La langue de Voltaire et l’avenir de l’Afrique
GB fait un tour d’horizon du continent avec l’ancien Président sénégalais
GB: Qu’est-ce que la Francophonie?
AD: L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), qui vient de célébrer son 40e anniversaire, est une institution fondée sur le partage d’une langue, le français, et de valeurs communes. Elle rassemble à ce jour 56 États et gouvernements membres et quatorze observateurs, totalisant une population de 870 millions de personnes, dont 200 millions de locuteurs de français. Présente sur les cinq continents, elle représente près du tiers des États membres de l’Organisation des Nations Unies. J’ai l’habitude de dire que la Francophonie est un laboratoire de la diversité et de la solidarité: nous accueillons à la fois deux pays du G8, 15 membres de l’Union européenne, des pays émergents et d’autres parmi les plus pauvres. Parmi les valeurs qui nous rassemblent, il y a bien entendu les valeurs héritées du siècle des Lumières, auxquelles j’ajouterai d’autres, plus actuelles, telles que la solidarité, la diversité et le dialogue des cultures. L’OIF apporte à ses membres un appui dans l’élaboration ou la consolidation de leurs politiques et mène des actions de coopération multilatérale, conformément aux grandes missions tracées par le Sommet de la Francophonie: promouvoir la langue française et la diversité culturelle et linguistique; promouvoir la paix, la démocratie et les droits de l’Homme; appuyer l’éducation, la formation, l’enseignement supérieur et la recherche; développer la coopération au service du développement durable et de la solidarité. Dans l’ensemble de ses actions, l’OIF accorde une attention particulière aux jeunes et aux femmes ainsi qu’à l’accès aux technologies de l’information et de la communication. Des enceintes telles que la nôtre peuvent être le lieu où se recrée un multilatéralisme positif, suscitant des coopérations et des coordinations plutôt que des antagonismes. Les problèmes peuvent s’y débattre sans faire intervenir d’emblée des relations de pouvoir et de domination. En mettant des valeurs non-marchandes comme la paix, la solidarité, la diversité et les droits au cœur de leurs pratiques et de leur réflexion, en mettant l’accent sur la recherche de partenariat et de concertations transparentes, la Francophonie remplace la confrontation par une coopération véritable, fondée sur des convergences fortes comme le partage de la langue, une histoire commune, des valeurs privilégiées. Je suis intimement convaincu que la Francophonie a une partition importante et originale à jouer dans la redéfinition des règles du jeu international. Mais aussi dans l’émergence d’un multilatéralisme plus équilibré, plus équitable, plus solidaire, à l’image des pratiques que nous avons développées au sein de notre propre communauté.
GB: Pensez-vous que la langue française aura les mêmes attraits dans les décennies à venir à l’échelle globale?
AD: Certainement. Et je suis persuadé qu’elle deviendra, au fil des ans, encore plus attractive qu’elle ne l’est déjà aujourd’hui, à condition que tout le monde, y compris les élites francophones, réalise que la langue française constitue un accès formidable au savoir universel. Le français est la seule langue, avec l’anglais, à être parlée sur les cinq continents. Elle reste une grande langue de communication internationale, très demandée dans le monde entier. Il suffit de voir le succès des Lycées français, des Alliances françaises, des centres culturels français à l’étranger pour se rendre compte de l’engouement qu’elle suscite. Il faut cependant que le français, sans s’opposer à l’anglais, reste une langue qui ait l’ambition de tout exprimer, y compris dans les domaines techniques et scientifiques. Il faut que l’opinion publique comprenne que promouvoir la place de la langue française sur la scène internationale, c’est primordial dans la société mondialisée d’aujourd’hui. En défendant la place de notre langue, nous nous mobilisons aussi pour accroître la place de toutes les autres langues dans l’espace linguistique mondial. Une seule langue, cela signifie une seule vision du monde. C’est contre cela que nous nous battons.
GB: Votre prédécesseur comme Président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, fut membre de l’Académie française. Quel est l’impact de la francophonie au Sénégal depuis Senghor?
AD: L’impact est considérable. Il faut préciser d’abord que le français est la langue officielle, celle de l’administration et de l’enseignement, et qu’elle cohabite harmonieusement avec les langues nationales. De plus, le français est aussi la langue des arts dans mon pays, notamment du fait de l’influence de Senghor. Vous savez que les Sénégalais entretiennent un rapport assez particulier avec la langue française. C’est d’ailleurs Senghor qui, quand il est devenu Immortel à l’Académie française, a introduit, dans le dictionnaire de l’Académie, le mot «essencerie», utilisé dans mon pays pour désigner une station service. Le peuple sénégalais a toujours usé de beaucoup d’imagination et de créativité en ce qui concerne la langue française. Notre français est imagé, coloré, joyeux. Il prend en considération les réalités de la vie quotidienne.
