Le prochain grand chantier d’Obama
Législatives américaines de novembre: Fin de la présidence Obama?
Personne ne connaissait Barack Obama avant son fameux discours à la Convention nationale du parti démocrate en 2004. Six ans plus tard, on n’hésite plus à le comparer à Abraham Lincoln, John F. Kennedy ou Franklin Delano Roosevelt. Il a certes connu quelques difficultés durant les premiers mois de sa présidence: il n’a pas réussi à fermer la prison de Guantanamo ou à retirer les troupes de l’Irak dans les délais qu’il s’était donnés, et son plan de relance économique, adopté quelques semaines après son investiture, n’a pas permis de juguler rapidement le chômage, qui a atteint des taux stratosphériques dans plusieurs États cette année, dont le Nevada (13 pour cent), la Californie (13 pour cent) et la Floride (12 pour cent).
Cela dit, la réforme de l’assurance maladie, adoptée en mars, prouve à elle seule qu’Obama a la trempe d’un grand président. Dans l’espace de douze mois à la Maison-Blanche, George W. Bush avait, certes, réussi à garantir l’adoption de coupures d’impôts de 1,35 trillion de dollars, Bill Clinton signé l’ALÉNA, George H. W. Bush déployé 25 000 troupes à Panama pour capturer Manuel Noriega, Ronald Reagan réglé la crise des otages en Iran, Jimmy Carter signé la loi pour créer le département de l’Énergie, Gerald Ford offert le pardon présidentiel à Richard Nixon, qui, lui, avait nommé Warren Burger à la Cour suprême. Or, aucun d’entre eux ne peut se targuer d’avoir réalisé si vite un chantier aussi complexe et controversé que la réforme de l’assurance-maladie.
Il faut en fait retourner à Lyndon Johnson pour trouver le dernier président à avoir transformé aussi radicalement le visage de la société américaine durant sa première année à la Maison-Blanche. En juillet 1964, huit mois après avoir succédé à John F. Kennedy, le démocrate signait la loi sur les droits civiques, qui visait à interdire la ségrégation raciale dans les lieux publics. À ce moment, Johnson affirmait de son propre aveu que les démocrates venaient peut-être de donner le sud des États-Unis aux républicains pour des années à venir, tellement la loi suscitait la grogne dans les anciens États esclavagistes, encore déchirés par le racisme. On connaît la suite: même si la loi de 1964 n’est pas l’unique facteur de la déconfiture des démocrates aux élections de la Chambre des représentants et du Sénat qui ont eu lieu dans le Bible Belt à partir des années 1970, elle l’explique en grande partie.
Il serait exagéré d’affirmer que la réforme de l’assurance-maladie d’Obama est aussi controversée que l’était le Civil Rights Act. Or, les sondages indiquaient depuis des mois (et indiquent toujours) que des dizaines de millions d’électeurs ne voulaient rien entendre de celle-ci. Un peu comme la loi de Johnson, Obamacare représentait donc un risque électoral considérable pour le président, et pourrait lui coûter extrêmement cher dès le rendez-vous aux urnes du 2 novembre prochain.
Obama sera alors confronté à l’un des plus grands chantiers de sa jeune présidence, celui d’empêcher le retour en force des républicains au sein des deux chambres du Congrès. Les législatives prévues à l’automne attireront sans doute moins l’attention des médias internationaux que la formidable course qui a opposé le démocrate à John McCain il y a deux ans. Leur enjeu n’est pourtant pas moins crucial. En effet, elles seront peut-être l’occasion pour les adversaires d’Obama de lui retirer l’essentiel de sa puissance et de s’assurer qu’il ne puisse pas continuer à changer le visage des États-Unis comme il l’a fait jusqu’à présent.
Le Congrès est une véritable fourmilière politique et les 435 sièges de la Chambre des représentants ainsi qu’un tiers des cent sièges du Sénat sont à pourvoir tous les deux ans. Lors des dernières législatives, qui ont eu lieu le même soir que la présidentielle de 2008, les démocrates avaient réussi à élire de fortes majorités dans les deux chambres, si bien qu’ils détiennent actuellement 257 sièges à la Chambre et 59 au Sénat (contre 178 et 41 pour les républicains). C’est avant tout grâce à ces majorités considérables et au travail acharné de la présidente de la Chambre, Nancy Pelosi, et aux efforts de Harry Reid, le chef de la majorité au Sénat, que les réformes d’Obama ont pu voir le jour, et ce, à commencer par celle sur la santé. Or, le règne sans partage des démocrates tire vraisemblablement à sa fin, car des millions d’électeurs conservateurs s’apprêtent à leur faire payer les frais de certaines de leurs réalisations, dont Obamacare.
