La composition de l’opposition syrienne
La Syrie brûle. Qu’est-ce qui se passe sur le terrain? Que faire?
L’histoire retiendra que l’opposition syrienne en exil a commis une erreur de taille en acceptant la militarisation de la contestation. Cette erreur fut la conséquence d’un calcul inexact selon lequel l’intervention de l’OTAN en Libye allait se reproduire en Syrie à condition que l’opposition réagisse à la répression du régime par une escalade de la violence. Au fur et à mesure que le conflit s’enlisait et que l’éventualité d’une intervention étrangère devenait de moins en moins probable, l’opposition armée revendiquait des armes de plus en plus sophistiquées. Des pays de la région, animés par leurs propres intérêts, ont accepté de l’équiper, et ce sous l’œil approbateur des puissances occidentales. Pourtant, les armes fournies n’ont pas atteint le niveau de sophistication souhaitée. La marginalisation de l’opposition intérieure, la surreprésentation des Frères musulmans et la forte présence des extrémistes, notamment ceux d’Al-Qaïda, parmi les combattants ont fini par convaincre Washington que la solution militaire n’était pas souhaitable.
La Syrie brûle. Plus de 60 000 morts. Cinq millions – presque le quart de la population totale – de déplacés à l’intérieur du pays. Plus d’un million de réfugiés vivant dans des conditions exécrables. L’ONU rapporte des crimes de guerre, dont des actes de violence sexuelle contre des femmes et des enfants. Il ne convient plus de parler de révolution démocratique. Il s’agit indéniablement d’une guerre civile, avec des ramifications régionales et internationales. La brutalité du régime syrien, son anachronisme et ses échecs ne sont plus à démontrer. Cette évidence ne doit cependant pas occulter la lourde responsabilité qui incombe à l’opposition armée et à ses représentants politiques.
Le souvenir du Printemps arabe paraît en effet lointain. Aussi lointain que la mémoire douloureuse de ces écoliers de Deraa et de leur graffiti, «Le peuple exige la chute du régime», le célèbre slogan repris en cœur pendant des semaines auparavant par des centaines de milliers de voix sur la place Tahrir du Caire. La mobilisation massive et pacifique avait eu raison de deux dictateurs, Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte. Pourquoi pas en Syrie, ont dû songer ces jeunes Syriens en ce mois de mars 2011? Le régime y vit un terrible affront; sa réaction fut terrible. Les auteurs du graffiti furent arrêtés et torturés. Les services de sécurité voulurent en faire un cas exemplaire de dissuasion. La population n’a cependant pas réagi tel qu’escompté; elle est descendue dans les rues pour protester, d’abord à Deraa même, puis ailleurs. Le seuil de non-retour avait été alors franchi. La Syrie ne sera plus jamais pareille, même si, à l’époque, la descente aux enfers ne pouvait être envisagée avec certitude.
Les manifestants pacifiques, plus nombreux de jour en jour, demandaient des réformes politiques légitimes. Ils espéraient aussi que leur détermination conduise certains centres de pouvoir (notamment l’armée) à se retourner contre le président Bachar el-Assad. Il n’en fut rien. Le régime comprit toutefois qu’il lui fallait jeter du lest. Il engagea des réformes, constitutionnelles notamment, qui ne parvinrent pas à calmer les manifestants. Aucune réforme hâtive ne pouvait être prise au sérieux après 50 ans d’un régime aussi oppressif. Les manifestants choisirent par ailleurs de maintenir la pression parce que les promesses du Printemps arabe n’avaient pas encore été déçues par les calculs politiques, sectaires et idéologiques; on ne craignait pas encore que la chute du régime transforme la Syrie en un Irak-bis avec persécution des minorités et présence active d’Al-Qaïda. Plus fondamentalement, la crédibilité des réformes était remise en cause par la répression qui s’abattait sur les manifestants, orchestrée par le régime et mise en œuvre par ses milices armées.
Pendant un temps, la crise est demeurée une affaire strictement syrienne. Certes, on entendait des gouvernements étrangers condamner la répression, mais on était encore loin des stratégies d’ingérence et des machinations géopolitiques que le conflit connaîtra un peu plus tard. Tout le monde était encore médusé par la vague de contestations qui a fait voler en éclats les certitudes sur le monde arabe. L’histoire devait suivre son cours. Mais au grand dam de ceux qui ont applaudi à juste titre les premiers épisodes du Printemps arabe, le cas de la Syrie se présentait quelque peu différemment. Le régime n’était pas aussi isolé qu’ailleurs; pas aussi fragile non plus. Malgré les facteurs d’illégitimité qu’il partage avec les régimes déchus (népotisme, corruption, oppression, etc.), l’armée (200 000 hommes) lui est restée fidèle. On oublie souvent que l’institution militaire a joué un rôle déterminant. Partout ailleurs où les militaires n’ont pas lâché le régime, ce dernier s’est maintenu.
