Un président pour l’éternité (7)
Puisqu’il est difficile de savoir exactement ce qui se passe en Corée du Nord et dans l’entourage du clan Kim, le mieux c’est parfois de l’inventer… Voici mon roman sur la succession de Kim Jong-Il, septième partie.
Taechon, avant-dernière étape de la tournée d’inspection, avec son lot habituel : parade pompeuse, enfants aux mains gelées tentant de garder le sourire… Plus vraiment de quoi impressionner Kim. Il est cependant surpris de se faire accueillir pas un subalterne, un jeune lieutenant qui bafouille un peu en lui parlant, et tente de faire bonne figure en lui montrant quelques bâtiments et le soin apporté aux préparatifs de sa venue. Mais Kim s’impatiente :
– Et le chef du camp ? Où est-il ?
– Oh, il ne participe jamais au protocole. Il dit que ce n’est pas pour lui.
– Mais alors que fait-il pendant les parades et toutes les fêtes que nous organisons à grands frais ?
– Il boit de la bière.
– Pardon ?
– Il boit de la bière. C’est un amateur de ce breuvage, au point qu’on doive faire venir des camions citernes entiers pour répondre à sa consommation. Et il est exigeant sur l’origine du liquide. Il ne boit que de la bière allemande. Pas question de le tromper en lui servant autre chose, il deviendrait fou.
– De la bière allemande ? Et pourquoi pas de la gueuze belge tant qu’on y est ?
– Oh, vous ne savez pas, Herr Mayer, qui dirige ce camp, est allemand. Il dit que la bière lui rappelle la banlieue de Leipzig, où il a grandi.
– Un allemand chargé de diriger un des camps les plus secrets de notre pays, et qui boit de la bière jusqu’à plus soif ? Eh ben ça promet. J’ai hâte de rencontre le personnage !
Ses vœux rapidement exhaussés, Kim est conduit devant le directeur du camp, un gros bonhomme frisant les quatre-vingts ans et ne parlant pas un mot de coréen. Accompagné d’un fidèle interprète du matin au soir, il prend un plaisir particulier à parler à ses interlocuteurs dans la langue de Goethe, laissant aller le timbre fort de sa voix restée intacte malgré les années, et alternant quelques rires gras qui trahissent l’embonpoint qu’il a accumulé au fil des âges et les milliers de litres de bières engloutis.
– Ah, Major, lâche-t-il en voyant s’approcher son invité. Ravi de faire votre connaissance. Comment allez-vous ?
– Ça va, ça va. Dites-moi Mayer, votre accueil est à revoir quand même. Je ne suis pas mondain, mais il y a des limites.
– Oh vous savez, pour ce que ça me fait. Les protocoles, c’est vraiment pas mon truc. Ne voyez rien de personnel là-dedans. Désolé si ça vous a choqué.
– Ce n’est rien, oublions. Comment vous sentez-vous dans ce camp ?
– Ça ne se passe pas trop mal, je n’ai pas à me plaindre. Mais d’un autre côté, je suis encore nouveau, ça fait seulement deux ans que je dirige ce camp. Avant, j’étais en charge du site de Kumchangni. Vous connaissez ?
– Et comment, j’en viens ! Et pourquoi avez-vous été transféré ici ?
– On trouvait mes méthodes trop brutales à Kumchangni. J’appliquais sur les sujets les rudiments de ce qu’on nous apprenait à la stasi, et quand on chopait des sujets maquisards, je peux vous garantir qu’ils s’en souvenaient. Ah ah, c’était vraiment le bon temps. Mais pour une raison que j’ignore, on a jugé que j’en faisais trop, et j’ai été relocalisé ici. C’est mon ancien second qui a été nommé comme nouveau responsable. Comment ça se passe là-bas désormais, puisque vous en venez ?
– Ça va… Mais je ne suis pas ici pour parler de Kumchangni, et puis de toute façon, je ne suis pas autorisé à vous dévoiler la moindre information.
– Oui, oui, je comprends. Et je suis habitué à la chose. J’ai passé ma vie à cacher tout ce que je savais à mes amis, mes proches, même ma femme. Personne ne savait même que je bossais pour la stasi. A part ceux que j’interrogeais, bien entendu. Ah ah ah. Ceux-là, ils ne sont pas prêts de m’oublier, je peux vous le garantir.
– Oui, oui, on m’a prévenu de vos méthodes. Mais dites-moi Herr Mayer, depuis combien de temps êtes-vous en Corée ?
