La primauté du droit et la realpolitik
GB fait un tour d’horizon de la Cour pénale internationale avec son premier président
GB: Vous avez été l’un des pères du Statut de Rome et le premier président de la Cour pénale internationale. Vous avez depuis tiré votre révérence de la Cour. Quel est l’état général du droit pénal international?
PK: Le droit pénal international s’est considérablement développé depuis le début des années 90, à partir de la fin de la Guerre froide et du choc provoqué en même temps par les crimes commis dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda. On n’aurait pas pu imaginer, il y a 20 ans, que la justice internationale aurait atteint le niveau actuel. Au niveau des principes, l’impunité en tant que telle n’est plus acceptée. Les questions qui se posent aujourd’hui sont des questions de modalités, pas de principe. On a donc assisté à un développement graduel qui est allé de l’établissement et de la multiplication de tribunaux spéciaux à l’établissement d’une cour pénale internationale permanente. La Cour pénale est aujourd’hui établie fermement dans le paysage international et a produit un certain nombre de développements positifs collatéraux. Évidemment, il reste des défis importants, défis qui sont dus principalement à un environnement essentiellement politique et vont demander un niveau de coopération et d’appui étatique soutenu; autrement dit, il faut que les états ne perdent pas de vue leurs propres objectifs en créant la justice pénale internationale, simplement parce qu’ils font face à des difficultés inévitables vu le contexte.
GB: Comment la Cour pénale internationale devrait-elle influencer les calculs d’un quelconque leader qui songe à faire la guerre dans les années à venir?
PK: Techniquement, la Cour pénale n’exerce aujourd’hui sa compétence que sur trois crimes : le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, et non pas, en tout cas pas encore, sur le crime de l’agression, bien qu’il figure aussi parmi les crimes du Statut de Rome. La Cour pénale actuellement ne traite que des crimes qui sont commis au cours de conflits ou en dehors de conflits, mais ne peut pas se prononcer sur la légalité de conflits en soi, parce que cela demanderait que les travaux sur la définition de l’agression et les conditions de compétence de la Cour sur ce crime soient complétés, ce qui n’est pas encore le cas. Donc, pour l’instant, la légalité de la guerre est hors d’atteinte de la Cour. Cela dit, évidemment, un dirigeant qui donne l’ordre de mener une guerre doit savoir qu’il va être responsable ou qu’il peut être tenu responsable de crimes qui découlent de la conduite de cette guerre en fonction de la responsabilité de commandement. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose que d’être responsable pénalement pour le déclenchement de la guerre elle-même.
GB: Croyez-vous que le déclenchement de la guerre puisse tomber sous la juridiction d’une telle cour dans les années à venir?
PK: Il est évident que le crime d’agression, parce que c’est vraiment de cela dont vous parlez, est, depuis Nuremberg, un crime clé, ce que certains appelaient la mère et le père de tous les autres crimes. C’est pour cela qu’en dépit de l’incapacité des états à Rome de s’accorder sur une définition et sur les conditions que nécessite la compétence de la Cour, l’agression fait quand même partie des quatre crimes de base du statut. Le reste va vraiment dépendre de la volonté des états. Si les états veulent que la Cour puisse, en réalité, exercer sa juridiction sur ce crime et qu’ils en arrivent à une définition et des conditions d’exercice, la Cour aura compétence. Sinon, elle devra se contenter pour l’avenir des crimes dont elle a déjà la responsabilité. Toutes ces questions, non seulement l’agression, mais d’autres crimes qui pourraient s’ajouter à la compétence de la Cour, doivent en principe être examinées à la Conférence de révision de Kampala, qui aura lieu cette année.
GB: La CPI est accusée aujourd’hui par certains de ne cibler que les Africains. L’Union africaine a même demandé aux états africains de ne pas coopérer avec la Cour concernant les poursuites contre les dirigeants africains. Quel est votre avis?