L’opposition syrienne intérieure, constituée essentiellement des mouvements nationalistes et de gauche, regroupés plus tard sous l’égide du Comité national de coordination des forces de changement démocratique (CNCD), en ont saisi la pleine mesure. Elle avait également, peu de temps auparavant, subi la répression et savait donc de quelle violence l’État syrien était capable. Sans sympathie aucune pour le régime, elle comprenait surtout à quel point la complexité de la composition ethno-religieuse du pays en faisait un cas particulièrement délicat. Au sein de la population syrienne, 74 pour cent sont musulmans sunnites, parmi eux des Arabes, des Kurdes, des Circassiens et des Tchéchènes; 16 pour cent sont musulmans alaouites ou druzes et 10 pour cent sont Chrétiens. Le sommet du régime est dominé par un groupe issu de la communauté alaouite, dont la famille du président el-Assad. Mais le régime en tant que tel est structuré depuis des décennies selon des alliances avec les communautés minoritaires. Ces alliances étaient motivées par la crainte du retour de la domination sunnite qui eut cours après l’indépendance de la Syrie au milieu du 20e siècle. À l’élite sunnite revenait une place prépondérante dans les activités économiques et commerciales.
Dans pareil cas, toute stratégie politique de changement qui ne soit pas post-communautaire et post-idéologique risque de déchirer le pays et de faire des minorités les premières victimes. Cet aspect de la réalité politique syrienne, les aventuriers du changement par les armes en minimisent la portée et les puissances étrangères l’ignorent ou le manipulent dans leurs propres intérêts. C’est la raison pour laquelle le CNCD, par la voix de son premier dirigeant, Haytham Manna, s’est systématiquement opposé à transformer la contestation en une insurrection, et a rejeté toute intervention étrangère.
L’histoire retiendra que la Libye a tout fait basculer. La militarisation de la contestation libyenne a mis un terme au Printemps arabe (contestation post-idéologique, inclusive et pacifique). Dans la foulée, elle a radicalement transformé la crise syrienne. À la révolution pour la liberté et la dignité voulue par les manifestants et le CNCD s’est graduellement substituée une guerre civile qui menace désormais l’existence même de la Syrie. L’intervention de l’OTAN en Libye, naïvement interprétée ou cyniquement justifiée comme la mise en œuvre du fameux principe de la responsabilité de protéger, a été perçue de façon fondamentalement différente par deux autres acteurs de la crise syrienne, le Conseil national syrien (CNS) et l’Armée syrienne libre (ASL).
Calqué sur le modèle du Conseil national de transition (CNT) libyen, le CNS a été créé en octobre 2011 à Istanbul avec le soutien de la France, du Royaume-Uni et de la Turquie. Il s’est présenté comme l’organe unifié de l’opposition syrienne et l’alternative démocratique pour la Syrie. Les Frères musulmans en dominent largement la composition, mais comme ce fut leur stratégie partout ailleurs et par souci de crédibilité, ils ont accepté de demeurer en retrait. Le CNS a connu plusieurs présidents. Aucun n’appartient aux Frères musulmans, mais aucun n’a non plus échappé à leurs pressions: Burhan Ghalioun, universitaire laïc installé à Paris, Abdel Basset Sayda, universitaire kurde installé en Suède, et Georges Sabra, opposant chrétien de longue date. Pendant un temps, le CNS s’est opposé à l’option armée contre le régime. Burhan Ghalioun l’aura répété plusieurs fois. La stratégie était d’attendre que le régime s’effondre de lui-même sous l’effet de la contestation populaire. Mais même si l’option armée était rejetée, la stratégie du CNS empruntait à celle de l’opposition libyenne un aspect qui, en même temps, représentait un point de rupture avec les expériences égyptienne et tunisienne: le sort de la Syrie était mis entre les mains de puissances étrangères.