– Oh, ça c’est une longue histoire. Mais pour faire bref, je suis arrivé ici en novembre 1989. Quand ces crétins se sont amusés à démolir le mur de Berlin, j’ai vite compris que des types dans mon genre n’étaient plus vraiment bienvenus en Allemagne. C’était la prison à coup sûr. Et puis avec un peu de malchance, ils auraient été fouiller dans mon passé, découvert que mon père était un nazi de la première heure… Bref, je n’avais pas vraiment un dossier jouant en ma faveur, si vous voyez ce que je veux dire.
– Je vois, en effet. Mais pourquoi la Corée du Nord ? Vous auriez pu disparaître en Amérique latine, comme tant d’autres. Ou même vous refaire une santé aux Etats-Unis, aux côtés d’anciens nazis… Avec un peu de bol, on vous aurait même refilé un poste à la CIA. Tandis qu’ici, c’est pas franchement Byzance.
– Ça, c’était une idée de mon frère. Il était venu ici dans les années 60, quand il était jeune ingénieur des ponts-et-chaussées. Il faisait partie d’une délégation est-allemande chargée d’apporter son savoir-faire à nos frères nord-coréens. Il y en avait des tonnes à l’époque. Faut dire que, si vous me permettez, vous en aviez franchement besoin ! Bref, quand il a vu la merde dans laquelle j’étais, il m’a conseillé de venir ici, et comme j’étais un peu pris de court, je n’ai pas hésité longtemps.
– Et votre frère, il vous a suivi ?
– Non, il n’avait rien de bien méchant à se reprocher. Il est resté en Allemagne, et a même poursuivi sa carrière dans un ministère, où il a occupé de très hautes fonctions. Et quand des journalistes un peu trop curieux lui ont demandé, des années après, ce qu’était devenu son frère qui travaillait dans la stasi, il a répondu que nous n’avions plus le moindre contact depuis de décennies, que j’étais un peu le paria de la famille, et qu’il était bien content de ne pas entendre parler de moi. Sympa le type ! Mais je ne lui en veux pas trop, c’est de bonne guerre après tout. Et puis il ne pouvait pas tout gâcher pour moi. J’aurais fait exactement la même chose à sa place. Peut-être même pire, mais bon, ce n’est pas le sujet. Il est à la retraite à présent, et j’ai appris récemment qu’il a été décoré pour son œuvre en matière de réconciliation entre les deux peuples allemands. Une belle farce quand même. A part ça, nous n’avons plus le moindre contact.
– Je vois. Et ici, vous faites quoi au juste ?
– Ah ça, je peux vous dire qu’on ne chôme pas. Le programme est énorme ici. Nous apprenons aux sujets tout ce qu’ils doivent savoir sur le Japon. Comme c’est un de nos pires ennemis, il faut les préparer à toutes les éventualités. Et puis vous savez mieux que moi que notre grand dirigeant a été un ardent résistant face à l’occupant japonais. Alors il a été décidé que ce serait une bonne idée de recréer cet environnement. On plonge certains de nos sujets dans une autre époque, au début des années 40, histoire de voir s’ils trouvent les mêmes parades que leur illustre modèle, et prennent les bonnes décisions. On reconstitue des décors de l’époque, et des volontaires de l’armée jouent le rôle de l’armée impériale japonaise. Il m’arrive même de faire des apparitions, dans la peau d’un officier nazi venu donné des conseils à l’allié japonais. J’adore me glisser dans la peau d’un SS, ça me rappelle mon enfance… D’autres groupes sont entrainés pour kidnapper des civils japonais, et les emmener à bord de sous-marins de poche. On leur apprend les arts martiaux japonais, l’histoire de l’archipel, et tout ce dont ils ont besoin pour se méfier de leur voisin.
– Et ça leur plait ?
– Bien sûr ! Ils adorent ça. Je peux vous dire qu’ils n’attendent qu’une chose, c’est de mettre leur savoir-faire à exécution.
– C’est-à-dire ?
– Eh bien qu’on les ordonne d’aller kidnapper des Japonais sur les côtes de l’archipel, au clair de lune, à l’ancienne.
– Et pour quoi faire ?
– Ah ça, ce n’est pas leur problème, et ce n’est pas le mien non plus d’ailleurs. Ce n’est pas moi qui décide de ce que la Corée du Nord doit faire. Pour être tout à fait honnête avec vous, l’histoire des kidnappés, je trouve ça un peu con d’ailleurs. Mais bon, si c’est une décision qui vient d’en-haut, je ne vois vraiment pas pourquoi nous devrions la discuter, et je suppose qu’ils ont leurs bonnes raisons à Pyongyang.
