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Pour une perspective stratégique africaine

GB Geo-Blog

Pour une perspective stratégique africaine

Les évolutions récentes de l’environnement sécuritaire africain semblent aujourd’hui susciter un sursaut de la part des dirigeants africains : l’impératif de financer la sécurité via des mécanismes permettant de réduire la dépendance vis-à-vis de l’extérieur paraît de manière croissante être perçu comme un horizon incontournable. C’est au niveau des institutions multilatérales africaines que les prémisses d’une telle tendance se perçoivent. La décision de Kigali de 2016 sur le financement de l’Union africaine/UA (Assembly / AU / Dec. 605 (XXVII)) a doté le « Fonds pour la paix » d’un montant de 325 millions de dollars en 2017, passant à 400 millions de dollars d’ici 2020 : les fonds doivent provenir du prélèvement de 0,2% sur les importations éligibles de l’UA et être alimentés par des contributions égales de chacune des cinq régions de l’UA, bien que l’avenir de cette taxe soit cependant mis en question, en raison des contestations dont elle fait notamment l’objet dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’annonce, lors du Sommet extraordinaire de Ouagadougou de septembre 2019, de la mobilisation par les Etats-membres de la CEDEAO d’un Fonds de 1 milliard de dollars pour lutter contre le terrorisme, que l’UEMOA s’est engagée à financer à hauteur de 500 millions de dollars (dont 100 millions pour le G5/Sahel), est également encourageante : les modalités de mobilisation de ces sommes – qui recourront vraisemblablement en partie à la régularisation d’arriérés – ne sont pas encore clarifiées, mais les incertitudes qui demeurent ne sont pas supérieures à celles qui continuent de grever la matérialisation des promesses de dons internationales formulées depuis 2017 pour financer la Force conjointe du G5/Sahel. En outre, il est bien entendu nécessaire que cette africanisation du financement de la sécurité, domaine régalien par essence, s’étende également de manière croissante aux Etats africains eux-mêmes, afin que les budgets nationaux en deviennent la première source : le point 8 du communiqué final du Sommet extraordinaire des chefs d’Etat du G5/Sahel du 15 décembre 2019 – qui affirme « la détermination à consentir plus d’efforts dans la mobilisation de ressources internes » – semble participer de cette tendance. 

Les évolutions récentes de l’environnement sécuritaire africain semblent aujourd’hui susciter un sursaut de la part des dirigeants africains : l’impératif de financer la sécurité via des mécanismes permettant de réduire la dépendance vis-à-vis de l’extérieur paraît de manière croissante être perçu comme un horizon incontournable. 

Pourtant, l’africanisation du financement de la sécurité du continent ne saurait être perçue comme suffisante pour faire face à la dangereuse situation qui s’étend dans certaines parties du continent. Le sentiment d’impuissance collective suscité par la difficulté à apporter une réponse durable à la crise multidimensionnelle que traverse le Sahel démontre que les solutions promues par les partenaires bilatéraux et multilatéraux de l’Afrique ne sont pas aujourd’hui nécessairement plus efficaces que celles conçues par les Africains. Si le dispositif français de l’Opération Barkhane fait l’objet de dénonciations excessives (et également d’ordre complotiste) quant à son absence d’opérationnalité, l’immobilisme et l’absence d’efficacité reprochés aux acteurs africains au début de la crise, alors même que ce sont les troupes africaines qui, après l’Opération Serval, ont été les premières mobilisées dans le cadre la MISMA (Mission internationale sous conduite africaine, composée de troupes de la CEDEAO et du Tchad, déployée sous l’égide de l’UA), est tout aussi malvenu.

Ce constat, si n’est d’échec tout au moins d’impact limité et de débordement, dans la lutte contre les groupes armés et djihadistes au Sahel – dont a témoigné la sanglante attaque d’Inates contre les forces armées nigériennes, interrogeant sur l’articulation du dispositif actuel dans son ensemble – doit inviter à engager au plus tôt une réflexion approfondie afin de repenser la sécurité du continent selon une perspective stratégique africaine.

La plupart des solutions avancées pour sortir de l’impasse actuelle, par les acteurs africains tout comme par leurs partenaires internationaux, sont essentiellement d’ordre opératif ou tactique (dotations accrues en logistique et matériel ; changement du mandat de la MINUSMA et/ou du G5 Sahel pour les rendre offensifs sous Chapitre VII ; mobilisation de forces spéciales européennes ; déploiement de contingents tchadiens dans la zone du Liptako-Gourma, ….) ou visent à renforcer la formation et l’entraînement des forces armées africaines.

La plupart des solutions avancées pour sortir de l’impasse actuelle, par les acteurs africains tout comme par leurs partenaires internationaux, sont essentiellement d’ordre opératif ou tactique.

Pourtant, aujourd’hui, c’est en grande partie au niveau stratégique que semble devoir être réenvisagée l’approche retenue au Sahel. Et c’est en premier lieu aux Africains qu’il appartient de mener ce travail, en s’émancipant d’un grand nombre de paradigmes – notamment ceux articulés autour ou issus de la concurrence d’États-nations, de l’expérience de ladite « pénétration pacifique » menée par Lyautey et Gallieni, de l’approche contre-insurrectionnelle de la décolonisation théorisée en particulier par David Galula, du concept de « Low Intensity Conflict/LIC » (conflit de basse intensité) mis en œuvre par les Etats-Unis notamment dans le cadre de la guerre du Vietnam puis revisité ensuite sous différents vocables, tout comme des approches de lutte anti-terroriste – qui tous se révèlent aujourd’hui en décalage avec les menaces à la fois internes et transnationales qui caractérisent l’environnement sécuritaire africain. De la même façon, il serait tout à fait utile de développer une approche africaine du concept de « sécurité humaine » (initialement forgé par le PNUD), ce qui reviendrait à interroger également la pertinence de la conception du développement sous-tendant ce concept, qui aujourd’hui inspire la plupart des approches multilatérales de la sécurité. Les retours d’expérience des multiples engagements de forces africaines dans les opérations de l’ONU ou de l’Union africaine ne peuvent-elles aussi alimenter une approche renouvelée des opérations de paix que les dénonciations (souvent injustes) de l’inutilité de la MINUSMA mais aussi la remise en cause virulente de la MONUSCO par les populations de Beni, voire de l’AMISOM (dénoncée par les Shebabs somaliens comme une « force chrétienne » en dépit de son déploiement sous la bannière de l’UA), invitent aussi à repenser, en enrichissant les apports récents du rapport HIPPO (High Level Panel on Peace Operations), dudit rapport Cruz ou de l’initiative « Action pour le maintien de la paix » ? 

D’une manière générale, dans leurs approches stratégiques, opérationnelles ou tactiques, de nombreux Etats africains utilisent, se réfèrent ou s’alignent sur des standards et catégories analytiques très insuffisamment contextualisés. Aujourd’hui, face à la perplexité dans laquelle est plongé l’ensemble des acteurs internationaux, continentaux, régionaux et nationaux (étatiques comme non-étatiques), il existe à l’évidence un espace pour qu’émerge une pensée stratégique véritablement africaine, c’est-à-dire avant tout ancrée dans les réalités politiques, sécuritaires, sociétales, anthropologique et économiques du continent. Une telle pensée ne saurait bien entendu être homogène et, s’il est nécessaire que les acteurs multilatéraux telles que l’UA, les Communautés économiques régionales (CER) ou les autres organisations à vocation fonctionnelle s’engagent dans une telle réflexion afin notamment de redéfinir la portée de l’APSA (Architecture africaine de paix et de sécurité), c’est avant tout au niveau national que ce travail se doit d’être mené.  

Un tel effort requiert sans doute une rupture épistémologique avec un grand nombre de cadres de pensée qui sous-tendent actuellement les différentes politiques de sécurité mises en œuvre par les Etats africains dans les domaines suivants qui, tous, sont aujourd’hui largement encadrés ou accompagnés par des acteurs extérieurs au continent :