C’est du moins la prédiction des plus grands experts des élections au Congrès, dont Stuart Rothenberg (The Rothenberg Political Report), Larry Sabato (Université de Virginie), Charlie Cook (The Cook Political Report) et Paul Herrnson (Université du Maryland), qui estiment que les démocrates pourraient perdre une trentaine de sièges à la Chambre et huit au Sénat. Rejoint à son bureau de College Park au Maryland, Herrnson nous confiait récemment qu’il faudrait pratiquement un miracle pour qu’Obama et les démocrates remportent le duel de novembre. Ainsi, à moins d’un événement d’envergure qui, comme une attaque terroriste en sol américain, bouleverserait soudainement l’atmosphère politique aux États-Unis et la nature des débats électoraux, les midterms de 2010 confirmeront la tendance des 75 dernières années: depuis 1934, tous les présidents américains ont perdu des sièges à la Chambre lors des élections de mi-mandat, sauf Franklin Delano Roosevelt en 1934 (+9 sièges), Bill Clinton en 1998 (+5) et George W. Bush en 2002 (+7). Au Sénat, seuls Roosevelt en 1934 (+10), Kennedy en 1962 (+3), Nixon en 1970 (+2), Reagan en 1982 (+1), Clinton en 1998 (0) et Bush en 2002 (+2) ont réussi le tour de force de gagner ou de ne pas perdre de sièges. Si bien qu’au cours des 19 élections de mi-mandat qui ont eu lieu depuis 1934, le parti du président a perdu en moyenne 26 sièges à la Chambre et un peu plus de trois au Sénat.
Historiquement, au moins deux réalités ont souvent nui au parti du président lors des midterms. D’une part, comme le veut la théorie de «l’accroissement et du déclin» (surge and decline), les insuccès présidentiels aux élections de mi-mandat seraient liés à la moins grande participation des électeurs à ces élections qu’aux législatives qui ont lieu le même soir que l’élection présidentielle. En l’absence d’une course à la présidence, il est effectivement plus difficile pour le parti au pouvoir à la Maison-Blanche de convaincre ses partisans d’aller voter, car plusieurs d’entre eux ne voient pas de réel enjeu à le faire, vu que leur parti est déjà au pouvoir. En lien avec cette première théorie, celle de «l’élection référendum» rappelle, d’autre part, que les électeurs qui votent le plus aux midterms sont souvent ceux qui veulent faire connaître leur mécontentement à l’égard du président. Comme l’illustrent les taux d’approbation des présidents américains, ceux-ci sont généralement très populaires durant la première année de leur mandat, en raison de l’enthousiasme que suscite l’arrivée d’une nouvelle équipe à la Maison-Blanche. La popularité des présidents tend toutefois à diminuer avec le temps, car ceux-ci sont vite confrontés à des choix difficiles, ne peuvent tenir toutes les promesses et doivent prendre des décisions impopulaires.
C’est exactement le sort qu’a connu Barack Obama depuis son arrivée. Selon l’institut Gallup, ses taux d’approbation, qui étaient de 67 pour cent au lendemain de son investiture, ne se situaient plus qu’à 49 pour cent en avril dernier, à cause de l’impopularité de sa réforme de l’assurance-maladie, mais aussi en raison de la situation économique. Le problème pour Obama est que ces taux figurent parmi les plus bas depuis 1945. En effet, seuls Truman (44 pour cent), Ford (46 pour cent), Reagan (46 pour cent) et Carter (48 pour cent) étaient moins populaires que lui 15 mois après leur arrivée à la Maison-Blanche. Et lorsque l’on jette un oeil au nombre de sièges que ces présidents ont perdus au Congrès lors des midterms de 1946 (–45 à la Chambre et –12 au Sénat), 1974 (–48 à la Chambre et –5 au Sénat), 1982 (–26 à la Chambre et +1 au Sénat) et 1978 (–15 à la Chambre et –3 au Sénat), il y a de bonnes raisons de craindre celles de 2010 du côté démocrate.
