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La Turquie et le monde arabe

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La Turquie et le monde arabe

Au début des années 1990, la scène musicale égyptienne, rongée par une décennie d’hégémonie de la musique de couches populaires (nommée musique des taxis), a subi un certain changement : les nouvelles techniques d’enregistrement ont redonné de l’importance à l’orchestration de la musique, ce qui a permis une recherche sonore nouvelle. La scène s’est alors ouverte sur d’autres horizons. A ce moment-là, la suprématie traditionnelle des musiciens égyptiens a été contestée au sein même de l’Egypte par un duo de musiciens : Aytac Dogan sur le qanoun (bien répandu dans tout l’Orient) et Ismail Tunçbilek sur le baglama (instrument pratiqué essentiellement par les Turcs et les Kurdes). Ceci marqua le premier pas du retour turc dans la partie arabe du Moyen-Orient et constitua probablement un geste fondamental et emblématique.

Depuis la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale, et la dissolution du système de Califat par Kamal Atatürk en 1923, le monde arabe est devenu méfiant à l’égard de la Turquie en raison de sa proximité avec l’Occident, puis de son adhésion à l’OTAN. Des préparatifs de guerre ont même eu lieu en 1998 sur les frontières syro-turques.

Les raisons des conflits entre la Turquie et le monde arabe ne manquaient pas. Avant tout, il y avait des raisons historiques : d’une part, les Turcs accusaient les Arabes de traîtrise, et d’autre part, les Arabes de l’Orient considéraient que l’occupation ottomane avait, pendant quatre siècles, empêché les pays arabes de se développer au rythme européen (l’Empire Ottoman avait conquis le Proche-Orient puis l’Egypte en 1517). Une occupation qui, par la suite,  s’est terminée par un ensemble de massacres,  de catastrophes économiques et de famines pendant la Première Guerre mondiale. Parmi les raisons politiques, notons le soutien syrien au chef du PKK kurde Abdallah Oçalan dans son combat contre les autorités turques et l’alliance entre Ankara et l’Occident capitaliste. Enfin, des raisons vitales étaient également en jeu : la Turquie, l’Irak et la Syrie partagent les quelques rares sources d’eau dans une terre assoiffée. A cela, il faudra ajouter que la résistance turque aux troupes françaises et anglaises, le lendemain de la Première Guerre mondiale, a permis à la Turquie de conserver l’Iskenderun, cette région qui fut comparée, par l’idéologie baassiste et l’opinion générale syrienne, à la Palestine arrachée des mains des Arabes par les Juifs soutenus par ce même « Occident ».

Aujourd’hui, tous les analystes arabes s’extasient devant la percée diplomatique turque dans la région : la Turquie s’impose dans le dossier irakien, s’investit au Liban, opère un rapprochement spectaculaire avec le gouvernement syrien et devient un médiateur reconnu dans les négociations syro-israéliennes. En se basant sur une solide assise économique et sociale après l’ouverture croissante envers les Kurdes, en réglant l’ancien conflit avec l’Arménie, en conservant de bonnes relations avec Tel-Aviv malgré les critiques acerbes à l’égard de l’armée israélienne et, enfin, en rencontrant le président iranien Ahmadi-Najad, le premier ministre turc, Erdogan, se montre comme l’homme à « zéro ennemi » dans la région. Les pays arabes à majorité sunnite regardent la Turquie comme un contrepoids précieux face à la montée en puissance de l’Iran, ce dernier étant relayé par les communautés chiites des pays arabes, depuis le Golfe jusqu’au sud du Liban. Ainsi, après l’échec des tentatives de copier les expériences européennes et soviétiques, une écrasante majorité de la population de l’Orient arabe acclame l’expérience turque et espère en faire le modèle à suivre.

On peut se demander comment la Turquie est passée du statut d’ennemi à celui de frère bien-aimé, et du statut de l’homme faible de l’Orient rongé par les coups d’état et la faiblesse économique à celui de l’allié recherché. Ceux qui ont la mémoire courte soutiendront que ceci n’est que le fruit des critiques faites par Erdogan au président israélien actuel, Shimon Perez, à Davos en janvier 2009. Il est vrai que ceci a permis à Erdogan de jouir d’une popularité peu égalée au sein des populations arabes. Cependant, les vraies raisons qui ont permis de franchir la barrière psychologique insurmontable depuis 80 ans, sont, semble-t-il, enracinées dans la réalité de la société turque et dans son nouveau rapport à elle-même et à son voisinage.

