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Les cultes, le multiculti et l’État moderne

Winter 2011 Tête À Tête

Les cultes, le multiculti et l’État moderne

teteatetebouchardGB parle de l’avenir des nations, de la religion et des sociétés hétérogènes avec le sociologue et historien Gérard Bouchard

GB: Quelles sont les recommandations de la Commission Bouchard-Taylor (que vous avez pilotée de concert avec le grand philosophe montréalais Charles Taylor) au Québec sur les accommodements raisonnables qui seraient transposables dans d’autres juridictions développées et multiethniques?

Bouchard: Les conceptions que nous avons proposées sont articulées autour de la réalité québécoise et sont d’abord destinées à la réalité québécoise. Mais la plupart de ces recommandations, qui ont trait à la pratique des accommodements raisonnables, peuvent s’appliquer dans la plupart des nations démocratiques, quelles que soient les philosophies particulières qui prévalent dans ces pays (je parle surtout de pays démocratiques parce que dans les pays non démocratiques, on a évidemment affaire à une autre logique). L’idée des accommodements raisonnables relève en définitive du bon sens et d’une courtoisie élémentaire à laquelle sont tenus les membres de la société hôte envers les immigrants qu’ils invitent chez eux. Prenons l’exemple d’une cafétéria publique: il est courant d’offrir des menus différents pour les végétariens; pour quelle raison ne ferait-on pas la même chose pour accommoder des Musulmans ou des Juifs en offrant des menus halal ou kasher? Quelles seraient les bonnes raisons qui justifieraient de ne pas le faire? Cela tient encore une fois à la courtoisie entre des gens de cultures différentes. Bien sûr, cette courtoisie doit être limitée, elle doit être gérée avec discipline, et c’est pourquoi il faut assortir la pratique des accommodements raisonnables d’un certain nombre de critères et de balises.

L’idée essentielle, c’est que les accommodements raisonnables ne doivent pas empiéter sur les droits d’autres personnes, qu’ils ne doivent pas constituer un fardeau (administratif, financier, etc.) excessif pour la vie de l’organisation, de l’entreprise ou d’une institution quelconque. Ce sont des critères qui s’appliquent de façon assez universelle. En Amérique du Nord, la pratique des accommodements a été introduite par les tribunaux et elle fait donc l’objet d’une définition juridique. Mais dans d’autres sociétés, ces pratiques d’accommodement ne sont pas forcément encadrées par le droit formel ou par les tribunaux. La France, par exemple, est assez hostile à l’idée d’incorporer dans son droit ce genre de disposition, mais on constate dans la vie quotidienne des institutions que l’on recourt néanmoins à des accommodements. Encore une fois, parce que cela tient tout simplement de la courtoisie élémentaire et du bon sens.

GB: Est-ce-que le fardeau de la courtoisie est partagé entre minorité et majorité?

Bouchard: Bien sûr. C’est d’ailleurs une règle fondamentale des accommodements raisonnables: la réciprocité. C’est une véritable négociation, ce n’est pas une pratique unilatérale. Tout cela repose sur l’existence d’un élément d’incompatibilité entre deux cultures et la volonté pour deux parties concernées de trouver un équilibre, un compromis; chacun doit faire son bout de chemin.

GB: Quelles sont les balises, voire les «lignes rouges», de cet accommodement, de ces négociations entre majorité et minorité dans le contexte des sociétés démocratiques?

Bouchard: C’est une question centrale qui est à l’origine d’une inquiétude parmi les citoyens. Plusieurs d’entre eux croient que cette négociation est complètement ouverte et qu’elle peut dériver vers des formules inacceptables, contraires aux valeurs fondamentales de la société hôte. Évidemment, il faut s’assurer que les accommodements ne vont pas jusque-là, qu’il y a des limites à respecter. La négociation doit être de bonne foi et bien encadrée. Par exemple, à l’école, il n’est pas question de porter atteinte à la loi sur l’instruction publique. Dans d’autres domaines, il n’est pas question de changer une loi (à moins qu’après réflexion on s’aperçoive qu’elle est de toute évidence abusive). De même, on ne peut pas aller contre des dispositions des chartes légales ou constitutionnelles. Tout cela pose des limites à l’exercice de la négociation. Il en va de même avec les valeurs fondamentales d’une société. Au Québec, la valeur d’égalité homme-femme est un sujet hypersensible et il est certain qu’une demande d’accommodement qui porte atteinte à cette norme a très peu de chance d’être accordée, et avec raison.