Les républicains sont en tout cas convaincus que rien ne pourra les arrêter en novembre. Lors d’un discours prononcé début avril, l’ancien président de la Chambre des représentants, Newt Gingrich, n’hésitait pas à prédire que le Grand Old Party reprendra le contrôle des deux chambres, et se dotera par la même occasion des pouvoirs nécessaires pour freiner la «machine socialiste séculière» d’Obama. Difficile de savoir si les républicains seront effectivement en mesure d’élire des majorités au Capitole – il leur faudrait, pour ce faire, gagner 40 sièges à la Chambre et 10 au Sénat. Cela dit, les sondages de l’institut Gallup illustraient plus tôt cette année que 48 pour cent des électeurs inscrits ont l’intention de voter républicain en novembre, contre 44 pour cent pour les démocrates. C’est seulement la troisième fois depuis 1962 que les républicains devancent ainsi les démocrates à l’approche midterms. Les deux autres exceptions sont 1994, alors que les républicains avaient remporté 52 sièges à la Chambre et huit au Sénat pour ainsi reprendre le contrôle des deux chambres pour la première fois en 40 ans, et en 2002, quand George W. Bush et son parti avaient également battu les démocrates.
D’autres données de sondage indiquent à quel point le phénomène de «l’élection référendum» pourrait faire son oeuvre cette année. Toujours selon Gallup, seulement un électeur démocrate sur trois se dit «très enthousiaste» à l’idée d’aller aux urnes, tandis que la moitié des républicains prétendent la même chose. Ainsi, le taux de participation des républicains risque d’être plus élevé que celui des démocrates, ce qui n’a rien d’encourageant pour Obama et ses collègues du Congrès, qui sont moins certains qu’en 2008 de pouvoir compter sur l’appui des électeurs indépendants pour remporter les circonscriptions et les États où les courses s’annoncent serrées.
L’une de ces courses pourrait d’ailleurs devenir un puissant symbole du retour en force des républicains au Capitole, c’est-à-dire la sénatoriale pour le siège du leader démocrate Harry Reid. Reid détient son siège depuis 1986, mais les électeurs de son État semblent décidés à lui montrer la porte. Il est non seulement devenu l’une des figures emblématiques de la réforme de l’assurance-maladie, en raison de l’aide qu’il a apportée à Obama pour contourner l’opposition républicaine au Sénat sur cet enjeu, mais les taux de chômage des Nevadans figurent parmi les plus élevés au pays. Résultat: Reid tire de l’arrière par 10 points devant la compétition républicaine et ses taux d’approbation abyssaux de 30 pour cent portent à croire qu’il pourrait devenir le deuxième leader démocrate du Sénat à perdre son siège en six ans. Tom Daschle avait, rappelons-le, été battu par le télégénique John Thune, en 2004, pour devenir le premier leader du Sénat à perdre une élection en 52 ans!
Le bras de fer de novembre n’est évidemment pas joué d’avance, et il reste encore quelques mois à Obama et à ses troupes pour tenter de limiter les dégâts. En multipliant les discours publics et les apparitions médiatiques visant à expliquer les tenants et les aboutissants d’Obamacare, une réforme dont la réputation a été ternie par des vedettes médiatiques à tendance républicaine comme Glenn Beck et Rush Limbaugh, sans doute les démocrates pourront-ils désamorcer quelques critiques et calmer le jeu sur cette question. Qui plus est, Obama, Reid et autres auront beau jeu de rappeler qu’aucun républicain n’a voté pour la réforme de l’assurance-maladie si jamais celle-ci devient populaire d’ici l’élection, ce qui pourrait permettre de les discréditer en semant le doute quant à leur bon jugement.