Mis à part le bruit des bottes militaires, le monde arabe n’avait connu de la Turquie moderne que de rares noms, comme celui du poète persécuté en Turquie, Nazim Hekmat. La Turquie reprenait aux chanteurs égyptiens des chansons à succès et son cinéma était souvent sans intérêt pour le spectateur arabe. Néanmoins, depuis une quinzaine d’années, la sonorité musicale turque regagnait de l’intérêt avec le baglama d’Ismail Tunçbilek et le toucher très particulier d’Aytac Dogan sur son beau qanoun. Suite à cela, des artistes comme Kudsi Erguner ou Yurdal Tokcan sont devenus très prisés par les musiciens arabes qui ont redécouvert la subtilité de la musique ottomane, anciennement commune à toute la région depuis l’Egypte à l’Irak. Un Turc, Faruk Turunz, est maintenant considéré parmi les meilleurs, sinon le meilleur fabricant de l’oud (le luth oriental). En même temps, des auteurs comme Nedim Gurcel ou Orhan Pamouk ont été découverts par les lecteurs arabes, avant même qu’ils ne soient reconnus en Europe. Les feuilletons télévisés turcs, souvent extrêmement longs, sont entrés en compétition, après un doublage en arabe classique ou en dialecte damasquin, avec les rivaux syriens et égyptiens et ont eu une formidable popularité, vulgarisant ainsi le rapport populaire arabe avec la société turque moderne et invitant le regard à changer de point de vue. Dans les milieux plus religieux, les Islamistes turcs sont devenus l’exemple unique, où un parti religieux a pu conquérir le pouvoir. Les confréries soufies ont continué à jouer un rôle, de plus en plus croissant, de lien entre la Turquie et le nord de la Syrie et de l’Irak.

Ces changements ont commencé bien avant l’arrivée d’Erdogan et de ses amis au pouvoir. Ceci n’aurait pas pu avoir lieu sans une réconciliation turque avec l’héritage ottoman : les romans explorent sans hésitation et avec beaucoup de courage des coins parfois sombres de l’histoire ottomane; la musique ottomane longtemps combattue au nom de l’occidentalisation de la Turquie, a retrouvé sa place élégante et noble, avec ses accents balkaniques, kurdes, arméniens et aleppins; l’héritage spirituel islamique est revendiqué malgré les craintes de certains fondamentalistes de laïcité. En même temps, la main d’œuvre kurde a permis de bâtir l’économie turque à moindres frais.

Une Turquie riche de l’acceptation de sa complexité renaît et commence à rayonner sur son entourage, elle est admirée et aimée cette fois-ci. C’est à travers les arts et la culture que la société turque a préparé le terrain à sa diplomatie pour regagner en force et en influence dans la région moyen-orientale, profitant ainsi de plusieurs éléments : le repli arabe sur des identités traditionnelles et régionales, moins tournées vers l’Europe suite à une série interminable de déceptions; le déclin de l’influence égyptienne, contestée sur tous les fronts (politique, économique, intellectuel, musical et audio-visuel); l’aspiration des populations arabes à un modèle permettant la reconnaissance de leurs différences sans que cela n’engendre une fragmentation de la société à la libanaise ou à l’irakienne; la révision faite par des historiens arabes et islamistes de l’époque ottomane et de son Califat, qui fut réhabilité comme le puissant défenseur de l’Islam et de la région face aux plans européens de mainmise sur ses richesses et son territoire. Sans l’effondrement de la barrière psychologique, longtemps érigée entre le peuple turc et le peuple arabe, la diplomatie turque aurait été perçue comme une nouvelle tentative d’hégémonie ottomane sur la région.

La situation actuelle, quoique promettant une meilleure entente entre les pays de la région moyen-orientale, demeure fragile. Les réponses à beaucoup de questions dépendent de celle-ci, à savoir si les acquis vont se consolider ou, au contraire, seront éphémères.

