que la réunification ne sera possible qu’au terme d’un dialogue apaisé, et d’une ouverture progressive de la Corée du Nord. Baptisée «sunshine policy» en 2000, la politique d’ouverture vers le nord pourrait, en étant réactivée, restaurer la confiance réciproque et crédibiliser la possibilité d’une réunification en douceur et étalée dans la durée. Pour les partisans de cette école, la réunification ne sera à terme possible qu’à ce prix, tandis que l’isolement de Pyongyang ne fait qu’alimenter la division.
Difficile pour l’heure de savoir quelle option pourrait précipiter la réunification, mais il est en revanche certain qu’en raison de la nature du régime nord-coréen et de la pauvreté du pays, l’effondrement de ce dernier sera, quand il se produira, extrêmement rapide. La réunification qui suivra nécessairement sera elle aussi extrêmement rapide. De même, le très opaque «royaume ermite» masque toutes les informations permettant d’indiquer des troubles annonçant un changement de régime imminent. Pour ces raisons, la chute du régime est aussi imprévisible qu’indécelable, et elle prendra par conséquent les dirigeants sud-coréens par surprise plus encore que la chute de la RDA a surpris les dirigeants de la RFA.
La réunification coréenne semble un juste retour de l’histoire, mais sa date et les conditions de sa concrétisation restent hautement incertaines. Difficile d’envisager Kim Il-sung demeurer le «président pour l’éternité» encore de longues années, et de voir le pays le plus fermé du monde être entouré des économies les plus performantes. Mais six décennies d’histoire de la péninsule nous ont appris qu’avec Pyongyang, les évènements ne se passent jamais comme prévu.
Barthélémy Courmont est professeur de science politique à l’Université Hallym (Chuncheon, Corée du Sud), chercheur-associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques et rédacteur en chef de la revue Monde chinois, nouvelle Asie.