– Vous voulez donc dire que vos sujets sont prêts à exécuter ce genre d’ordre sans se poser la moindre question ?
– Ben oui. Il ne manquerait plus qu’ils discutent les consignes !
– Et ils ne demandent jamais à quoi servent ces civils japonais qu’on kidnappe ?
– Sûrement pas. Pour eux, ce sont des ennemis. Voilà tout.
– Et pour vous ?
– Ah, moi, je n’ai pas d’avis sur la question. Je respecte les consignes, c’est tout. Ça fait soixante ans que je respecte les consignes sans jamais poser la moindre question. C’est devenu une seconde nature. Je suppose que c’est la règle numéro un de la longévité dans notre métier.
– Pour ça, je suis entièrement d’accord avec vous. Mais puisque nous sommes entre nous, je vous répète la question : à quoi ça sert ?
– Franchement, je n’en ai pas la moindre idée. Ce n’est pas mon problème d’ailleurs, et je ne veux pas me poser trop de questions, mais je ne sais vraiment pas pourquoi nous devons kidnapper des Japonais ainsi.
– Et vous savez ce qu’ils deviennent, une fois kidnappés ?
– Non, pas la moindre idée. Et vous, vous le savez ?
– Non. Et je ne me pose pas la question non plus. Pour les mêmes raisons que vous, je suppose. Mais avouez que ça pose problème tout de même, parce que si on continue à kidnapper des gens sans s’interroger sur la finalité d’une telle politique, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.
– Oh vous savez, moi j’ai vécu en République Démocratique Allemande, alors les choses qui ne tournent pas rond mais qu’on continue quand même à faire tourner, ça n’a vraiment rien de nouveau pour moi. Si ça amuse quelqu’un à Pyongyang qu’on entraine des types qui ont tous la même tronche pour kidnapper des Japonais qui se baladent le soir sur les plages de leur pays, ça ne me dérange pas. Du moment qu’on me fournit en bière comme je le demande, je n’ai aucune exigence, et j’ai appris à ne pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. Question de survie.
– Je comprends bien, mais en tant que directeur de camp, vous ne vous êtes jamais demandé à quoi peut servir un entrainement de ce type ?
– Vous savez, je ne suis là que depuis deux ans, et j’ai repris un programme en cours de route. A moins d’être fou ou suicidaire, je ne vois vraiment pas pourquoi je me serai amusé à tout chambouler, au prétexte que je ne suis pas certain de la finalité du projet.
– Et les sujets que vous formez, vous y avez pensé ?
– Ben, je ne peux pas penser à tout le monde vous savez. Dans des régimes comme celui dans lequel nous vivons, on ne peut penser qu’à soi-même. Ça aussi c’est une question de survie.
– Et je suppose que ça aussi c’est quelque chose que vous avez appris dans votre pays d’origine.
– Absolument. On ne peut rien vous cacher. Si vous saviez tout ce qu’on a pu apprendre en RDA. C’était vraiment le bon temps.
– Mais ici, nous ne sommes pas en RDA. Et puis, si vous me le permettez, les méthodes qu’on vous enseignait là-bas n’étaient quand même pas si terribles que ça.
– Comment ça ?
– Je ne me base que sur les faits. Regardez ce que votre pays est devenu. Et regardez ce que la Corée du Nord est devenue. Nous existons encore, et nous n’avons rien eu à modifier. La fin de la Guerre froide, c’est pas pour nous.
– Je suis bien d’accord, mais vous ne pouvez pas comparer ce qui n’est pas comparable…
– Exactement ! Et c’est bien la raison pourquoi vous ne pouvez pas appliquer ici les mêmes méthodes qu’en RDA. Qui voudrait d’ailleurs connaître le même destin que votre pays. Faudrait vraiment être complètement con, non ? Et je suppose qu’une des choses que vous avez apprises à notre contact depuis que vous vous êtes réfugiés ici est que le régime nord-coréen est peut-être rigide, obsolète, ou tout ce que vous voulez, mais il n’est certainement pas con, et ses dirigeants encore moins.
– Oui, vous avez raison, je dois reconnaître que je suis encore aujourd’hui abasourdi par la capacité de ce pays à résister conter vents et marées. Il est vrai que la RDA n’a pas fait preuve du même courage en 1989. Mais le contexte était différent, et les pressions extérieures autrement plus fortes. Franchement, vous pouvez vous considérer comme chanceux ici. On vous fout la pression de temps en temps, mais vous n’êtes pas pris entre un voisin super riche qui n’attend qu’une occasion de vous assimiler et une puissance soit disant amie qui vous sort des théories fumeuses sur l’ouverture et la réforme, et vous balance à la première occasion. En comparaison, ici vous êtes vraiment tranquilles.