GB: Y a-t-il des exemples, à l’échelle globale, de tentatives d’accommodement raisonnable qui ont échoué?

Bouchard: Il y a des cas de demande d’accommodement qui sont vraiment complexes et très difficiles à traiter. Parfois, la décision pourrait aller aussi bien d’un côté comme de l’autre. On devine que ces demandes sont de nature à susciter la controverse et du mécontentement dans la population. Les cas-limites posent toujours problème, quelle que soit la règle considérée. Quand on est à la frontière, c’est très problématique. Pensez à la dignité de la vie humaine, là aussi il y a des cas-limites. Dans le cas d’une personne très âgée qui en est au dernier stade de la maladie d’Alzheimer et qui a perdu toute ses facultés intellectuelles, est-on encore en présence d’une personne? Est-ce que les critères ne deviennent pas un peu flous? Ce sont des cas-limites et il est normal que les consensus soient difficiles à atteindre. En matière d’accommodement, il y a aussi des cas-limites. Cela ne veut pas dire que le principe des accommodements est mauvais, il y a simplement parfois des situations extrêmement complexes. Au Québec, nous avons eu il y a quelques années cette querelle du port du kirpan à l’école; c’est une question sur laquelle les tribunaux eux-mêmes étaient divisés; on comprend que la population se soit montrée perplexe. Une situation semblable, mettant encore en cause le kirpan, vient tout juste de se présenter à Québec alors que des représentants de la religion sikhe se sont vus interdire l’accès à l’Assemblée nationale parce qu’ils refusaient de retirer leur kirpan. Les agents de sécurité ont estimé qu’il s’agissait d’une arme; ils auraient pu tout aussi bien considérer qu’il s’agissait d’un symbole religieux.

GB: Qu’est-ce que cet «interculturalisme» dont vous parlez dans le rapport Bouchard-Taylor?

Bouchard: Ce qui distingue fondamentalement l’interculturalisme des autres modèles de prise en charge de la diversité ethnoculturelle, c’est qu’au sein d’une société très diversifiée, on doit favoriser les interactions, les rapprochements, les initiatives intercommunautaires, de façon à favoriser des éléments d’une culture commune (valeurs, appartenance, solidarité) et à prévenir la fragmentation. En général, on parle d’interculturalisme dans les nations où la diversité est vécue et pensée à travers le prisme de la dualité; il y a donc une perception très forte selon laquelle la nation est formée d’une culture majoritaire et de cultures minoritaires. L’objectif général, le défi de l’interculturalisme, c’est d’articuler ce rapport en s’assurant qu’il ne se transforme pas en ligne de tension et de conflit. Si on prend l’exemple du Canada anglais, on est dans un univers différent. Le premier postulat du multiculturalisme canadien, c’est qu’il n’y a pas de culture officielle ou de culture majoritaire au Canada. Là, on est dans un univers où la diversité est pensée de façon très différente; la nation devient un ensemble d’individus et de groupes ayant les mêmes droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés. Au Québec, c’est différent. On y observe une conscience vive de la diversité, mais aussi un sentiment très fort qu’il existe une culture majoritaire – la culture francophone. Dans ce cas, la fragmentation et les divisions sont d’autant plus à craindre que cette culture majoritaire, francophone, est elle-même une minorité qui se sent fragile. D’où l’accent mis sur les rapprochements, les interactions et la formation d’un dénominateur symbolique commun, source d’unité, de cohésion.

GB: Existe-t-il une différence concrète entre la manière dont les accommodements se font ou devraient se faire entre majorité et minorité dans le contexte national ou ethnique, et entre majorité et minorité dans le contexte religieux?