GB: Quel est le poids de la francophonie en Afrique aujourd’hui?
AD: Elle est importante. En comptant l’Algérie, qui n’est pas membre de notre Organisation, l’Afrique totalise plus de 96 millions de locuteurs de français. Et parmi les 53 pays membres de l’Union africaine, 30 sont membres de l’Organisation internationale de la Francophonie. On observe, par ailleurs, une demande croissante de français de la part des organisations régionales africaines, mais aussi de nombreux pays, membres ou non de la Francophonie, comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud, qui ont décidé de développer l’enseignement de la langue française. C’est dans ce contexte que la Francophonie déploie ses efforts en faveur de la promotion du français, en tant que langue des relations internationales, à l’intention des diplomates et hauts fonctionnaires africains. Nous organisons, notamment, des cours de français et des formations à la négociation diplomatique ou soutenons les efforts de ces organisations pour assurer une plus grande présence du français dans les documents ou sur leurs sites Internet. D’une manière plus générale, il faut souligner le lien étroit entre le nombre de locuteurs de français et le taux de scolarisation des pays du Sud. C’est pour cela aussi qu’il faut continuer à soutenir les efforts de nos membres en faveur de l’éducation, et le nombre de locuteurs augmentera automatiquement.
GB: Est-ce que la culture politique au Sénégal présente des spécificités par rapport à d’autres pays africains?
AD: Oui, dans le sens où le Sénégal a souvent été pionnier, il a souvent ouvert la voie, et cela depuis des siècles, d’abord en présentant un cahier de doléances à la Révolution française. Aussi, le Président Senghor, père de la nation sénégalaise, a été un modèle aussi bien dans son parcours personnel, que dans la manière par laquelle il a dirigé le pays, la manière par laquelle il m’a passé le flambeau. Enfin, je dirai que moi-même, modestement, j’ai ouvert la voie au multipartisme intégral dès mon arrivée au pouvoir en 1981.
GB: Quel est donc l’héritage politique de M. Senghor, puis de vous-même, au Sénégal et pour toute l’Afrique?
AD: Il est difficile de faire un compte-rendu exhaustif de l’héritage politique de Léopold Sédar Senghor, qui a tant fait pour mon pays. Il a fait du Sénégal indépendant un État démocratique, dont l’action diplomatique était reconnue et qui rayonnait sur la scène artistique internationale. Devenu Président, j’ai poursuivi l’oeuvre du Président Senghor. J’ai renforcé l’État de droit et la séparation des pouvoirs. Une de mes premières décisions a été d’instaurer le multipartisme intégral. Je l’ai fait par conviction. Dans le domaine de la santé, nous avons mené une très bonne politique de lutte contre le Sida, ce qui nous a permis d’afficher un taux de prévalence parmi les plus bas en Afrique. Élu Président de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) à deux reprises, j’ai notamment mené une lutte mémorable pour le démantèlement de l’apartheid: j’ai visité, dans des conditions difficiles et même périlleuses, tous les pays de la ligne de front. Mon pays a mis tout son prestige et tout son poids diplomatique dans la bataille. La population était sensibilisée à la cause puisque j’avais fait inscrire dans chaque école sénégalaise «l’apartheid est un crime contre l’humanité». Avec l’OUA nous avons accentué toutes les pressions possibles pour la disparition des dernières poches du colonialisme et de l’apartheid. Dakar a d’ailleurs abrité une réunion décisive entre des Libéraux blancs et des membres de l’ANC, qui a permis par la suite l’accession au pouvoir de Frederik De Klerk, l’abolition de l’apartheid et la libération de Mandela. Ce ne fut pas un combat facile, mais c’était une exigence et un impératif pour l’honneur et la dignité d’une Afrique que l’histoire a très et trop souvent blessée.
GB: Qu’envisagez-vous comme grandes tendances – économiques, démographiques, sociales, stratégiques – en Afrique occidentale dans les prochains 10 à 15 ans?
AD: Il est certain que nous assisterons, dans les prochaines années, à une explosion démographique en Afrique de l’Ouest. Il faudra donc, en même temps, gérer les conséquences de cette poussée démographique dans les domaines sociaux, économiques ou environnementaux – comme, par exemple, les questions de l’aménagement du territoire et de gestion des flux migratoires des zones rurales vers les zones urbaines. Ce qui me rassure en Afrique de l’Ouest, c’est que l’intégration politique y avance à grands pas. Il faut souligner les avancées réalisées ces dernières années: la création de l’Union africaine, de ses projets afférents, comme le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique, et toute l’architecture continentale mise en place pour la paix et la sécurité.
