Charles de Gaulle en 2011
Même en écartant le gaullisme, le général a toujours des leçons à offrir aux «géopoliticiens» de ce nouveau siècle
«L’incertitude marque notre époque». C’était en 1932. Charles de Gaulle débutait ainsi Le Fil de l’Epée, un de ses livres que l’on devrait le plus s’empresser de relire aujourd’hui.
L’essentiel de la pensée politique de Charles de Gaulle, notamment son approche de la chose publique et des équilibres du monde, se cristallisa dans le tumulte des années 1930. Ensuite, après la phase héroïque de la guerre et l’épopée de la France Libre, commença son action purement politique. Dans les années 1940, 1950 et 1960, il dut affronter un monde en mutation accélérée. C’était l’époque de la guerre froide, de la course à l’armement nucléaire, et l’Europe se reconstruisait dans la nostalgie d’une suprématie perdue. Les empires coloniaux se délitaient. Les nations nouvellement indépendantes essayaient de se construire et devaient souvent payer le prix de luttes longues et violentes qui avaient mené à leur liberté et avaient parfois disloqué leurs sociétés.
La tâche principale du général de Gaulle en 1945, ou en 1960, c’était d’abord d’essayer de diriger une société française brisée par la défaite de 1940, cherchant sa nouvelle place dans le monde, gérant avec difficulté la perte de ses colonies et finalement aux prises avec les profonds changements sociaux qui culminèrent en mai 1968. Il fallait créer et expliquer un avenir à partir de l’incertitude.
Quatre-vingts ans plus tard, l’incertitude marque à nouveau notre époque.
Au-delà de la crise économique actuelle, du déplacement de la production de richesse vers l’Asie et des insurrections révolutionnaires au Moyen-Orient, les dislocations sont encore plus profondes. La technologie n’est désormais plus le privilège de quelques nations puissantes d’Europe et d’Amérique: savoir et technique s’étendent au reste du globe, favorisant de plus en plus les peuples qui pourront combiner taille et technologie. Des décennies de migrations mettent à mal les identités et créent des tensions au sein même de nations qui se sentent en déclin. Le système international (entre autres, ONU, FMI, OMC) peine non seulement à apporter des réponses, mais souvent même à enclencher le dialogue sur les sujets qui comptent. Et prises dans ces angoisses, il y a des populations désemparées, car elles sentent que les solutions sont transnationales et rarement locales et que les réponses (et tactiques) des professionnels de la politique ne font que prolonger l’épreuve.
Chez les puissances qui émergent, si l’avenir est prometteur, il n’est pas encore assez clair: la confiance en soi est certes de retour en Chine, en Inde ou au Brésil. Mais ces pays n’ont pas encore trouvé les constructions sociales et institutionnelles de la maturité, ni leur position dans le jeu international.
Le résultat est la multiplication de chocs, à la fois nationaux et internationaux, dans un monde anxieux, désespérément à la recherche de repères, et de leadership.
Incertitude des puissants d’hier, celle des puissants de demain, et puis celle de ceux qui, entre les deux, voient le monde changer et aimeraient savoir à quels puissants et à quels modèles rattacher leur intérêts et leur avenir: les choses changent trop vite pour se passer de leaders à la mesure des dangers. Des leaders donc, voilà le besoin, plutôt que des idéologies. Leaders nationaux, locaux, associatifs, etc. Bref le réseau complexe de femmes et d’hommes de bonne volonté qui, alors même que les idées nouvelles émergent avec peine, peut aider à guider le navire.
D’où la tentation du retour – intellectuel – au général de Gaulle. Il peut sembler insolite de revisiter en ce début de 21e siècle celui que François Mitterrand et d’autres critiques voyaient comme un homme du 19e siècle. Mais méfions-nous des apparences. Et essayons cet exercice intellectuel: détachons de Gaulle du gaullisme, son proto-héritage intellectuel et politique franco-français avec son cortège de récupérations électorales. Voyons plutôt en lui ce qui pourrait le plus intéresser notre époque, bien au-delà du cas français: une approche de l’action publique, une méthode plus qu’une idéologie, une forme de discours plus qu’un discours. Voyons en lui le praticien. Sans en faire de l’exercice un recensement naïf de leçons.