  • C’est le cas notamment des exercices de rédaction des Stratégies nationales de sécurité. Il apparaît aujourd’hui indispensable d’ancrer solidement ces Stratégies nationales de sécurité dans des analyses vernaculaires de l’environnement sécuritaire, fondées sur une perception et une définition des menaces prenant aussi bien en compte les enjeux nationaux et internationaux que les menaces exogènes et endogènes, particulièrement les dynamiques locales et périphériques. Ainsi, une appréhension renouvelée du contexte stratégique selon une perspective africaine nécessite-t-il certainement de compléter les points de vue strictement géopolitiques, centrés sur une analyse des intérêts de type « réaliste », ou encore de ceux axés sur la promotion de valeurs au sens « libéral » du terme, par une sociologie des acteurs et une approche « par le bas » participant, notamment à une définition précise et adaptée des modalités de l’exercice du monopole wébérien sur la violence et la contrainte légitimes (ainsi que des conditions de sa délégation). Une telle entreprise appelle aussi la mobilisation de certaines références historiques propres aux trajectoires pluriséculaires des différents Etats africains. Elle requiert également l’intégration des expériences opérationnelles, conduites aussi bien dans le cadre de la lutte contre les groupes armés, les groupes terroristes et djihadistes et les acteurs criminels que dans les nombreuses opérations de paix auxquelles leurs forces de défense et de sécurité africaines ont pris part au cours des dernières années. Un tel travail devra s’appuyer à la fois sur les capacités d’analyse stratégique des Etats eux-mêmes, dont un certain nombre se sont dotés via la création de centres tels le CHEDS (Centre des Hautes Etudes de Défense et de Sécurité) du Sénégal ou encore le CNESS (Centre national d’étude stratégique et de sécurité) du Niger. Il requerra aussi de recourir aux contributions des centres de recherche et think tanks africains, de plus en plus nombreux, sans se priver des apports des organisations de la société civile lorsqu’ils sont solidement documentés et argumentés. 
  • Un travail approfondi de révision des doctrines, aussi bien militaires que policières, s’impose également. Les curricula et cursus de formation dispensés dans les différentes écoles (formation  générale ; écoles d’application ou formation militaire spécialisée ; infanterie ; formation des cadres ; opérations de paix ; sécurité maritime ; sécurité intérieure ; maintien de l’ordre ; police judiciaire ; ….) devront découler de ces stratégies nationales revisitées. Les échanges interafricains entre différentes académies et centres d’instruction pourront contribuer à revigorer les formations dispensées au niveau tactique ou opératif car les échecs actuels doivent aussi inciter à faire le bilan de plusieurs décennies de coopération technique avec les partenaires extérieurs, aussi bien militaire que policière : la crise sahélienne actuelle révèle en effet l’inadaptation de plus en plus avérée, ou en tous cas l’obsolescence, des programmes de coopération militaire et de police étrangers, tous fondés sur des conceptions de la sécurité issues d’un héritage historique et stratégique qui n’est pas celui de l’Afrique, auquel s’ajoute l’effet d’« acculturation tactique » provoqué dans la plupart des cas par l’accumulation des programmes d’instruction et d’entraînement dispensés à titre bilatéral par des pays aux traditions et approches sécuritaires par définition variées et différentiées, donc peu cohérentes entre elles. 
  • Cette perspective stratégique africaine devra également gouverner les politiques retenues en matière d’équipement des forces de défense et de sécurité afin que celles-ci soient dotées d’armements et de matériels adaptés au type de conflictualité et de criminalité qu’il s’agit de neutraliser, de contenir ou de juguler, et ne découlant pas des intérêts des industries d’armement des différents partenaires. 

Il est important de préciser qu’un tel effort ne signifie pas rejeter en bloc un héritage colonial et post-colonial qui fait désormais partie intégrante des architectures institutionnelles et sécuritaires des Etats africains. L’enjeu est plutôt de dépasser ces cadres en intégrant leur legs, de manière critique et constructive, et non pas de les balayer. Il s’agit plutôt de fonder une approche stratégique constituée à la fois de cet héritage et des leçons que l’on peut en tirer mais surtout de le combiner à la prise en considération des structures de gouvernance et de régulation, souvent hybrides et multi-niveaux, aussi bien anciennes que contemporaines, qui sont souvent restées confinées aux marges de l’informalité, alors même qu’elles pétrissent profondément le fonctionnement des appareils de sécurité africains. 

Il est important de préciser qu’un tel effort ne signifie pas rejeter en bloc un héritage colonial et post-colonial qui fait désormais partie intégrante des architectures institutionnelles et sécuritaires des Etats africains.

Cette formulation d’une pensée stratégique africaine offrira également l’opportunité aux organisations multilatérales et aux Etats africains de se repositionner vis-à-vis de leurs partenaires sur la base des intérêts et des valeurs gouvernant leurs stratégies respectives et permettra réciproquement à ces acteurs extérieurs de définir, clarifier ou réorienter à terme leurs propres postures en fonction des positions affirmées par les acteurs du continent. 

Une telle entreprise ne peut être que de longue haleine car c’est justement le propre de la pensée stratégique de prendre de la hauteur et de se situer très en amont et sur le temps long. C’est pour cela qu’il est d’autant plus urgent qu’elle soit initiée sans tarder.

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