Dans une entrevue accordée au Wall Street Journal en décembre 2011, Ghalioun envisageait au nom du CNS une Syrie nouvelle qui allait rompre la coopération militaire avec l’Iran, couper les liens avec le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais, et s’engager dans des négociations avec Israël. L’objectif n’est donc pas uniquement la démocratisation de la Syrie, mais le changement de la donne géopolitique dans tout le Moyen-Orient en droite ligne des thèses néo-conservatrices. Le manque d’expérience politique de Ghalioun y était certainement pour quelque chose, car on peut se demander qu’est-ce qui pouvait justifier de tels propos alors que les manifestants faisaient face à la terrible répression en Syrie. Ghalioun avait deux objectifs: dans un premier temps, obtenir pour le CNS le statut de seul et unique représentant du peuple syrien à l’instar du CNT libyen et, dans un deuxième temps, amener les puissances occidentales à dresser le Conseil de sécurité de l’ONU contre Damas. Aucun de ces deux objectifs n’a été atteint.
D’une part, les puissances occidentales (plutôt Washington que Paris ou Londres) n’étaient pas convaincues de la représentativité du CNS, qui avait exclu l’opposition intérieure – une exclusion qui s’explique notamment par la surreprésentation des Frères musulmans. Le problème de la représentativité était encore plus complexe; le CNS n’aurait en effet pas d’autorité sur l’ASL tant et aussi longtemps que Ghalioun continuait de rejeter l’option de la lutte armée. Sans compter le fait que la présence de personnalités non sunnites et non arabes dans l’organe dirigeant du CNS ne réussissait pas à convaincre que les minorités avaient laissé tomber Damas. D’autre part, les ambitions de transformation géopolitique exprimées dans l’entrevue du Wall Street Journal ont éveillé à Moscou et Pékin le même réflexe qui avait motivé leur opposition à l’invasion de l’Irak. Russes et Chinois ne voulaient pas non plus tomber à nouveau dans le piège de laisser passer une résolution comme la 1973, qui stipulait la protection des civils par la création d’une zone d’exclusion aérienne en Libye, mais dont la mise en œuvre s’est rapidement transformée en changement de régime. De ce fait, le Conseil de sécurité, à ce jour, est toujours dans l’impasse.
Ghalioun a fini par céder à la pression qui s’exerçait sur lui de l’intérieur même du CNS. Sa tiédeur à l’égard de la militarisation de la contestation n’était pas partagée par tout le monde – certainement pas par les Frères musulmans, qui avaient un œil sur le terrain en Syrie et un autre sur la Libye. En Syrie, horrifiés par la répression sanglante de leurs coreligionnaires, encouragés en sourdine par les puissances étrangères, et parfois soucieux de leur propre avenir à la lumière de ce qui se produisait en Libye, de nombreux officiers (souvent sunnites) choisirent de faire défection. Ils créèrent ensuite un commandement militaire, l’ASL. L’ASL n’était alors pas opérationnelle et n’avait pas nécessairement l’intention de le devenir. Le calcul était que les désertions allaient se multiplier dans le corps des officiers et dans le corps diplomatique.
À l’instar du cas libyen, la répression devait provoquer une intervention étrangère pour abattre le régime. De même que pour le CNS, les mauvais calculs vont s’enchaîner pour l’ASL. Le nouveau calcul était que le déclenchement d’une insurrection armée ne pouvait certainement pas laisser la communauté internationale indifférente. Cette approche était partagée par des membres influents du CNS, en particulier les Frères musulmans. Le fait que des brigades entières affirmant servir sous l’autorité de l’ASL appartiennent aux Frères musulmans (la brigade Al-Tawhid, par exemple) est loin d’être le fruit du hasard. C’est parce que les Frères musulmans ont choisi de mettre en jeu tout leur poids que l’insurrection s’est organisée en 2012, permettant à d’autres groupes islamistes armés d’émerger sous l’égide de l’ASL – à l’instar de la brigade Al-Farouk ou, indépendamment de l’ASL, à l’instar des innombrables groupes qui forment le Front islamique de libération de la Syrie. Les successeurs de Ghalioun n’y voient aucun inconvénient.
La répression à elle seule ne peut expliquer pourquoi les Frères musulmans ont choisi de s’engager dans l’insurrection armée. Les experts de ce groupe et de son histoire en Syrie savent que ce n’est pas la première fois qu’il choisit la lutte armée. En 1979, un de leur commando massacre des cadets alaouites de l’armée de terre, épargnant les Sunnites qui se trouvaient en leur compagnie. Trois ans plus tard, un violent affrontement armé entre les forces gouvernementales et les insurgés Frères musulmans fait des milliers de morts à Hama. Le parallèle avec les atrocités qui déchirent la Syrie à l’heure actuelle est saisissant. D’abord, les insurgés islamistes attaquent les symboles du gouvernement central et liquident des dizaines de ses représentants, et déclarent la ville libérée, tout en appelant les Syriens au djihad contre l’impiété du tyran. Le gouvernement riposte avec un maximum de force. Aviation et forces spéciales affrontent les insurgés islamistes pendant des semaines. Les milliers de morts firent de Hama le synonyme d’un profond traumatisme resté gravé dans les esprits. Il n’y a pas si longtemps, personne n’aurait osé prévoir de tragédies semblables à Hama. La Syrie allait pourtant en connaître à répétition dans une guerre civile dévastatrice.