Transparait alors, dans le déroulé de son action, de ses discours et de ses écrits, un homme public puissant de pragmatisme qui réussit, à plusieurs reprises, de Londres à l’Algérie, à domestiquer des situations désespérées. Un homme dont l’action fut toujours conduite par une «raison droite et ferme», pour reprendre les mots du philosophe Jacques Maritain sur de Gaulle. Raison droite et ferme qui lui permit de remettre la France dans le concert des vainqueurs, en 1945, malgré les réalités de la défaite. Ce tour de force magistral, à lui seul, justifierait sa place au panthéon des politiques qui ont réussi l’impossible. Un monde en proie aux dislocations géopolitiques et économiques gagnerait donc à regarder du côté de chez de Gaulle.
Il est fascinant d’essayer de déterminer, à la lumière de son action et sans anachronisme, certains des leviers qu’aurait utilisés de Gaulle pour appréhender les remous de notre époque. Quatre, notamment, s’imposent à l’esprit.
D’abord la connaissance et le respect de l’Histoire. De Gaulle était profondément historien. Fils de professeur d’histoire, il enseigna lui-même l’histoire à l’école militaire de Saint-Cyr et fut aussi l’auteur de livres d’histoire. La France et son Armée, en 1938, est un livre d’histoire militaire et politique de très haute tenue, oeuvre d’un historien confiant en sa plume et embrassant d’un souffle des siècles d’histoire de France. Les Mémoires d’Espoir, rédigé 32 ans plus tard, débute d’ailleurs par un développement historique. Ses fameuses conférences de presse au palais de l’Elysée étaient souvent parsemées de panoramas historiques.
De Gaulle avait, au premier chef, le talent de placer ses analyses et ses décisions dans le canevas plus vaste de l’histoire. Et cela ne fut pas toujours compris. On lui reprocha souvent, par exemple, de parler de Russie soviétique, plutôt que d’URSS. Certains, comme Jean-François Revel, y virent une incapacité à saisir le présent. Quand en réalité, il s’agissait du prisme habituel qui permettait à de Gaulle de distiller les éléments premiers de l’histoire et de la géopolitique pour mieux poser son analyse. Pour lui, il y avait d’abord l’histoire millénaire du peuple russe, et puis l’addition contingente de l’idéologie communiste. L’un était là pour toujours, l’autre pouvait un jour disparaître. L’histoire longue dominait, dans son esprit, les péripéties, quand bien même la péripétie serait l’URSS. Ce n’était pas aveuglement, mais recul.
C’est grâce à ce recul que parfois de Gaulle a semblé prophétiser des événements lointains, telle la réunification allemande (si peu évidente quand il en parlait dans les années 1960). Il refusait la dictature de l’immédiat en rappelant la permanence d’un peuple allemand uni par l’histoire et la culture. C’est par ce recul historique qu’il justifia également son refus de l’adhésion du Royaume-Uni au Marché Commun européen en 1963 (à tort ou à raison), ou qu’il comprit la nécessité de reconnaître la Chine communiste en 1964, bien avant les États-Unis de Nixon. Et il parlait, déjà, de l’Europe «de l’Atlantique à l’Oural», dont nous nous rapprochons aujourd’hui.
Ce retour aux éléments premiers de l’histoire, c’est un peu son bon sens à lui, «une espèce de bon sens supérieur», écrivait Claude Guy, son aide de camp, «extraordinairement simple dans son expression, énorme dans son pouvoir d’affirmation, absolu et pour ainsi dire choquant, aussi intolérable aux narines du premier venu qu’un concentré de parfumerie».