PK: La prémisse voulant que la Cour pénale s’adresse à l’Afrique en priorité est fausse. Il faut se rappeler que la Cour pénale ne s’est saisie elle-même d’aucune des quatre situations qui se trouvent aujourd’hui devant elle. Trois d’entre elles, la République démocratique du Congo, l’Ouganda et la République Centrale africaine ont été renvoyées à la Cour par ces états eux-mêmes. La quatrième affaire, qui est celle du Soudan, a été amenée à la Cour par le Conseil de sécurité. Jusqu’à présent, la Cour n’a donc pas pris l’initiative. Cela dit, l’Afrique était, et cela, je m’en souviens très bien, lors de la conférence de Rome, une des régions les plus intéressées par la création de la Cour, parce que les pays d’Afrique avaient connu sur leur territoire, probablement de la façon la plus grave possible, les conséquences des crimes de cette envergure qui étaient commis par d’autres. Ils voyaient vraiment dans la Cour pénale une espèce de protection juridique pour l’avenir. Il n’est donc pas surprenant que les premières situations viennent de l’Afrique. On peut aussi noter que l’Afrique demeure la région la plus représentée à l’Assemblée des États Parties, au nombre de 30, alors que les états de l’Union européenne, par exemple, y sont moins nombreux. Quand à la résolution de l’Union africaine à laquelle vous avez fait allusion, c’est une déclaration politique, et une déclaration politique qui est limitée à une situation. Cela ne libère pas les États Parties africains de leurs obligations juridiques qu’ils ont souscrites de par leur ratification du statut dans cette affaire et dans les autres. Plusieurs d’entre eux ont montré qu’ils comprenaient cet état des choses. Évidemment, avec le temps, il va être essentiel que la Cour pénale internationale aille au-delà de l’Afrique et s’attaque à des situations qui existent dans d’autres continents. Mais il faut se rappeler que la Cour est une cour très jeune, qui ne date que de quelques années. Le procureur, d’ailleurs, est en train d’effectuer les analyses préliminaires des situations dont certaines sont en dehors de l’Afrique (par exemple, l’Afghanistan, la Palestine, la Colombie et la Géorgie).
GB: Est-ce que le fait que le Conseil de sécurité a un rôle à jouer pour déclencher la juridiction de la Cour est quelque chose de positif ou négatif pour la Cour?
PK: La possibilité pour le Conseil de sécurité de renvoyer certaines situations à la Cour est un élément important parce que c’est vraiment la seule possibilité qui reste quand des crimes graves sont commis, qui impliquent le territoire ou des accusés d’États non-Parties; sinon, il n’y aurait aucune possibilité de renvoyer une situation à la Cour. Sauf intervention du Conseil, pour exercer sa juridiction, la Cour a besoin du consentement de l’état de la nationalité, de l’accusé ou de celui de l’état sur le territoire duquel s’est commis le crime. De ce fait, je pense que ce rôle positif du Conseil est important. Évidemment, il y a aussi l’inverse, la possibilité pour le Conseil de sécurité de suspendre l’exercice de la compétence de la Cour sur certaines situations pour une période limitée à 12 mois dans la mesure où elles sont l’objet d’une résolution en vertu du Chapitre VII de la Charte de l’ONU. Cette disposition était destinée à éviter des complications dues à l’intervention judiciaire en plein milieu d’un processus de négociations. La capacité qu’a ainsi le Conseil de sécurité de reporter des situations doit, à mon sens, être utilisée avec une extrême prudence, parce qu’elle pourrait facilement amener, sans que le Conseil de sécurité en ait l’intention, à une réduction de l’efficacité de la Cour pénale et surtout de l’effet préventif de son action si la perception se développait qu’aussitôt qu’il y a un problème, le Conseil de sécurité écarte la Cour. Il est donc important à la fois que le Conseil de sécurité demeure pleinement conscient des implications qui existeraient dans le cas où il envisagerait de suspendre une affaire devant la Cour.
GB: Le renvoi à la CPI de la situation au Darfour, au Soudan, par le Conseil de sécurité a apparemment fait beaucoup de bruit. Que pensez-vous de cette initiative du Conseil?
PK: Les questions politiques ne sont pas des questions sur lesquelles je suis disposé à me prononcer en tant que juge. Ce qui est manifeste, c’est que des crimes extrêmement graves ont été commis au Darfour. C’est exactement le type de situation à laquelle les rédacteurs du statut songeaient au moment où ils ont décidé de donner au Conseil de sécurité la faculté de renvoyer certaines situations à la Cour quand celles-ci n’impliquaient aucun État Partie. En revanche, la situation au Darfour illustre aussi les difficultés pour la CPI d’opérer dans un environnement politique. Quoi qu’il en soit, une fois que le renvoi a été fait, une fois que la Cour pénale a été saisie, il est de son obligation que la justice suive son cours de façon indépendant et de façon non politique. Et donc, pour l’avenir, il est extrêmement important que le Conseil de sécurité demeure cohérent dans sa démarche envers la justice pénale pour qu’elle puisse fonctionner de façon efficace. Il est important également que les États Parties demeurent tout aussi cohérents dans leurs propres engagements et ne reculent pas aussitôt qu’un problème politique se soulève. Il faut quand même se rappeler que le fondement de la justice internationale est que la paix et la justice vont ensemble. Si l’on en venait à oublier cela, ce sera vraiment un recul considérable par rapport aux dernières années.