Après Hama, les Frères musulmans syriens, sans suivre exactement l’exemple de leurs homologues égyptiens, qui avaient explicitement abandonné la lutte armée durant les années 1960, ont dû observer beaucoup de discrétion sur le sujet. Ils vivaient désormais en exil, notamment en Occident, ne pouvant afficher aucune velléité de violence politique, surtout après le 11 septembre 2001. C’est encore une fois la Libye qui a introduit dans les esprits l’idée que l’Occident pouvait non seulement tolérer la violence islamiste lorsqu’elle est emballé dans le discours libéral de la liberté et des droits humains, mais que ce même Occident pouvait engager sa puissance militaire en soutien à cette violence. Voilà pourquoi les Islamistes sont en retrait tant dans le CNS que dans l’ASL. Mais ce calcul s’est avéré aussi faux que les précédents. L’intervention militaire occidentale tant souhaitée n’a pas eu lieu.
À vrai dire, les puissances occidentales n’acceptent même pas d’armer les insurgés (en tout cas pas ouvertement) comme le souhaitent la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite, qui le font déjà ou en facilitent l’acheminement. Le souvenir irakien est encore trop vivace pour que les Américains, qui ne cachent pas leur souhait de voir l’Iran perdre un précieux allié, cherchent à atteindre cet objectif à n’importe quel prix. Ils reviennent encore et toujours à la question de la représentativité. Les États-Unis ont à ce titre exercé une pression considérable pour que le CNS cède le pas à une organisation plus inclusive, susceptible de s’engager sur la voie d’une solution politique négociée. Ils obtiendront l’organisation en novembre 2012 lorsque la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution fut créée, mais pas la représentativité, ni l’acceptation de la solution politique. Même si son président, Ahmad Moaz Al-Khatib, un Islamiste n’appartenant pas aux Frères musulmans, est un opposant intérieur, cette nouvelle Coalition exclut toujours l’opposition intérieure non islamiste. Elle n’est pas moins dominée par les Frères musulmans que ne l’était le CNS. Quant à la solution politique, il suffit de lire la déclaration qui a accompagné la naissance de la Coalition pour se rendre compte qu’il n’en est pas question: «les parties signataires conviennent d’œuvrer pour la chute du régime, et de tous ses symboles et piliers, et pour le démantèlement de ses organes de sécurité, en poursuivant tous ceux qui ont été impliqués dans des crimes contre les Syriens»; ou encore, la «Coalition s’engage à ne procéder à aucun dialogue ou négociations avec le régime».
Le drame est que l’autorité de la Coalition n’est pas reconnue par l’ASL, qui a refusé la nomination de Ghassan Hitto, un homme proche du Qatar, à la tête du gouvernement que la Coalition devait former sans jamais y parvenir. Même rejet de la part d’une quinzaine de groupes islamistes armés actifs sur le terrain. Pire encore, la militarisation de la contestation a fait de la Syrie un nouveau théâtre d’opération pour les groupes les plus extrémistes. Le front Al-Nosra est le plus connu, le mieux financé et le mieux équipé. Ses liens avec Al-Qaïda ne faisaient aucun doute. Mais lorsque les Américains l’ont inscrit sur la liste des organisations terroristes, l’opposition favorable à la lutte armée a sévèrement critiqué la décision, alors que les Frères musulmans l’ont qualifié de décision précipitée. Georges Sabra, le nouveau leader du CNS (et futur président de la nouvelle Coalition, après la démission d’Al-Khatib), a, quant à lui, affirmé que «ce sont nos frères d’armes». Et Salim Idriss, le chef d’état-major de l’ASL, a dit d’eux qu’ils étaient les combattants les plus courageux. Quelques mois plus tard, Al-Nosra prête officiellement et publiquement allégeance à Ayman al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaïda. La Coalition nationale syrienne n’avait pas d’autre choix que de rejeter une décision à ce point indéfendable, mais la critique n’a pas été élargie pour toucher Al-Nosra en tant qu’organisation qui ne reconnaît aucune autorité et qui nourrit ouvertement l’ambition de créer une théocratie sunnite exclusive en Syrie.
Sur le terrain, cette ambition a d’ores et déjà pris forme. Les zones qui échappent au contrôle du gouvernement, à Alep et Idlib par exemple, sont administrées par des conseils locaux de la charia dirigés par des magistrats islamistes et des comités de promotion de la vertu et de la prévention du vice (autrement dit, par la police religieuse). Une rivalité oppose les Frères musulmans et le Front Al-Nosra quant au contrôle de ces structures. En ce qui a trait aux laïcs et aux libéraux qui servent de façade internationale à l’insurrection armée, ils ne sont nulle part sur le terrain. Ceux qui, à l’instar de Lakhdar Brahimi, le représentant de l’ONU pour la Syrie, s’opposent à la fourniture d’armes aux insurgés, ont devant les yeux cette réalité qui ne présage pas d’un futur rassurant. Et c’est précisément cette réalité que les partisans de la solution militaire perdent sciemment de vue. Ils ignorent ce qu’un observateur attentif de la Syrie n’a pas manqué de souligner, à savoir que «Bachar el-Assad n’est que la partie visible d’un iceberg communautaire complexe et son éventuel départ ne changerait strictement rien à la réalité des rapports de pouvoir et de force dans le pays. Il y a derrière lui deux millions d’Alaouites encore plus résolus que lui à se battre pour leur survie et plusieurs millions de minoritaires qui ont tout à perdre d’une mainmise islamiste sur le pouvoir». Aucune de ces communautés minoritaires ne trouve grâce auprès des adeptes de l’islamisme radical, qui tient ses membres pour des apostats. Pour s’en tenir au cas emblématique des Chrétiens (1,5 million), le souvenir de leurs coreligionnaires irakiens est encore trop frais pour qu’ils se fassent quelque illusion sur leur sort. D’après le site web d’Al-Monitor, des milliers d’entre eux ont déjà trouvé la mort durant le conflit et des centaines de milliers ont été soit déplacés sur le territoire syrien, soit obligés à trouver refuge à l’étranger. Le même site rapporte les propos de Michel Kilo, un opposant de longue date du régime syrien: «Certains groupes djihadistes ont menacé les Chrétiens dans la région d’Al-Ghab, tout particulièrement dans les villes de Mharda et d’Al-Suqaylabiyah au centre de la Syrie. Les Chrétiens du village d’Al-Masmiyya, dans le Houran (sud de la Syrie), ont reçu des menaces similaires de la part du Front Al-Nosra les accusant de soutenir le régime». D’après l’agence de presse du Vatican, 90 pour cent de la population chrétienne de Homs, quelques 10 000 personnes, ont été chassées de leurs maisons par la brigade islamiste Al-Farouk relevant de l’ASL. Au mois d’avril 2013, Yohanna Ibrahim et Boulos Yazigi, respectivement archevêques syriaque orthodoxe et grec orthodoxe d’Alep, ont été enlevés et par la suite tués par des groupes islamistes.
La Syrie brûle. Le régime, parce qu’il est en place depuis trop longtemps, parce qu’il dispose de la puissance d’un État, et parce qu’il aurait pu engager des réformes politique beaucoup plus tôt, en porte une lourde part de responsabilité. L’opposition n’en est pas exempte. Et parce qu’elle n’en est pas exempte, il serait irresponsable de la suivre sur la voie de la solution militaire à travers une intervention militaire occidentale directe (selon le modèle libyen) ou indirecte (fourniture massive d’armes). Car la logique de la solution militaire laisse dans l’ombre les deux problèmes lancinants qui persisteront, voire s’aggraveront, dans l’après-guerre civile: le problème de l’extrémisme religieux et celui de la persécution des minorités.
Reste la solution politique. Si elle devait avoir lieu, seuls les Syriens devraient en déterminer les termes. Ils n’y parviendront cependant pas si les acteurs régionaux et internationaux n’exercent pas sur eux suffisamment de pression. Les États qui ont choisi de soutenir l’opposition armée et d’ignorer totalement l’opposition non violente ont vu dans la Syrie l’occasion de changer radicalement les rapports de forces dans la région. La solution politique exige qu’ils se rendent à l’évidence: leurs calculs se sont non seulement avérés démesurés. Ils ont surtout participé à faire de la Syrie un désastre humanitaire.
Miloud Chennoufi est professeur de relations internationales au Collège des forces canadiennes.