Alors, qu’en est-il de ce bon sens historique en 2011? Regardons simplement l’Irak, l’Afghanistan et le Pakistan: une meilleure analyse historique n’aurait-elle pas permis d’éviter des catastrophes? Peut-on comprendre l’Iran et ses ambitions sans connaître son histoire, bien avant la révolution islamique de 1979, en remontant à Mossadegh, à la révolution constitutionnelle de 1906. Et il faudrait d’ailleurs remonter plus loin. L’histoire du 19e siècle nous apprendrait beaucoup sur les motivations des dirigeants chinois d’aujourd’hui, par exemple. Le chaos géopolitique d’aujourd’hui ne pourra pas être intellectuellement dominé sans la rigueur de l’analyse historique. Et elle ne semble pas en abondance autour de nous. Cela semble académique? Une préoccupation pour centres de recherche et revues de réflexion? Et si c’était, au contraire, la voie la plus pragmatique. Non pas celle de l’historien professionnel, mais du décideur, face aux événements, et au besoin de références.
Là où la pratique de Charles de Gaulle devient encore plus intéressante, c’est lorsqu’elle pivote subitement: connaître l’histoire, certes; mais aussi savoir abandonner le passé. Le paradoxe n’est qu’en surface.
De Gaulle fut un homme de rupture qui ne souffrait pas le statu quo. Rien ne l’exprime en termes plus typiquement gaulliens – et caustiques – que cette déclaration de 1960: «Il est tout à fait naturel que l’on ressente la nostalgie de ce qui était l’Empire, tout comme on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages. Mais quoi? Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités».
Et les réalités bien comprises dictent souvent des changements brutaux. De Gaulle géra la fin de la présence française en Algérie, menant là une politique contraire à son milieu et à son éducation. Il réconcilia la France et l’Allemagne. Il décolonisa l’Afrique. Le vieil homme des années 1960, dont certains ne voulaient retenir que la rhétorique supposée grandiloquente, était en fait d’une extraordinaire flexibilité d’esprit. Si son cœur aurait voulu garder l’Algérie dans le giron de la France, il avait compris que c’était démographiquement, économiquement et historiquement une absurdité. Et qu’il fallait donc abandonner les illusions de «l’Algérie de papa», comme il disait.
Dans le contexte international d’aujourd’hui, où est la force intellectuelle et de volonté qui affirmera que le système d’hier ne fonctionne plus? Qu’un conseil de sécurité de l’ONU bâti sur les vestiges de 1945 ne remplira bientôt plus sa fonction. Que le FMI et la Banque mondiale devront un jour refléter les équilibres économiques du 21e siècle. Qu’il faudra repenser la résolution des conflits, les accords de sécurité collective, l’aide au développement, la régulation des migrations internationales, le rapport des religions aux institutions démocratiques. Nous entrons, à toute vitesse, dans un temps de ruptures.
Les plaques bougent, et les systèmes changent souvent avec un temps de retard. Mais il faudra toute la force de leaders politiques, économiques et de pensée qui sauront embrasser les changements et expliquer aux peuples qu’il ne faut pas avoir peur (et surtout pas des autres), mais reconstruire un avenir. Ce que de Gaulle su faire en 1944 à la libération du territoire français puis après 1958 en relançant les investissements dans l’éducation et la recherche, ou en utilisant l’Europe pour moderniser l’agriculture française.
Mais le changement, chez de Gaulle, passait par le primat des institutions. L’un de ses combats constants fut de réformer les institutions pour assurer la stabilité, condition de la mise en oeuvre de toute politique. Dès la fin de la Deuxième guerre mondiale, puis lors du Discours de Bayeux en 1946 proposant une architecture constitutionnelle nouvelle, puis lors de son retour au pouvoir en 1958, ce fut les institutions d’abord.
Le 4 septembre 1958, il présentait son projet de constitution aux électeurs, place de la République à Paris: «Ce qui, pour les pouvoirs publics, est désormais primordial», dit-il, «c’est leur efficacité et leur continuité. Nous vivons en un temps où des forces gigantesques sont en train de transformer le monde. Sous peine de devenir un peuple dédaigné et périmé, il nous faut, dans les domaines scientifique, économique et social, évoluer rapidement. […] Il y a là des faits qui dominent notre existence nationale et doivent, par conséquent, commander nos institutions».
