La guerre en Casamance
Nœud gordien au Sénégal et les perspectives d’une paix définitive
La guerre en Casamance – à l’extrême sud du Sénégal – est comme une tâche d’huile sur la page de l’histoire contemporaine du Sénégal. Elle a provoqué des violences considérables de toutes sortes, sans compter ses effets pervers qui sapent à petit feu les fondements mêmes de l’unité nationale et le développement économique du pays. Cette crise n’a de cesse d’être condamnée par une large partie de la population sénégalaise, lasse de la guerre et de ses effets dévastateurs, et qui appelle de ses vœux pieux la reprise du processus de paix suspendu depuis 2005 et le retour d’une paix définitive.
Mais comment ce conflit, qui a éclaté dans les années 1980, a pu s’éterniser jusqu’à nos jours, alors que dans la même période le Sénégal est cité comme un modèle de stabilité et de démocratie dans la sous-région africaine? Faut-il alors internationaliser la gestion de cette crise ou plutôt poursuivre les efforts nationaux de sa résolution durable par des initiatives essentiellement sénégalaises?
Le réveil de l’irrédentisme en Casamance remonte au 26 décembre 1982, date de la marche de protestation de foules nombreuses dans les grandes artères de Ziguinchor, ville principale du sud du pays. Les manifestants vont commettre ce qui allait être véritablement le signe majeur déclencheur du conflit: ils se sont emparés du drapeau sénégalais qui flottait au-dessus du Palais du Gouverneur, provoquant la panique des autorités centrales, qui ordonnèrent à l’armée de tirer sur les manifestants, faisant des centaines de victimes. C’est dans ce contexte que s’installa progressivement un conflit armé entre le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) et l’État du Sénégal. D’autres facteurs politiques, économiques, socioculturels et stratégiques ont aussi contribué à la genèse et à l’aggravation de la crise.
La Casamance est séparée du reste du pays par une seule voie d’accès assez étroite, ce qui lui donne un air de péninsule, entre le Sénégal, la Gambie et la Guinée-Bissau. Cette configuration, imposée par le découpage artificiel des frontières africaines, s’est en réalité dressée comme l’un des obstacles à l’identification de certains Casamançais à une nation et à un État sénégalais devenus «étrangers» à leurs yeux, comme à leur cœur.
D’une superficie de près de 30 000 kilomètres carrés, la Casamance est traversée par le fleuve Sénégal long de 300 kilomètres. La basse vallée de celle-ci est constituée par un long et étroit estuaire aux rivages bordés de mangroves. Le climat qui y règne est de type tropical – humide avec une longue saison des pluies et une végétation très abondante, ce qui contraste avec le reste du reste du pays, qui est généralement désertique. Bref, cette partie stratégique du pays, notamment du point de vue de l’eau, riche en ressources naturelles, s’est imposée comme le «grenier» du Sénégal. À cela, s’ajoute le potentiel économique que procure le développement touristique de la région. Tout ceci a sans doute contribué à exacerber les ambitions indépendantistes et surtout à durcir l’aile combattante du MFDC.
D’aucuns avancent également que l’un des catalyseurs de la guerre serait une promesse d’auto-détermination 20 ans après l’indépendance du pays – c’est-à-dire en 1980 – qu’aurait faite le premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, aux communautés casamançaises en 1960. En tout cas, cette guerre n’est pas étrangère à l’absence jusqu’ici de la part de l’État d’initiatives administratives, politiques et économiques audacieuses et claires, afin de consolider davantage l’unité et le sentiment d’appartenance des Casamançais à la nation. Faut-il avoir peur d’édifier un régime administratif spécial pour la Casamance et adopter un plan exceptionnel de développement économique d’envergure pour cette zone si cela est le prix à payer pour installer définitivement la paix sur l’ensemble du territoire national? Cette perspective n’est pas dénuée de pertinence, pourvu qu’elle ne remette pas en cause les fondements de l’État du Sénégal, l’unité de la nation et l’intégrité du territoire.
Depuis longtemps, les autorités de l’État comme la société civile sénégalaise et certaines factions du MFDC, ont affiché leurs volontés communes d’arriver à une paix durable en Casamance. Ni l’accord de paix de 1991-1992 ni les accords ultérieurs (2001 et 2004) n’atteindront cet objectif. Au fond, les conditions dans lesquelles les accords de paix et de cessez-le-feu (1991, 1999, 2004) ont été négociés présageaient déjà de leur échec. En vérité, la concorde nationale peut difficilement se concevoir à ce stade sans l’identification exhaustive des véritables entraves à la dynamique du processus de paix lui-même. L’un des facteurs négatifs réside dans la physionomie du MFDC. À ce jour, personne n’a véritablement pris le soin et le temps nécessaires pour comprendre précisément la nomenclature du MFDC. Il est clair que le MFDC n’opère pas suivant les schémas classiques des mouvements de revendication ou de libération du même genre, ce qui rend encore plus complexe le processus de paix: il ne dispose pas d’une aile militaire subordonnée directement à une aile politique unifiée. L’enjeu ici sera alors de soutenir les efforts d’unification d’un mouvement complètement atomisé (Aile civile, Aile Nord, Aile civile extérieure, Aile militaire, Aile extérieure, Front Nord de l’aile combattante…). Pour plusieurs, cette unification doit passer par l’organisation de discussions internes du mouvement, devant permettre d’identifier ses dirigeants légitimes qui vont conduire les négociations avec l’État.
