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L'eau en Asie centrale

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L'eau en Asie centrale

Selon le dernier rapport du Programme mondial des Nations Unies pour l’évaluation des ressources en eau (WWAP), publié en mars 2009, le monde se dirige vers une crise mondiale des ressources aquifères. En effet, d’ici 2030 la moitié de la population mondiale devra faire face à un déficit d’eau douce. L’approvisionnement en eau est déjà un sujet extrêmement sensible en Asie centrale, car, bien que le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan soient des puissances du pétrole et du gaz naturel en devenir, ces trois pays font face à des pénuries quotidiennes «d’or bleu». La solution à leur problème se trouve au Kirghizistan et au Tadjikistan, qui possèdent des ressources hydriques en abondance. Le Tadjikistan planche présentement sur le projet de construction du barrage de Rogoun destiné à résoudre ses problèmes chroniques en matière d’énergie et en même temps à exporter de l’électricité vers les pays voisins.

Tachkent voit ce projet d’un mauvais œil car il aurait des conséquences sur son industrie du coton, dépendante du débit d’eau qui vient du Tadjikistan, ainsi qu’un impact négatif sur les écosystèmes où vivent des millions d’Ouzbeks. Le barrage Rogoun accroîtrait aussi l’influence politique et économique de Douchanbé sur la région. Dans ce contexte, le Président Ouzbek Islam Karimov, dans une lettre adressée à son homologue Tadjik en février 2010, a réclamé la réalisation d’une étude par la communauté internationale avant que ne soit commencée la construction du barrage hydroélectrique.

En Asie centrale les questions d’approvisionnement en eau sont liées aux questions énergétiques. Par exemple, le Tadjikistan, pauvre et montagneux, possède deux cinquièmes des ressources en eau de la région. Les efforts de ses dirigeants pour développer le potentiel hydroélectrique, renforcer la sécurité énergétique et assurer la stabilité politique ont été à plusieurs occasions frustrés par l’Ouzbékistan, pays situé en aval des cours d’eau centro-asiatiques et riche en combustibles fossiles. Tachkent s’efforce de maintenir une influence politique sur le Tadjikistan, à qui il vend du gaz naturel. Comme dans de nombreuses régions du monde où les grands cours d’eau et les nappes traversent les frontières, la coopération interétatique sur la distribution régionale en eau et énergies fossiles pourrait entraîner des bénéfices à somme positive. Un partage accru de la production hydroélectrique et une meilleure utilisation de l’eau pour l’irrigation des champs de coton seraient, en effet, profitables à tous les États d’Asie centrale. Cependant, en l’absence d’un climat de confiance, les questions d’approvisionnement en eau sont susceptibles d’augmenter les tensions et même d’être la source d’éventuels conflits ouverts. Malheureusement, jusqu’à présent, aucune des grandes puissances n’a été en mesure de servir d’intermédiaire ou d’offrir une solution au problème de la pénurie d’eau en Asie centrale, bien qu’elles aient toutes proposé des solutions à un moment ou à un autre.

La Russie est le seul pays dont les réserves en eau sont suffisamment abondantes pour satisfaire la demande d’eau de la région. Elle dispose de la deuxième plus grande réserve d’eau de la planète, derrière le Brésil. De plus, le lac Baïkal en Sibérie contient 20 pour cent des ressources planétaires en eau douce, ce qui représente la plus grande concentration d’eau douce sur la planète. Comptant sur de telles ressources, la Russie pourrait théoriquement assurer sa sécurité économique, même advenant le cas d’un épuisement total et rapide de ses ressources en pétrole et gaz. La Chine voisine, qui, malgré un nombre considérable de rivières coulant sur son territoire, n’a pas accès à de l’eau potable fraîche, pourrait éventuellement devenir le principal acheteur de l’eau du Baïkal. Plusieurs experts pensent effectivement que la construction d’un canal reliant les territoires arides du nord-est de la Chine au lac Baïkal représente une solution rapide et à moindre frais au problème des carences en eau fraîche en Chine.

Dans les années 1960, les dirigeants politiques de l’ex-Union soviétique se lancèrent dans la promotion d’un plan de détournement de trois fleuves sibériens vers la Mer d’Aral (projet «SIBARAL», une contraction des mots Sibérie et Aral), dont l’assèchement accéléré chambardait le système aquifère des républiques centro-asiatiques. Après d’interminables discussions sur les coûts et bénéfices du projet, Mikhaïl Gorbatchev prit la décision d’abandonner le projet en 1986, un geste interprété à l’époque comme une des premières victoires de la «société civile» soviétique. Les études des spécialistes soviétiques concluaient que la construction d’un canal de plus de 2 500 kilomètres modifierait la croûte glacière de l’océan Arctique, détériorerait la qualité de l’eau des fleuves Ob, Irtoush et Léna, et inonderait des forêts entières et d’immenses zones de terres agricoles.

Pourtant, en 2006, le président russe Vladimir Poutine remis à la mode l’idée du projet SIBARAL. Alors que l’eau lentement mais sûrement remplace le pétrole comme ressource stratégique à l’échelle mondiale, Poutine proposa aux dirigeants d’Asie centrale la création d’un consortium de l’eau d’Eurasie et de l’énergie électrique. L’objectif du projet consistait à rediriger une partie du débit de fleuves Ob et Léna vers le sud, particulièrement vers la mer d’Aral. Dans les cercles politiques russes plusieurs se mirent à rêver d’une Russie accédant au statut de «superpuissance de l’eau».

En jouant efficacement la carte de la géopolitique de l’eau, la Russie serait en position d’atteindre deux objectifs stratégiques. D’une part, presque deux décennies après la disparition de l’Union soviétique, elle pourrait reconsolider ses liens avec les républiques d’Asie centrale et, d’autre part, elle pourrait affaiblir considérablement les mouvements islamiques radicaux qui profitent du processus de désertification dans la région pour recruter les agriculteurs victimes de l’appauvrissement des sols. De plus, la Russie pourrait utiliser ses moyens économiques et technologiques pour ériger un réseau de canaux acheminant l’eau de l’océan Arctique vers les steppes de l’Asie central et même de la Chine. Les gains géostratégiques potentiels seraient énormes, avec entre autres l’arrêt, ou à tout le moins le ralentissement, de l’avancé des États-Unis et de la Chine dans ce que la Russie considère sa «sphère d’influence privilégiée». La région est traversée non seulement par les luttes politiques, diplomatiques et économiques que se livrent les grandes puissances, mais également par des conflits historiques entre rivaux régionaux tels que la Turquie, l’Iran, l’Inde et le Pakistan, tous conscients que le sort des forces hégémoniques au 21e siècle dépendra en grande partie de l’équilibre des forces en Asie centrale.

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Richard Rousseau est professeur agrégé en relations internationales à l’Université de la Géorgie et chroniqueur au journal The Georgian Times à Tbilissi.

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