Définir les institutions qu’il faut, c’est la condition de l’évolution, de la reconstruction et du développement, et non pas les dividendes du succès économique d’une nation… Dans le débat qui ne cesse de faire rage jusqu’à ce jour – faut-il commencer par le développement de l’économie ou bien par celui d’institutions démocratiques efficaces – de Gaulle aurait facilement choisi son camp. Son héritage le plus durable, c’est la Constitution de 1958 qui donne à la France une solidité institutionnelle qu’elle n’avait jamais connue. C’est la Constitution de la Cinquième République qui permit à l’action publique de se déployer dans les années 1960 et 1970 pour rebâtir et moderniser l’économie française.
Alors, en 2011, quand tant de nations essayent d’émerger de décennies de mal-développement, il est utile de rappeler que ce débat économie-institutions n’est pas nouveau, que la réponse a été suggérée par l’expérience et que peu de leaders au 20e siècle furent aussi obstinés que de Gaulle dans la certitude que des institutions claires, flexibles, garantissant les libertés individuelles autant que l’efficacité de l’État, sont la clef de voûte de toute réforme. Quand il s’agissait des institutions, de Gaulle était encore moins enclin à l’idéologie que sur d’autres sujets. Seule comptait la réalité changeante, les «choses étant ce qu’elles sont», pour reprendre une de ses expressions favorites.
C’est par les institutions que l’on peut atteindre la stabilité dans un système mondial en mutation. Institutions nationales ou internationales, c’est sur cela que devrait se concentrer l’action, y compris en ces temps de crise économique. Réformer la gouvernance avant le contingent. S’il y une leçon à retenir de Charles de Gaulle, c’est bien celle-là.
Mais encore faut-il savoir communiquer le changement. De Gaulle fut un maître inégalé de la communication. Sa force était d’aller au coeur des arguments sans simplifier le discours. Il savait prendre son public pour des adultes. Il expliquait. Il était logique. Relisez l’appel du 18 juin. Aucune incantation. Aucune fioriture. Une logique simple, implacable: la guerre sera gagnée car elle sera mondiale et les ressources de l’Amérique aideront à emporter la victoire. Il faut donc résister. Comme l’écrit Régis Debray, les discours prononcés par de Gaulle durant la guerre «ne sont pas des vaticinations, des envolées sur l’avenir de la France et de la liberté. Ce sont à la fois des relevés de position et des ordres de mission». D’où leur portée. Certains des premiers ralliés à la France Libre, ce «coup de bluff qui a marché», disait de Gaulle, ont plus tard avoué avoir été convaincus non par le souffle rhétorique du général, mais par la force de sa logique.
À notre époque de slogans calibrés au millimètre par les consultants politiques, il serait sage de repenser à cet usage droit et ferme des mots. Expliquer, mais respecter. Développer, mais dans la brièveté (les discours du général de Gaulle n’étaient jamais longs). Précision et concision.
De Gaulle, malgré son style qui sentait parfois sa formation latine, n’était pas un orateur antique. C’était un communicant moderne, qui sut apprivoiser la télévision, au prix de quelques efforts, qui s’aida des conseils de comédiens. Mais il sut ne pas devenir un esclave de la technique et garder la maîtrise de son verbe.
L’histoire récente a rappelé l’efficacité d’une communication politique nourrie de substance. Quand Barack Obama est à son meilleur, il réussit par le retour du narratif, et non par les slogans. Le discours redevient alors une arme du politique. Développer des arguments, une pensée, une histoire, a potentiellement plus de puissance que les sound bites des chaines câblées. Et les populations ont la patience d’écouter un discours qui leur explique une réalité confuse. Alors relisez de Gaulle, ces discours lancés dans le feu de l’action, lors de la tentative de putsch de 1961, par exemple, quand il parla du quarteron de généraux en retraite qui tentait un pronunciamento militaire. Ou les nombreux discours qui détaillaient l’évolution de sa politique sur l’autodétermination de l’Algérie. Le vieux général a encore des choses à dire.
Il faut certes savoir éviter le ridicule de vouloir appliquer les leçons des hommes que l’on dit grands. Mais s’il est présomptueux de vouloir écrire comme Tolstoï, il serait dommage de ne pas l’avoir lu. Il en est de même de la conduite des affaires de ce 21e siècle.
Amine Jaoui est conseiller en stratégie économique et politique auprès d’un gouvernement du Moyen-Orient.