Bouchard: La question ne se pose pas de cette façon au Québec où pratiquement toutes les demandes sont motivées par une question religieuse: la permission de porter le foulard musulman, la permission d’avoir un menu hallal, la permission de modifier l’horaire d’un examen pour pouvoir participer à une fête religieuse, etc. Les seules demandes pour motifs non religieux que je connais traitent du recours à des services d’interprète, à l’hôpital, par exemple.

GB: Est ce que la philosophie politique du Québec vis-à-vis de la laïcité est différente de celle prévalant en France ou dans d’autres pays?

Bouchard: Un mot d’abord sur la situation en France. À première vue, si on s’en remet au débat public, la France serait plus laïque que le Québec ou bien d’autres sociétés. Plusieurs pensent ici que le Québec devrait suivre l’exemple de la France, c’est-à-dire réduire dans l’espace public et interdire dans les institutions de l’État la manifestation de signes religieux. Mais il faut introduire ici des nuances importantes; la situation de la France est beaucoup plus compliquée. Au Québec, par exemple, les écoles privées religieuses sont financées à hauteur de 60 pour cent par le gouvernement, alors qu’en France, c’est autour de 80 pour cent. Tous les édifices religieux en France sont la propriété de l’État, qui est responsable de leur entretien. Autrement dit, c’est l’État qui paie pour la réparation des églises. Alors, peut-on dire que la France est plus laïque que le Québec? Sous certains rapports, on pourrait affirmer le contraire.

Il faut cependant signaler quelque chose de particulier au Québec, à savoir le rapport difficile que les francophones ont développé vis-à-vis de la religion, vis-à-vis de l’Église catholique, et plus précisément du clergé. C’est un héritage de notre histoire. Il y a ici un sentiment extrêmement fort que l’Église a abusé de son pouvoir, qu’elle a opprimé les fidèles, tout particulièrement les femmes, en les obligeant à avoir plus d’enfants qu’elles ne l’auraient voulu, en les astreignant à une soumission par rapport à l’homme, et ainsi de suite. Le mouvement féministe a beaucoup lutté pour l’émancipation de la femme, pour l’affranchir de ces contraintes. Tout cela a nourri une mémoire douloureuse, un peu agressive même, à l’endroit de la religion catholique et, par extension, à l’endroit des religions ou du religieux. Ce sentiment négatif, il n’y a pas à s’en surprendre, a créé une disposition défavorable face aux demandes d’accommodement. Je crois qu’il trouve un écho aussi dans l’opposition aux signes religieux dans les institutions de l’État.

GB: Est-ce-que le principe de la séparation entre État et Église sera toujours réaliste pour les sociétés complexes de ce nouveau siècle?

Bouchard: Il est très important de s’entendre sur ce que l’on veut dire par cette notion de laïcité. Le débat public présentement colporte plusieurs définitions. En fait, si on entend par laïcité la séparation du pouvoir de l’Église comme institution de celui de l’État, il est clair que la laïcité doit être maintenue. Les religions ne doivent pas empiéter sur les prérogatives de l’État, lequel relève de la citoyenneté. Ces deux sphères ne doivent pas être confondues. Mais c’est une question différente que de se demander dans quelle mesure la religion doit être visible dans l’espace public? Pour ma part, je crois que la religion peut se manifester dans les institutions de l’État sans compromettre la séparation des pouvoirs dont je viens de parler. Le fait, par exemple, qu’une femme musulmane fonctionnaire porte le foulard à son travail, à mon avis, ne remet nullement en cause la séparation formelle du pouvoir entre l’Église et l’État. Cette personne peut fait son travail comme n’importe quelle autre, sauf qu’elle affiche une appartenance religieuse dans l’exercice de sa fonction. Il importe de distinguer soigneusement ces deux ordres de choses. En somme, il faut être très attentif à maintenir la séparation formelle des pouvoirs entre les religions et l’État, mais il faut être flexible quant à l’expression des appartenances religieuses dans la vie publique et dans les institutions de l’État. Cela dit, je pense qu’il y a des cas où l’interdiction de signes religieux dans ces institutions est justifiée, notamment dans les fonctions auxquelles sont attachés des pouvoirs de coercition (Charles Taylor et moi nous sommes expliqués là-dessus dans le Rapport de la Commission que nous avons co-présidée).

GB: Peut-on comprendre la politique moderne sans une certaine conception de Dieu?