Même si les conditions restent à définir, ce processus doit associer toutes les communautés de la Casamance, incluant la diaspora, les jeunes, les religieux et surtout les groupements féminins devenus incontournables de la vie économique, politique et socioculturelle du sud du Sénégal. La vigilance doit naturellement être optimale dans tout soutien d’unification du mouvement, afin d’éviter que les actions ne produisent l’effet l’inverse: renforcer le MFDC dans le sens de la pérennisation du conflit. L’objectif doit être exclusivement de permettre au MFDC d’élire ses dirigeants, qui auraient pour tâche de définir une plate-forme revendicative consensuelle et de mener les négociations de paix.
Toutes les guerres se terminent autour d’une table de négociation. Il est impérieux que l’État et les responsables d’un MFDC unifié se rapprochent enfin pour des discussions franches et ouvertes. L’implication des deux pays frontaliers (Gambie et Guinée Bissau) dans ce processus semble inévitable, mais celle-ci doit s’opérer avec sincérité, dans le respect des souverainetés de chaque entité et des orientations dégagées par le Sénégal, principal concerné par cette crise. Dans ce contexte, il y aura lieu d’élaborer un dispositif plus global en matière de coopération devant inclure un système d’alerte rapide abouti aux fins d’échanges d’informations et la mutualisation des ressources pour davantage sécuriser les frontières communes (patrouilles conjointes, contrôles de franchissement des frontières et présence militaire renforcée) et lutter contre les trafics (de drogue, d’armes…) qui alimentent la guerre et les divisions.
L’approche que semble poursuivre l’État est de trouver une solution exclusivement sénégalaise. Cependant, la stratégie privilégiée jusqu’ici doit être réorientée vers une gestion plus efficiente et globale de la crise. Pour être viable, toute démarche doit être cohérente, dépasser les nombreux clivages dans le choix des interlocuteurs et être conduite par des émissaires d’une intégrité incontestable. Ceci implique que dans la détermination des points de toute négociation, aucune revendication ne devrait être ignorée. Il serait illusoire de s’attendre à des résultats concluants dans la perspective de futurs dialogues crédibles si certains sujets essentiels n’étaient pas gérés adéquatement de bout à bout, dans un cadre sans équivoque: l’unité nationale et l’intégrité du territoire ne sont pas des éléments négociables. Dès lors, il faudra traiter des questions de fond devant créer les vraies conditions de cette négociation (tels le plan de retour des exilés, le sort des prisonniers, la question des poursuites pénales lancées contre certains acteurs de la crise) et d’autres problématiques tels les contours de la réconciliation, l’indemnisation des familles des victimes, le problème des terres, le désarmement intégral, la démobilisation, l’intégration sociale des rebelles, le déminage complet et le désenclavement du sud du pays.
Pourquoi se dispenser d’une conférence nationale de paix sur la Casamance quand d’autres pays du continent africain ont multiplié des expériences positives en ce sens? Le problème casamançais n’a de nos jours jamais été autant évoqué dans le milieu intellectuel, politique, religieux et culturel. Serait-il devenu une cause nationale? En tout cas, cette attention particulière traduit un ras-le-bol général exprimé par une large franche de la population, en particulier suite à la recrudescence de la violence dans le sud du pays, depuis le mois de février dernier, causant encore des pertes humaines importantes autant du côté de l’armée que de celui des rebelles qui multiplient d’ailleurs les incursions dans les villages et se livrent à des pillages et braquages répétés de véhicules et de magasins. Le peuple sénégalais est plus que jamais résolu à préserver l’unité nationale du pays et à trouver une sortie de crise au problème casamançais. Ce sujet sera certainement inscrit à l’ordre du jour des débats de la prochaine élection présidentielle prévue en 2012. Comme pour la majorité des élections du genre, il est attendu des futurs candidats qu’ils présentent aux Sénégalais une politique viable de relance économique du pays. Alors, comment celle-ci pourrait être envisagée de façon réaliste si la région la plus riche et stratégique du pays est en proie à des violences quotidiennes? Autant dire que pour être crédible, tout prétendant au fauteuil présidentiel devra soumettre au jugement des électeurs un vrai plan de paix pour la Casamance.
Abdoul Aziz Mbaye est juriste à la Cour pénale internationale (CPI), avocat et docteur en droit. Avant de rejoindre la CPI, Mbaye enseignait à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, France. Il est l’auteur de plusieurs publications en droit international, en droit pénal et sur des questions de justice et d’État de droit. Les points de vue exprimés dans le présent document sont ceux de l’auteur en sa capacité personnelle et ne reflètent en aucune façon ceux de la Cour pénale internationale.