On peut se demander si l’image de « l’Arabe » a pour autant changé aux yeux du « Turc » et si la politique turque n’est pas plutôt intimement liée au parti actuellement au pouvoir pour empêcher que la méfiance à l’égard des Arabes ne regagne les diplomates turcs suite à un revers électoral. La Turquie, aussi, ne serait-elle pas contrainte à choisir entre une adhésion européenne et une alliance avec son entourage arabe?

Par ailleurs, un réveil de l’Egypte n’entraînera-t-il pas une nouvelle compétition guerrière égypto-turque, comme celle qui a été encouragée par les Européens en 1831, à l’époque de Mohammad Ali Pacha (1769-1849)? La région sera-t-elle à nouveau la scène d’une guerre anti-wahhabite comme celle conduite par ce même Mohammad Ali, en péninsule arabe, pour le compte de la Sublime Porte en 1811?

Le rôle israélien, ne créera-t-il pas des divisions dans cette entente, imposant à la Turquie des choix extrêmement difficiles, particulièrement si l’armée israélienne mènerait des guerres violentes dans des régions surpeuplées et assiégées comme Gaza?

L’avenir de la relation avec l’Iran est une autre énigme: les sources de tensions arabo-iraniennes sont aussi nombreuses que celles arabo-turques et, malheureusement, on n’observe pas une pénétration de la culture iranienne, pourtant très riche, dans le monde arabe (hormis les médias du Hezbollah). La crainte d’une puissance iranienne a poussé les pays du Golfe à financer Saddam Hussein, dans les années 1980, comme elle pousse aujourd’hui beaucoup d’Arabes à chercher l’alliance avec la Turquie (sauf la Syrie, qui tisse cette alliance pour d’autres raisons stratégiques tout en entretenant son entente avec l’Iran). Par contre, un règlement de la crise iranienne, pacifique ou non, n’entraînera-t-il pas une nouvelle méfiance arabe à l’égard de la puissance turque, qui sera alors à nouveau perçue comme impériale et hégémonique?

Cependant, les évolutions récentes au Moyen-Orient permettent de mieux voir le chemin d’espoir pour une région très longtemps martyrisée. A condition d’une inter-pénétration culturelle saine et durable, levant les barrières psychologiques entre ces peuples, et d’une meilleure reconnaissance de la complexité de chaque identité et de chaque population, les ressources humaines et naturelles de cette région, d’une importance stratégique et spirituelle cruciale pour le monde, lui permettront de concevoir un avenir correspondant enfin aux espoirs de ses peuples. Différents pays de la région, pour différentes raisons, connaissent un rajeunissement du pouvoir. Les considérations économiques, donc les échanges, priment désormais sur les considérations historiques et sur les rêves grandioses et grandiloquents de jadis. La révolution de la communication a rendu impossible de dissimuler la commission des massacres de masse réprimant les contestataires des politiques mises en place. Il n’est plus possible de maintenir les peuples de la région sous une chape de plomb, sous le regard de l’humanité entière. L’Occident, particulièrement l’Europe, a intérêt à soutenir la paix et le progrès au Moyen-Orient, stabilisant ainsi son voisinage direct. S’opposer à cette démarche et créer à nouveau des conflits dans la région lui sera nocif et contre-productif.

Même si les problèmes demeurent nombreux et épineux, l’exemple de la Turquie montre l’importance et le rôle de l’échange culturel et intellectuel dans le dépassement des tensions héritées ou contemporaines. Tous les conflits brûlants du Moyen-Orient, depuis Jérusalem jusqu’à Téhéran, ne peuvent être résolus sans prendre en compte ce facteur nécessaire, même s’il est insuffisant à lui seul. Il est même clair que, pour mettre fin aux différentes idées extrémistes nées de la frustration (sur tous les plans) et de l’isolement, les efforts de chaque pays seul seront insuffisants, alors qu’un échange culturel libre et fructueux entre les différents pays de cette région réussira dans cette tâche en permettant de réactiver leur immense héritage spirituel et culturel commun. Et si on commençait par (ré)écouter Ostad Mohammad Reza Shajarian (Iran) ou Wadih El Safi (Liban)?

 

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Fadi El Abdallah, docteur en droit, est actuellement juriste adjoint chargé de la sensibilisation à la Cour pénale internationale, à La Haye (Pays-Bas). Les vues exprimées doivent être considérées comme propres à leur auteur.

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