Bouchard: Ma réponse est oui. Il y a plusieurs façons de comprendre la politique ou l’univers moderne. Certaines s’inspirent d’une conception de Dieu ou d’une conception religieuse, d’autres se nourrissent de philosophies humanistes, donc athéistes, qui n’ont pas besoin du recours à Dieu, ou à une croyance religieuse. C’est un héritage important de l’évolution de l’Occident depuis deux ou trois siècles. Il faut absolument, dans les sociétés démocratiques comme les nôtres, organiser la vie publique de telle façon que tous les citoyens soient sur un pied d’égalité. L’État doit donc rester neutre par rapport à toutes les conceptions de l’univers ou de la vie, que ces conceptions soient inspirées de la nature ou d’un principe spirituel ou d’un principe religieux. Il doit aussi s’engager à ce que ces conceptions soient protégées, comme le veut la liberté de conscience des citoyens.

GB: Est-ce-que les leaders politiques actuels, aussi bien internationaux que canadiens, sont suffisamment instruits par rapport à la religion?

Bouchard: Nos leaders politiques ressemblent beaucoup à la société dont ils émanent. Ils évoluent en phase avec cette société et, de ce point de vue, tout le monde me semble avoir fait pas mal de progrès depuis 10 ou 20 ans. La diversité religieuse existait certes auparavant, mais sous des formes plus simples. Au Québec, comme dans l’ensemble du Canada, il y avait diverses religions chrétiennes qui faisaient plutôt bon ménage (si l’on excepte les nombreux épisodes d’antisémitisme). Ce qui a compliqué la situation, c’est la présence croissante de nouvelles religions qui sont devenues plus visibles et qui s’affirment dans notre société, en particulier la religion sikhe et la religion musulmane. Le contexte est toutefois plus favorable qu’en Europe dans la mesure où les expressions de fondamentalisme ou d’intégrisme sont beaucoup moins présentes chez nous.

GB: Quel est l’avenir de l’idée de «nation» dans ce nouveau siècle?

Bouchard: C’est une immense question. Avec la montée de la mondialisation, nombre d’observateurs ont cru que la nation allait d’abord s’affaiblir et puis éventuellement disparaître. Ce qu’on a découvert avec surprise, c’est que la mondialisation a fourni du carburant qui a relancé la nation en stimulant les identités nationales et les solidarités ethniques. Les sentiments d’appartenance ont connu une renaissance en même temps que l’émergence de la mondialisation; c’est une forme de réaction contre la menace d’aliénation qui accompagne la mondialisation. Il y a quelque chose d’important à retenir de tout cela, c’est que l’individu a besoin d’un sentiment d’appartenance dans lequel il trouve une certaine familiarité, une certaine solidarité, des repères qui confèrent une sécurité symbolique aussi. Or, c’est surtout la nation qui jusqu’ici a été la source et le cadre de ces références. Plusieurs citoyens s’y sentent plus à l’aise, moins impuissants que dans les vastes horizons ouverts par la mondialisation. L’essor parallèle du néolibéralisme a empiré les choses, et plusieurs s’inquiètent pour le filet social des sociétés. La nation peut offrir une défense contre cette menace. C’est le seul recours qui reste. C’est pour cette raison, je crois, que l’État-nation va survivre encore un bon bout de temps: comme mur de protection des citoyens et des communautés contre des forces qui semblent leur échapper.

GB: Quel est l’avenir du religieux dans ce futur que vous projetez pour la nation?

Bouchard: C’est imprévisible, mais je ne vois pas de bonne raison de penser que le religieux va décliner de façon continue. Il va sûrement se maintenir dans la vie privée des citoyens. Il va peut-être moins s’exprimer dans la vie publique, mais même cela reste à voir. Malgré quelques siècles de sécularisation, le religieux demeure une dimension fondamentale de la condition humaine (c’est un athée qui vous le dit…).

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Gérard Bouchard, sociologue et historien, enseigne à l’Université du Québec à Chicoutimi. Depuis quelques années, ses travaux portent principalement sur les imaginaires collectifs, notamment les mythes nationaux.

(Photographie: Paul Cimon)
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