– Vous voyez, vous l’admettez vous-même. Le contexte est différent, les forces en présence ne sont pas les mêmes. Votre contribution à l’édification de notre glorieuse nation est très appréciée, et vous êtes d’ailleurs récompensé pour votre dévouement de la manière la plus sincère, comme vos cargaisons de bière en témoignent. Mais les méthodes que vous pratiquez ne sont pas adaptées pour ce que nous recherchons ici. Nous ne voulons pas reproduire une guerre froide de ce côté du monde. Nous nous montrons beaucoup plus sophistiqués que cela, et c’est ce qui explique en grande partie notre capacité à survivre…
– Mais ça veut dire que…
– Ça veut dire que l’entrainement qui est pratiqué ici n’est pas adapté, et qu’il faut en changer. Et ça veut dire aussi que nous ne pouvons plus vous confier de responsabilité à ce niveau, car si le travail n’est pas mal fait, il ne répond pas à nos exigences.
– Mais alors qu’est-ce que je vais devenir dans ce cas ? Vous n’allez quand même pas me renvoyer en Allemagne. Plutôt crever !
– Nous ne ferons pas cela à un de nos frères. Nous ne sommes pas du genre à maltraiter les gens que nous apprécions.
– Euh…
– Voici ce qu’on peut vous proposer. Dans le cadre de nos échanges cordiaux avec la République de l’Union du Myanmar, nous envoyons du matériel, et parfois quelques conseillers militaires. Ils sont toujours demandeurs, et se plaignent même que les types qu’on leur envoie réfléchissent trop, et ne sont pas assez stricts. Si vous le voulez, je peux m’arranger pour qu’une place dans la soute du prochain avion pour Naypyidaw vous soit réservée, enfin si vous voyez ce que je veux dire.
– Naypyidaw, qu’est-ce que c’est que ça ?
– Eh bien c’est leur capitale, depuis qu’ils ont décidé de la déplacer de Rangoon vers un lieu perdu au milieu de la jungle. Vous n’êtes pas au courant ? Remarquez, je ne peux pas vous en vouloir.
– Une capitale dans un coin paumé ?
– Ah ça je ne vous le fais pas dire. J’y suis allé une fois, et je peux vous assurer que même ici en comparaison, vous vous sentez comme au centre du monde.
– Et vous pensez qu’on peut trouver de la bonne bière là-bas ?
– Pour ça, ne vous inquiétez pas. Ces gens-là traitent très bien ceux qui travaillent dur pour eux. Et puis pour ce qui est de la bière, comme du cognac, nous avons les mêmes fournisseurs. Vous recevrez les mêmes cargaisons, mais à une autre adresse, voilà tout.
– Une capitale au nom imprononçable paumée au milieu de la jungle, vous me mettez l’eau à la bouche.
– Alors nous avons un deal ?
– Banco ! De toute façon, il doit être écrit que les types dans mon genre doivent finir leurs vieux jours dans la jungle. Et puis ici, il fait bien trop froid en hiver de toute façon.
– Vous serez très bien là-bas, je peux vous le garantir ! C’est un endroit fait sur mesure pour vous. La junte militaire sera ravie de vous accueillir.
– J’ai hâte. Quand est-ce que je pars ?
– L’année prochaine.
– L’année prochaine ! Mais pourquoi pas dans dix ans non plus ! Pourquoi attendre si longtemps ?
– Parce que vous pensez sans doute que nous avons des vols quotidiens pour Naypyidaw ? Qui en voudrait d’ailleurs ? Je vous place sur la liste prioritaire, et je pense que d’ici un an, nous aurons un espace de libre dans la soute, comme je vous l’ai promis. Je suis un homme de parole, vous pouvez me faire confiance. Et puis je ne vous oublie pas non plus. Si un cargo part pour le Myanmar d’ici-là, je vous réserve une place dans la salle des machines ou sur le pont. Allez, na faisons pas la fine bouche, j’ajoute même que ce sera au choix : la salle des machines ou le pont.
– Décidément, vous me faites trop d’honneur. On ne traitait pas les gens aussi bien en RDA.
– Je le sais bien. Et c’est peut-être pour cette raison que ce pays n’existe plus ! C’est à croire que les historiens ne font pas leur boulot correctement.
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