GB: Certains reprochent à la CPI d’être une cour occidentale. Vrai ou faux?
PK: C’est faux. Le statut de la CPI a été adopté dans une conférence où 160 états participaient, où tous ont eu l’occasion de contribuer au développement d’un système qui n’est pas lié à une région particulière. Ce système consiste en une fusion d’un certain nombre d’éléments de systèmes juridiques différents de façon à représenter l’ensemble de la communauté internationale. Au bout de ce processus, 120 états ont voté en faveur du Statut de Rome. Après le Statut de Rome, la Commission préparatoire s’est réunie, a travaillé pendant trois ans et demi, et a adopté un certain nombre d’instruments, dont le Règlement de procédure et de preuve et les Éléments des crimes. Toutes les décisions de la Commission préparatoire sur ces questions ont été adoptées par accord général. Et aujourd’hui, nous avons 110 États Parties, qui viennent de tous les continents. Je vois vraiment mal l’argument selon lequel ce serait une cour occidentale.
GB: Est-ce que la Cour privilégie la common law ou le droit civil?
PK: C’est un mélange, un système hybride. Évidemment, la façade de la Cour suit plutôt le modèle common law, en ce sens qu’on assiste à des procédures dans lesquelles le procureur et les avocats de la défense s’affrontent, plutôt qu’à un système inquisitoire où c’est le tribunal qui mène le jeu. Au-delà de la surface, le système a vraiment été conçu pour essayer, en tous les cas, d’allier les meilleurs éléments des divers systèmes. On peut penser à la Chambre préliminaire, qui tire en partie son origine du juge d’instruction français, en partie du grand jury aux États-Unis, ou à la participation des victimes qui est sans précédent sur le plan international. Plus la Cour se développera, moins son système pourra être identifié à un de ces deux systèmes de base, en particulier parce qu’il y aura construction graduelle qui sera sui generis.
GB: Dans la mesure où la balance du pouvoir international devient de plus en plus avantageuse pour le monde asiatique, constatez-vous une influence asiatique ou même islamique croissante dans la culture du développement du droit dans la Cour ou dans le droit pénal international?
PK: Dans la Cour pénale et dans les autres tribunaux internationaux, un certain nombre de juges asiatiques jouent un rôle extrêmement important. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que le président actuel de la CPI est un juge qui vient de Corée, tout comme le président de la Cour internationale de justice est un juge qui vient du Japon. Manifestement, bien que les Asiatiques soient proportionnellement moins représentés à la CPI, en tant que région, que d’autres, ils jouent un rôle considérable. C’est un rôle que, personnellement, j’ai toujours encouragé justement pour que la Cour puisse répondre à sa vocation de traité universel qui découle naturellement de sa création par traité et aussi de la nécessité d’être acceptable à tous les pays dans la mesure où, comme je l’ai signalé, l’exercice de la compétence dépend du consentement soit de l’état de la nationalité de l’accusé, soit de l’état du territoire où le crime a été commis. Pour que la Cour exerce sa compétence pleinement, il faut essentiellement que son champ d’application s’élargisse, et s’élargisse en particulier à l’Asie. Cette remarque vaut également pour le Moyen-Orient, qui est à ce jour très peu représenté à la CPI.
GB: Dans les accords de paix conclus ces dernières années, l’amnistie juridique est refusée pour les crimes internationaux. Ne pensez-vous pas que cela pourrait constituer un obstacle pour la réconciliation dans les pays concernés?
PK: Pour répondre à cette question, il faut d’abord garder à l’esprit que la justice internationale et la justice nationale doivent jouer leurs rôles respectifs. La justice internationale a une capacité limitée. Elle ne pourra se saisir à la fois que de quelques situations, et à l’intérieur de ces situations, que de quelques affaires concernant les individus particulièrement responsables. Les autres crimes, qui ont été commis dans le même cadre, par exemple celui d’un conflit particulier, reviendront aux systèmes nationaux. Ceux-ci ont à leur disposition une série d’outils différents tels que des cours régulières et spéciales, mais aussi des commissions de paix et de réconciliation, et des amnisties dans certains cas. En deçà des auteurs les plus responsables des crimes les plus graves, les systèmes nationaux ont une certaine flexibilité dans l’application de ces mécanismes. Il y a cependant des limites à la légitimité et à la légalité de leur utilisation. En ce qui concerne la Cour pénale internationale, ce qui est important est que ces mécanismes ne reviennent pas à mettre un état dans la position où il est incapable ou n’a pas la volonté de mener, sur son territoire, des procédures authentiques en cas de crimes tombant sous la juridiction de la Cour. Le concept d’amnistie n’est pas un concept aveugle, ce n’est pas un concept qui s’applique nécessairement à tous les crimes commis. De façon plus large, hors du contexte spécifique de la CPI, si on commençait à accorder l’amnistie pour les crimes les plus sérieux commis par les individus les plus élevés et les plus responsables, cela risquerait de défaire ce qui a été accompli dans les décennies dernières et nous ramener à une espèce de culture d’impunité.
GB: La multiplication des tribunaux ad hoc et des juridictions pénales internationalisées n’est-elle pas le signe de l’échec de l’ONU dans le maintien de la paix dans le monde?
PK: Je vois vraiment ces deux questions comme étant séparées. Il est évident que l’ONU n’a pas joué le rôle efficace qu’on espérait au moment de sa création, mais il est aussi certain qu’il y aurait des conflits même si l’ONU fonctionnait beaucoup plus efficacement dans le domaine de la paix et de la sécurité qu’elle ne le fait actuellement. De même, beaucoup de crimes très graves sont commis dans des situations autres que des conflits internationaux. Indépendamment de l’efficacité de l’ONU, le développement de la justice internationale est nécessaire. La multiplication des institutions est un phénomène temporaire maintenant qu’une cour permanente existe, mais ce développement était important, car il signalait un déplacement majeur de l’acceptation de l’impunité. Et cela, c’est vraiment le point clé des développements qu’on a connus dans les deux dernières décennies.
GB: Que pensez-vous du principe de la compétence universelle? Est-ce que le monde à venir, dans les prochains 10 ou 15 ans, est un monde où il y a convergence des conceptions de l’universalité?
PK: La compétence universelle, d’une certaine manière, a des ressemblances avec le développement des tribunaux internationaux. Ces deux phénomènes sont des tentatives, chacune à leur manière, de répondre aux défaillances de systèmes nationaux lorsqu’ils n’arrivent pas à s’occuper de certaines affaires judiciaires ou ne le veulent pas. Autrement dit, la compétence universelle est, sur le plan national, un instrument de dernier ressort, comme les tribunaux pénaux internationaux sont un phénomène de dernier ressort sur le plan international dans le cas de crimes qui préoccupent la communauté internationale dans son ensemble. L’application de la compétence universelle a engendré, à l’occasion, des réactions fortes, parce que les affaires sur lesquelles on s’est penché avaient parfois peu de liens avec la compétence nationale traditionnelle et parce qu’il y avait aussi une certaine crainte d’une politisation de l’exercice de la compétence universelle. Donc, cette question reste un peu ouverte, mais ce qui me semble tout à fait clair est qu’une ratification large du statut de la CPI réduirait considérablement la pertinence et le besoin de l’application de la compétence universelle. Dans cette optique, la question se règlerait peut-être d’elle-même.
GB: Quel message lanceriez-vous aux états qui n’ont toujours pas ratifié le Statut de Rome?
PK: La ratification est une décision souveraine de chaque état, qui a besoin d’être prise sur le fondement d’une réflexion nationale. Mais je crois que le nombre de ratifications, jusqu’à présent, reflète à la fois une confiance croissante dans le besoin de la Cour et dans son caractère d’institution judiciaire, non politique. Cette remarque vaut aussi dans les cas où certains pays qui n’ont jusqu’ici pas ratifié le Statut fournissent un appui pratique à la Cour à certaines occasions. De façon générale, les États non-Parties doivent continuer à réfléchir à l’importance de cette institution, non seulement pour des raisons humanitaires, mais pour des raisons qui touchent la paix et la sécurité, le bien-être du monde, la sécurité régionale et leur propre rôle potentiel.
Philippe Kirsch fut le premier président de la Cour pénale internationale. Il est aujourd’hui juge ad hoc dans l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) à la Cour internationale de Justice.