Hormis cette réforme, l’économie et les questions qui y sont rattachées (emploi, santé des secteurs immobilier et financier, déficit, impôts, coût de la vie, etc.) risquent également d’exercer un poids déterminant sur le vote. Ici, l’un des problèmes pour Obama et les démocrates est le suivant: un récent sondage USA Today/Gallup illustre que 26 pour cent des Américains croient désormais que la Maison-Blanche est en grande partie coupable des déboires de l’économie. Il s’agit d’une proportion deux fois plus élevée que celle de l’été dernier. Ainsi, même si un plus grand nombre d’Américains continue à croire que George W. Bush est celui qui a engendré la déroute de l’économie, des millions d’entre eux verront sans contredit l’élection de 2010 comme un référendum sur la capacité d’Obama à sortir le pays de la crise. Et jusqu’à présent, plusieurs économistes parlent peut-être de reprise, mais les quelques 15 millions d’Américains qui sont sans emploi ont du mal à croire aux bilans positifs.
Obama joue donc l’avenir de sa présidence à l’occasion de ces législatives. En effet, sachant qu’une minorité de 41 sénateurs sur 100 peut refuser de clore les débats et de passer au vote sur les projets qui lui sont chers, le président sera souvent neutralisé par le Sénat si les républicains y comptent quelque 47 ou 48 élus à la reprise des travaux parlementaires en janvier 2011. Cela ne signifie pas automatiquement que le célèbre «Yes We Can!» d’Obama sera bientôt vétuste, car celui-ci pourra toujours, de temps à autre, contourner les blocages au Congrès en s’appuyant sur les décrets présidentiels et les accords exécutifs pour mettre sa vision en œuvre. Or, des minorités républicaines renforcées, voire des majorités du Grand Old Party au Capitole, seraient catastrophiques pour Obama, car elles l’obligeraient à édulcorer encore davantage ses réformes et à en abandonner plusieurs. À ce titre, les partisans d’Obama n’ont pas tort de craindre qu’il se retrouve bientôt dans une situation semblable à celle vécue par Bill Clinton après les élections de 1994. À l’époque, la Maison-Blanche avait dû faire plusieurs concessions aux républicains, qui menaçaient régulièrement de bloquer les nominations et les projets du président. Clinton avait, par exemple, dû plier l’échine devant la volonté des républicains d’investir davantage dans le projet du bouclier antimissile, de réformer le département d’État et l’ONU ou encore de renforcer l’embargo sur Cuba.
Ces exemples illustrent d’ailleurs combien les législatives de 2010 risquent d’avoir un effet perturbateur sur la politique internationale d’Obama. En effet, comment réagira Obama quand les républicains accepteront ses réformes sur l’éducation, la lutte contre la pauvreté ou l’économie seulement à la condition que celui-ci adoucisse le ton à l’égard d’Israël, adopte une politique plus ferme à l’égard de l’Iran ou renonce une fois pour toutes à des traités internationaux comme le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (Comprehensive Test Ban Treaty)? Qui plus est, comment Obama pourra-t-il préserver l’image positive des États-Unis dans le monde quand il rencontrera une levée de boucliers au Congrès l’empêchant de tenir promesse et d’aller de l’avant avec des lois environnementales plus strictes et une politique d’immigration moins restrictive? Bien entendu, les enjeux de politique extérieure ne sont pas ceux qui retiennent le plus l’attention des Américains cette année, mais l’impact des législatives de novembre transcendera très certainement les frontières des États-Unis si les républicains deviennent assez puissants au Capitole pour forcer Obama à renouer quelque peu avec leur vision de la politique extérieure.
Si une telle éventualité se réalise, les partisans d’Obama en voudront fort probablement à James Madison, Alexander Hamilton et les autres Pères fondateurs américains d’avoir volontairement conçu un système politique qui permet au Congrès de contrer si facilement les ambitions du président. En effet, des milliards d’individus aux quatre coins du globe aimeraient bien voir Obama continuer de rompre avec l’héritage de George W. Bush après les élections législatives de 2010. Cela dit, les admirateurs d’Obama ne devraient pas oublier qu’il s’agit du même système politique qui a permis à Obama, Joe Biden, Hillary Clinton et les autres démocrates du Congrès d’empêcher George W. Bush d’aller au bout de tous ses rêves lorsqu’il était président; un système qui, de surcroît, permettra aux démocrates de freiner les ardeurs de leurs adversaires si jamais une Sarah Palin, un Mitt Romney ou un Tim Pawlenty succède à Obama après les présidentielles de 2012 ou de 2016.
Frédérick Gagnon est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal et directeur de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques.