La crise européenne et le retour de la mafia
Le Vieux Continent est en feu, les mafiosi rebâtissent et s’enrichissent
Bienvenue à Florence, dans le Nord de l’Italie. Nous sommes dans un colloque organisé par la Fondation antimafia Antonino Caponnetto, du nom d’un magistrat qui s’est distingué dans la lutte contre la mafia.
Plus d’une centaine de policiers sont sur les dents. La salle a été passée au peigne fin par le service de déminage et les chiens spécialisés dans la détection des explosifs restent à proximité, au cas où. Une douzaine de personnalités sont attendues pour répondre à la question: l’Europe colonisée par la mafia? Plusieurs des invités bénéficient en permanence d’une protection rapprochée, comme le procureur national antimafia Piero Grasso et l’eurodéputé italien Rosario Crocetta. Leurs gardes du corps passent leur temps à observer la salle – pleine de 450 personnes – et les alentours, en contact permanent via leur oreillette.
Une mafia est une organisation criminelle qui repose sur un engagement réciproque de ses membres et sur des règles internes particulièrement strictes. La violence est un moyen utilisé aussi bien pour acquérir des richesses que pour protéger l’organisation par l’intimidation. La mafia profite de la faiblesse de l’État pour s’imposer en jouant un rôle social, politique et économique. Elle développe des liens avec la classe politique régionale et nationale, notamment pour obtenir un accès privilégié aux marchés publics, voire bénéficier de l’impunité judiciaire. En soutenant financièrement certains hommes politiques durant leur campagne électorale, la mafia se place dans l’ombre du pouvoir – au plus près de la prise de décision, mais derrière un rideau de fumée. Les ressources de l’organisation mélangent des activités illégales et légales afin de blanchir l’argent du crime.
Le procureur antimafia Piero Grasso ouvre le colloque: «En fragilisant les entreprises et en multipliant les faillites, la crise économique qui frappe l’Europe depuis 2008 offre de multiples opportunités aux mafias. En effet, il leur devient plus facile que jamais d’acquérir à bas prix des entreprises pour blanchir l’argent du crime et s’insérer dans l’économie légale. Lorsque leur affaire bat de l’aile, les entrepreneurs sont tentés de ne pas se poser trop de questions sur l’origine de l’argent et les conditions induites par cet investissement tombé du ciel. D’autant que les moyens financiers de la mafia sont tellement importants qu’ils permettent à l’entreprise investie par la criminalité organisée de procéder à d’importants investissements qui assèchent la concurrence. Les sociétés contrôlées par la mafia deviennent les plus compétitives pour remporter les appels d’offres. Résultat: l’entreprise dans laquelle la mafia a investi se retrouve rapidement en situation de quasi-monopole».
Une mafia dispose toujours d’un ancrage territorial d’origine, mais cela ne l’empêche pas d’agir bien au-delà de ce territoire. Par exemple, la France est depuis longtemps investie par des groupes mafieux étrangers, notamment italiens, russes, arméniens, géorgiens, roumains, bulgares… Les policiers ont récemment mis la main sur une équipe de trafiquants de cocaïne missionnée par la mafia calabraise pour faire passer le produit entre l’Espagne et l’Italie en passant par le sud de la France. La mafia russe s’installe depuis longtemps sur le littoral méditerranéen français et y achète de l’immobilier avec des valises de cash, sans que l’on sache d’où vient l’argent. La gendarmerie française a récemment démantelé un réseau roumain qui s’était donné une spécialité de voler le fret dans les camions de l’autoroute A1. L’Hexagone est aussi devenu une sorte de zone de stockage rapide et de transit pour la cocaïne et les drogues de synthèse venues de Pologne ou des Pays-Bas. La France se trouve également à la croisée des filières d’immigration clandestines tenues par les mafias. Les mafias chinoises et la mafia napolitaine collaborent pour fabriquer et écouler des produits de contrefaçon du luxe français.
Pour autant, les services de police italienne ne restent pas les bras croisés. Le 19 novembre dernier, 110 personnes ont été condamnées à des peines allant jusqu’à 16 ans de prison dans le cadre d’un maxi-procès antimafia à Milan. Elles appartenaient à la mafia calabraise, la ’Ndrangheta. Originaire des régions pauvres du sud de l’Italie, la ’Ndrangheta a fait des régions prospères du nord du pays «le poumon économique» de ses activités criminelles.
Il faut sans doute aussi noter l’arrestation, le 7 décembre dernier, de Michele Zagaria, chef du clan Casalesi – le plus redouté de la Camorra napolitaine – recherché depuis plus de 15 ans. Le chiffre d’affaires de la Camorra napolitaine avoisinerait 30 milliards d’euros par an. Spécialisées dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, ses entreprises obtenaient des marchés dans toute l’Italie. Et puis, une semaine plus tard, les carabiniers de Palerme ont arrêté 22 personnes accusées d’association mafieuse, d’extorsion via l’impôt mafieux connu sous le nom de «pizzo», de trafic de drogue et de vol.
Il reste cependant du chemin. Le procureur Grasso considère qu’il est possible de faire plus et mieux: «Nous avons une partie du diagnostic et quelques moyens, mais on ne s’en sert pas suffisamment parce que nombre d’accords importants pour mettre en œuvre une lutte contre la mafia à l’échelle européenne n’ont pas été ratifiés par tous les États membres. En Italie, l’auto-blanchiment n’est pas sanctionné par la loi. Face à une organisation criminelle très structurée, nous n’arrivons pas à mettre en place une organisation antimafia aussi structurée et cohérente. L’Italie ne fait toujours pas partie de l’Office européen de police (Europol), l’organisme chargé de la coopération en matière répressive entre les États membres de l’UE. Certes, le procureur antimafia italien que je suis obtient au cas par cas des arrestations de criminels par d’autres polices européennes, mais cela repose sur la bonne volonté. Nous avons une marge de progression».
L’eurodéputé italien Rosario Crocetta prend la parole après Grasso: «Il faut désormais penser à la lutte contre les mafias en termes globaux. Par exemple, il importe de se pencher sur les liens entre les mafias européennes et chinoises. En outre, cessons d’envisager de faire rentrer dans l’UE des pays des Balkans comme le Monténégro, qui restent incapables de lutter contre leur crime organisé. Ils sont particulièrement actifs dans le trafic d’héroïne. La criminalité organisée nous oblige à réfléchir à une riposte globalisée. Il faut frapper les organisations criminelles au portefeuille, en confisquant leurs avoirs criminels. Soit nous pensons désormais en termes globaux et internationaux, soit nous laissons tomber, et basta»!
Au nombre des progrès souhaitables, il est possible d’envisager que la loi italienne sur la séquestration des biens mafieux devienne une norme européenne. Cela permettrait d’attaquer la mafia au portefeuille et en conséquence de l’affaiblir considérablement. Il importe aussi de lutter plus fermement contre la corruption, une pratique qui fait le jeu de la mafia et nuit à la démocratie. Pays fondateur de l’UE, l’Italie reste un des plus corrompus. Et l’UE a été rejointe par des pays qui pour certains sont particulièrement inquiétants en la matière: la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie… Ces deux derniers pays sont particulièrement actifs dans les activités criminelles des Balkans.
Il manque encore à ce jour un projet européen pour lutter contre la criminalité organisée. Dans ce contexte de crise économique, lutter contre les mafias servira non seulement à ressouder le tissu social, mais aussi à réduire un des freins qui ralentissent la croissance.
Pierre Verluise est fondateur et directeur du site géopolitique www.diploweb.com, professeur à Grenoble École de Management, ainsi que directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris.