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L’Union Économique Eurasienne

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L’Union Économique Eurasienne

L'Union Économique EurasienneLadite union dirigée par la Russie devrait naître d’ici 2015. Certains prédisent le retour en force de Moscou. Mythe ou réalité?

La construction sous l’égide de la Russie d’une union eurasienne rassemblant en son sein plusieurs anciens membres de l’URSS s’agit-t-elle de la preuve de l’ambition néo-impérialiste de Moscou pour le 21e siècle? Peut-être. Mais malgré quelques avancées enregistrées par le Kremlin dans ses tractations avec les gouvernements concernés, la réintégration de l’espace post-soviétique placé sous la domination absolue et sans partage de la Russie reste une illusion optique dissimulant les véritables faiblesses de ce projet cher à Vladimir Poutine. Faible croissance économique, divisions politiques, incertitudes prégnantes liées à l’avenir des régimes autocrates – autant de défis à la réussite de ce vaste chantier dirigé depuis Moscou.

Début octobre 2011, Poutine, alors premier ministre, a publié dans le quotidien Izvestia un article devenu rapidement célèbre, portant sur la création de l’Union économique eurasienne. Cette publication est intervenue moins de deux semaines après le fameux congrès de la Russie unie lors duquel Poutine annonça sa décision de se présenter à la prochaine présidentielle de mars 2012, alors qu’une nouvelle candidature de Dmitri Medvedev était encore vivement discutée par la communauté d’experts tant en Russie qu’à l’étranger.

Dans le contexte du retour imminent au Kremlin de son précédent occupant, le projet d’union économique s’étendant à plusieurs pays membres de l’ancienne Union soviétique ne pouvait qu’attirer l’attention de tous ceux qui avaient compté encore récemment sur le maintien de Medvedev à la présidence russe. Pour eux, cette structure intégrationniste n’aurait pour but que d’assurer davantage la prééminence de la Russie sur l’échiquier eurasiatique, notamment vis-à-vis de ses anciens satellites. Aussi, Vladimir Poutine avait parlé dans son article d’«une puissante association supranationale capable de se muer en un des pôles du monde moderne et d’y jouer le rôle de connecteur efficace entre l’Europe et la région dynamique de l’Asie-Pacifique».

De fait, ce n’était pas la première tentative de Moscou de reconstituer ses liens politiques et économiques avec l’ex-URSS après l’écroulement de cette dernière en décembre 1991. La Communauté des États indépendants (CEI), héritière de l’Union soviétique, était alors conçue comme le cadre principal des interactions officielles parmi les républiques désormais souveraines, dans un climat de forte interdépendance favorable à la préservation de bonnes relations. En 1994, les pays de la CEI ont même signé un accord sur la création d’une zone de libre-échange qui devait être un pas supplémentaire dans le sens d’une politique économique et commerciale concertée. Dans le même temps, la coopération politique était assurée par des structures de haut niveau, telles que les conseils des chefs d’État et des chefs de gouvernement, certains conseils ministériels (affaires étrangères, défense, intérieur) ou encore l’Assemblée interparlementaire.

Cependant, l’existence de la CEI n’a été marquée d’aucun progrès majeur quant au rapprochement des politiques respectives de ses États membres, puisque son mode de fonctionnement ne prévoyait aucune harmonisation législative – favorisant plutôt et principalement le maintien d’un dialogue interétatique régulier sans engagements particuliers. De plus, les relations entre Moscou et les capitales des pays concernés s’étant progressivement détériorées du fait de la montée des nationalismes, de nouveaux partenariats furent tissés par-ci par-là avec l’Occident, la Chine et d’autres acteurs, tels la Turquie, l’Iran, le Japon et la Corée du Sud. Alors que plusieurs chefs d’État ont commencé à pratiquer l’absentéisme, ne se rendant plus à des sommets, la guerre russo-géorgienne d’août 2008 a conduit à la sortie pure et simple de Tbilissi du dispositif. Cette décision n’a pas pour autant eu d’impact sur le fonctionnement de la CEI, à l’heure où son inefficacité était devenue flagrante.

Une autre tentative fut entreprise en 1995, peu après la signature de l’accord de libre-échange de la CEI, lorsque la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie décidèrent de créer une union douanière. Bien que cette initiative ait été soutenue par la suite par d’autres pays comme le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, elle est restée lettre morte pendant les cinq années suivantes. Ce n’est qu’en mai 2000 que le nouveau président russe Vladimir Poutine, pour qui l’ex-URSS était devenue un vecteur stratégique de politique étrangère dès son élection, a proposé d’établir une organisation économique internationale sur la base de l’union douanière, toujours en état de sommeil. Avec le soutien du Kazakhstan, qui avait essayé de stimuler, sans beaucoup de succès, l’intégration régionale en Asie centrale tout au long des années 1990, la Communauté économique eurasienne (EurAsEc) est née en octobre 2000 au cours du Sommet d’Astana. Son accord de base, en force depuis le 30 mai 2001, prévoyait déjà le lancement de plusieurs chantiers, dont l’espace économique unique – idée phare des initiatives récentes sous-tendant le projet de Poutine.

Alors que plusieurs projets indépendants d’intégration économique dans l’espace post-soviétique étaient encore considérés comme viables, l’EurAsEc a réussi à détrôner ses concurrents vers juin 2006, lorsque le Sommet de Minsk reconnut son caractère transversal compatible tant avec l’Union douanière, jamais complètement réalisée, qu’avec l’espace économique unique, en discussion depuis 2004. Quelques mois plus tard, la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie rendirent publique leur décision de composer le cœur d’une nouvelle stratégie, les autres participants devant adopter les réformes internes nécessaires pour graduellement se rapprocher de leurs partenaires plus avancés. Cette stratégie consistait à accélérer le lancement de l’Union douanière, la première étape d’un vaste chantier intégrationniste qui déboucherait éventuellement sur une vraie union économique, voire politique, permettant de rassembler les fragments jusqu’ici dissociés du système post-soviétique.

En octobre 2007, le sommet de l’EurAsEc à Douchanbé fut l’occasion d’adopter un programme d’action de trois ans prévoyant à ce stade précoce la création d’un exécutif commun sous le nom de la Commission eurasienne. Malgré la décision de l’Ouzbékistan de suspendre sa participation à l’EurAsEc en octobre 2008, les trois pays ont redoublé d’efforts afin de mettre en œuvre leurs projets dans les délais prévus. Au cours de l’année 2009, près de 40 traités furent signés afin de doter l’Union douanière ainsi constituée d’une base juridique solide. Le 28 novembre 2009, Vladimir Poutine, Noursoultan Nazarbaïev et Alexandre Loukachenko confirmèrent leur intention de lancer la nouvelle structure économique le 1er janvier 2010.

Même si certains malentendus entre Moscou et Minsk ont par la suite amené les trois présidents à repousser légèrement cette date, l’Union douanière est toutefois devenue opérationnelle le 6 juillet 2010, lorsque ses statuts entrèrent définitivement en vigueur. L’étape suivante a été franchie avec le lancement le 1er janvier 2012 de l’espace économique unique, et ce sur fond de mise en place progressive des organes de décision communs largement dominés par la Russie. Alors qu’aucun projet précédent n’avait abouti à des résultats pareils, l’initiative tripartite s’est ainsi avérée beaucoup plus efficace, car fondée sur une gamme pragmatiquement limitée de choix stratégiques et bénéficiant du soutien continu des élites politiques.

À l’heure où la signature d’un nouvel accord instituant l’Union économique eurasienne est déjà prévue pour début mai 2014, cette structure serait en mesure de prendre ses premières décisions dès janvier 2015. Une telle perspective ne peut qu’inquiéter certains leaders politiques, notamment aux États-Unis et dans l’UE, où la stratégie de Moscou évoque infailliblement ses ambitions impérialistes – affaiblies par une série de défaites infligées à la puissance russe après la fin de l’URSS, mais retrouvées et renforcées sous Vladimir Poutine. En décembre 2012, la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, a exprimé publiquement ses craintes concernant le risque de «re-soviétisation» des pays d’Europe de l’Est et d’Asie centrale par la Russie, dans l’objectif de créer l’URSS du 21e siècle. Cette déclaration a été faite au cours d’un conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui rassemble en son sein tous les pays post-soviétiques. Jugée par la plupart des analystes comme une remarque préméditée, la déclaration de Clinton aurait été destinée principalement à son homologue russe, Sergueï Lavrov, pour lui faire comprendre que la poursuite du «reset» avec Washington avait un prix – celui de l’abandon des ambitions «expansionnistes» de Moscou dans son ancien pré carré.

En dépit de ces inquiétudes, il n’en reste pas moins que le pari du Kremlin est loin d’être gagnant, et ce pour plusieurs raisons. Certes, l’Union économique eurasienne aurait pour conséquence d’accroître l’influence de la Russie aux dépens des autres acteurs, dont l’UE en ce qui concerne l’Ukraine, la Biélorussie et le Caucase du Sud, ou bien la Chine pour ce qui est de ses relations avec l’Asie centrale. Pourtant, le contexte historique et géopolitique actuel est tel que toute tentative d’éliminer la compétition équitable, non seulement parmi des pays souverains mais aussi et surtout parmi leurs modèles politiques, économiques et sociaux, serait ressentie comme une preuve forte et sans équivoque de la volonté de Moscou de priver ses partenaires de leur indépendance respective. Le principal obstacle à la stratégie russe, laquelle consiste actuellement à assurer le retour des anciens alliés soviétiques dans le giron de la Russie, reste ainsi la politique multi-vectorielle pratiquée autant par Astana et Bichkek que par Kiev et Minsk, même si les options stratégiques dont disposent chacune des capitales varient des plus restreintes aux plus ouvertes.

Quoique la Biélorussie demeure très dépendante des subventions russes, son isolement actuel n’est dû qu’au fait que le régime d’Alexandre Loukachenko soit honni par l’UE pour ses dérives dictatoriales récurrentes et ses mesures répressives ciblant l’opposition. Dans le cas où Loukachenko serait contraint à la démission, sa relève n’aurait pas forcément la même réputation clairement négative en Occident et pourrait de ce fait jouir d’une meilleure sélection de voies diplomatiques afin d’étayer son ouverture après des années de boycott. Quant à l’Ukraine, son attitude vis-à-vis de la Russie a toujours été plus ambivalente. D’abord considéré comme candidat pro-russe, le vainqueur des dernières élections présidentielles, Viktor Ianoukovitch, a toutefois vite réaffirmé son souhait de voir l’Ukraine se rapprocher de l’Europe. Il faut d’ailleurs prendre en compte la question du prix du gaz naturel vendu à Kiev par Moscou, qui reste une pierre d’achoppement importante dans leurs relations bilatérales. Même si la prochaine élection présidentielle ukrainienne n’aura lieu qu’en mars 2015, Kiev pourrait difficilement renoncer à sa stratégie de coopération renforcée avec Bruxelles.

Cela n’est cependant pas le cas de l’Arménie, qui a récemment indiqué son souhait de rejoindre la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie au sein de l’Union douanière et à terme dans l’Union eurasienne, aux dépens de son rapprochement stratégique avec l’UE. Alors que cette position de principe pourrait être liée à la volonté d’Erevan d’ainsi assurer le soutien de Moscou sur la question du Haut-Karabakh, il n’en reste pas moins que la posture du président Serge Sargsian fait partie d’un jeu géopolitique à plusieurs inconnues. Dans cette équation difficile, l’amélioration continue des relations entre Moscou et Bakou s’avère être un facteur crucial à ne pas sous-estimer.

Sur le flanc est, le Kazakhstan et le Kirghizistan, le premier étant déjà membre de l’Union douanière et le second un candidat confirmé, pratiquent tous les deux à leur manière une politique visant avant tout à assurer leur indépendance de tout partenaire extérieur. Bien que le Kirghizistan sous Almazbek Atambaïev se positionne comme un allié tant économique que militaire de la Russie en Asie centrale, son partenariat avec la Chine ne peut être négligé. De même pour le Kazakhstan, qui a vu son commerce avec Pékin exploser ces dernières années pour concurrencer celui avec la Russie, et ce malgré le fonctionnement de l’Union douanière fermée au voisin chinois. De ce fait, Moscou aurait du mal à convaincre ses deux partenaires centrasiatiques de sacrifier leurs politiques multi-vectorielles au nom d’une alliance dont les fruits sont encore à démontrer, au moment où les relations de plus en plus profondes avec la Chine auront déjà permis de mettre en œuvre plusieurs projets d’envergure – notamment dans le domaine énergétique, qui assure à la plupart des régimes locaux une stabilité interne.

Un autre facteur d’incertitude relativement à l’Union économique eurasienne est lié à la continuité du pouvoir dans des pays comme la Biélorussie et le Kazakhstan, tous les deux dirigés depuis les années 1990 par les mêmes personnalités, ou encore le Kirghizistan, en proie à une instabilité politique devenue d’ores et déjà chronique. Dans ce contexte, le cas kazakh est révélateur de plusieurs tendances divergentes au sein de l’élite politique. Aux côtés de ceux qui militent pour la poursuite d’une coopération approfondie avec la Russie dans le cadre de l’Union douanière se trouvent des éléments pro-occidentaux et pro-chinois, pour lesquels la Russie ne représente pas le modèle politique le plus compétitif dans un monde globalisé et de plus en plus concurrentiel. Même s’il n’y a pas de lobby pro-chinois fort constitué au Kirghizistan voisin, les relations avec Pékin pèsent lourdement dans la balance de certaines provinces du pays tirant le gros de leurs revenus du commerce transfrontalier avec l’empire du Milieu. En ce qui concerne la Biélorussie, l’opposition anti-Loukachenko – qui reste certes faible, mais qui pourrait un jour proposer un scénario différent de celui du régime actuel, si ce dernier s’écroulait – serait le plus probablement ralliée du côté de l’Europe, et donc en rupture avec la politique actuelle pro-russe de Minsk. Puisque l’Union économique eurasienne est un projet à long terme, de tels changements, même s’ils sont hypothétiques pour l’heure, ne peuvent pas être totalement ignorés.

Outre les risques associés avec les transitions politiques éventuelles, l’instabilité régionale en Asie centrale pose elle aussi des défis majeurs à la réussite du projet de Vladimir Poutine au sud de la frontière russe. La situation en Afghanistan est particulièrement inquiétante à cet égard, compte tenu du prochain retrait de la coalition internationale de ce pays et de la faiblesse du gouvernement afghan actuel. Les services de sécurité du Kazakhstan et du Tadjikistan ont identifié récemment de nouvelles menaces extrémistes provenant des mouvements radicaux implantés historiquement en Afghanistan et au Pakistan, mais se propageant rapidement à travers la région. Il s’agit, entre autres, du Tablighi Jamaat, de Joundallah et d’Ansarullah, ainsi que, en ce qui concerne le Kirghizistan, du Hizb ut-Tahrir, dont les positions se sont considérablement renforcées ces dernières années au sud de la république. La pénétration de ces organisations dans les pays centrasiatiques pourrait coûter cher à la Russie, qui risquerait ainsi non seulement de perdre des partenaires plus ou moins fidèles à ses initiatives intégrationnistes, mais aussi de se voir confrontée à l’instabilité et à l’insécurité tout court.

Enfin, l’Union douanière n’a pas pour l’heure réussi à répondre aux attentes initiales en termes d’efficacité. Selon les données de la Commission économique eurasienne, l’échange des marchandises entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan – premiers pays membres – a diminué de 10 pour cent de janvier à avril 2013 par rapport à la même période l’année précédente. Par ailleurs, la Russie se trouve au bord de la récession, sa croissance économique étant une fois de plus revue à la baisse, après la déclaration du ministère russe de l’Économie constatant l’incapacité du pays à atteindre les 2,4 pour cent initialement prévus pour 2013. Quant au Kazakhstan, son PIB n’a crû que de cinq pour cent en 2012 et devrait augmenter de six pour cent cette année, après une période d’expansion économique spectaculaire aidée par les exportations des matières premières. L’économie de la Biélorussie, dont l’inflation dépasse toujours les 15 pour cent, ne devrait croître de plus de deux pour cent d’ici 2014, d’après le FMI. Dans ce contexte, l’attractivité de l’Union économique eurasienne risque de souffrir aux yeux des candidats confirmés ou potentiels.

La «re-soviétisation» de l’espace post-soviétique reste ainsi à la fois un mythe alimenté par les tenants de la posture intransigeante envers la Russie de Vladimir Poutine et une erreur de calcul stratégique qui est celle des pays occidentaux. La Russie de 2013, affaiblie par la crise économique et financière, n’est plus la Russie des années 2000 où la popularité élevée de Poutine découlait de la conjoncture internationale favorable et de son ferme leadership face aux oligarques. De plus, le contexte actuel ne se prête plus au jeu des muscles de la part de la Russie, même si elle continue à exercer des pressions sur l’Ukraine pour que cette dernière renonce à ses visées européennes. Si l’Union eurasienne se veut une réussite, elle devrait inversement se construire sur un dialogue d’égal à égal, prenant en compte les intérêts de chacun des partenaires concernés. Washington et Bruxelles, de leur côté, feraient mieux de poursuivre laborieusement la reconstruction de leurs économies respectives afin que celles-ci puissent servir, aujourd’hui et demain, de pôles d’attraction et de points de référence pour leurs interlocuteurs de l’ancienne URSS.

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Georgiy Voloshin est analyste de la Russie et de la CEI. Il est l’auteur de l’ouvrage intitulé Le Nouveau Grand Jeu en Asie centrale: enjeux et stratégies géopolitiques (L’Harmattan, Paris, 2012).

(Photographie: AP / Ria-Novosti, Alexei Druzhinin)
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