Aujourd’hui, l’Union africaine a acquis une importance réelle dans la vie quotidienne de ses États membres et est devenue un acteur majeur et reconnu des relations internationales. Tout cela démontre que les décisions et dispositions prises vont dans le bon sens. Pour l’heure, il est certain que le processus de mondialisation économique reflète, en les aggravant, les déséquilibres du monde. Je veux parler des écarts croissants entre niveaux de développement, des différences en matière de droits politiques et sociaux, ou encore de capacité de négociation et de décision, dans un espace où les lieux de pouvoir tendent à se diversifier et à s’internationaliser. Il est évident que les termes de l’échange entre le Nord et le Sud souffrent d’une inégalité profonde. Et l’on observe de plus en plus souvent des disparités criantes à l’intérieur même des États. Est-ce à dire que la mondialisation économique serait destinée, par essence, à ne profiter qu’aux entreprises transnationales, qu’aux pays industrialisés, qu’aux nantis de la société internationale? Est-ce à dire que les pays en développement seraient destinés à être exclus du libre échange? Je ne le crois pas. Il ne saurait y avoir de fatalité en la matière. La mondialisation n’est autre chose que l’accélération sans précédent des échanges mondiaux, du fait d’une série d’innovations techniques – notamment dans le domaine des transports, de l’information et de la communication – mais aussi d’une série d’évolutions politiques, au premier rang desquelles l’ouverture des frontières. J’ai la profonde conviction que rien n’est encore joué, que rien n’est encore définitivement écrit dans les rapports de force que l’on voit s’instaurer sous l’effet de la mondialisation. C’est à nous qu’il revient de réguler la mondialisation économique, de lui donner un sens, de lui imprimer une direction, de lui insuffler un certain nombre de valeurs. À nous de faire triompher une vision de l’homme et du monde, acceptable par tous, partout.
GB: La population africaine étant très jeune, est-ce que la démographie de l’Afrique est un atout pour le continent?
AD: Elle sera un atout si on arrive à juguler les conséquences qui suivent cette croissance démographique et que j’ai énoncées plus tôt. Il faut trouver les moyens d’accompagner toute poussée démographique. L’Afrique a besoin d’une jeunesse industrieuse, bien formée, férue de nouvelles technologiques, polyglotte et ouverte sur le reste du monde. L’Afrique a besoin d’une jeunesse qui connaisse aussi son histoire, sa culture. Avant la colonisation, elle avait ses propres formes d’organisations administratives et sociales. Dominée, morcelée et pillée, privée de ses ressources humaines, physiques, artistiques, elle a résisté. L’Afrique a gardé encore un esprit de solidarité et un profond attachement à beaucoup de valeurs fondatrices de son être et de son identité. Ce sont ces valeurs humaines et spirituelles que sa jeunesse doit impérativement garder.
Si elle arrive à juguler les crises récurrentes qui freinent son avancée, l’Afrique sera le continent de demain. D’un point de vue économique, je reste un partisan de l’intégration africaine, comme je l’ai toujours été. Il y a près de 50 ans, j’étais de ceux qui pensaient que nos États devaient accéder à l’indépendance dans le cadre de la Fédération de l’Afrique occidentale française ou de l’Afrique équatoriale française. Imaginez ce que cela aurait donné aujourd’hui, en termes de puissance économique!
GB: Quelle est l’équipe que vous appuyez pour la Coupe du monde en Afrique du Sud? Est-ce qu’une équipe africaine risque de remporter la Coupe? Quels pourraient être les impacts de cette compétition internationale sur le continent africain?
AD: Je supporterai bien entendu toutes les équipes africaines, surtout les équipes africaines francophones qui participeront à la compétition. Cette première Coupe du monde en terre africaine est un test majeur pour l’Afrique, et notamment pour l’Afrique du Sud. Je suis très content que le pays de Nelson Mandela accueille cette coupe. C’est une consécration et une reconnaissance: on a fait ce cadeau à l’Afrique du Sud, mais surtout au symbole de la dignité et de l’honneur qu’est Mandela. C’est un honneur et un défi pour toute l’Afrique.
Abdou Diouf est Secrétaire général de la Francophonie. Il est ancien Président et Premier ministre de la République du Sénégal.