Hybridité et réforme des systèmes de sécurité sahéliens
Bien que les États africains puissent se prévaloir de leur autorité souveraine à l’intérieur des frontières internationalement reconnues, il est un fait que les institutions non-étatiques ont subsisté ou émergé dans la majeure partie du continent. Cette réalité est particulièrement patente dans le domaine de la sécurité, du maintien d’ordre et de la justice. En effet, loin de détenir un parfait monopole de la force, la plupart des États africains et leurs institutions sécuritaires fonctionnent parallèlement à l’intervention d’un large éventail d’acteurs et de réseaux non-étatiques, certains défiant farouchement l’autorité de l’État, d’autres se substituant ou à l’inverse collaborant avec lui.
La plupart des États africains et leurs institutions sécuritaires fonctionnent parallèlement à l’intervention d’un large éventail d’acteurs et de réseaux non-étatiques, certains défiant farouchement l’autorité de l’État, d’autres se substituant ou à l’inverse collaborant avec lui.
Pourtant, les programmes les plus fréquemment mis en œuvre pour réformer la gouvernance et le fonctionnement des systèmes de sécurité demeurent le plus souvent fondés sur des paradigmes wébériens, lesquels caractérisent l’État comme une politie détenant le monopole de la contrainte organisée et légitime, revendiquant la détention exclusive de l’autorité publique, et inscrivant son action dans le cadre défini par des normes et institutions juridiques. Lorsque les États africains ne détiennent pas de tels attributs, ils sont volontiers taxés de ‘défaillants’ ou de «fragiles»: de manière logique, les finalités des programmes de réforme visent presqu’invariablement à favoriser l’instauration d’appareils de sécurité inspirés de ce modèle légal-rationnel.
C’est ainsi que les projets de réforme des systèmes de sécurité (RSS) mis en œuvre en Afrique ont la plupart du temps porté essentiellement sur le cadre légal de l’État et de ses institutions sécuritaires et judiciaires, cherchant à favoriser le renforcement des mécanismes de contrôle civil, le droit de regard du parlement sur les forces de défense et de sécurité, le contrôle budgétaire par les institutions supérieures de contrôle, la formation et la professionnalisation des forces armées, et les réformes de la police et de la chaîne pénale. Ces politiques se concentrent donc de manière prioritaire sur les institutions étatiques et les acteurs gouvernementaux et légalement établis, les cadres juridiques légaux et les normes codifiées, alors même qu’elles affichent souvent l’ambition d’embrasser la notion de «gouvernance», qui suppose d’élargir au-delà de l’État le cercle des acteurs concernés. L’intérêt porté à la «société civile» africaine, concept largement inspiré par les modèles américain et européen articulés autour d’associations, ne compense que faiblement la méconnaissance de l’immense espace non-étatique investi par de nombreux acteurs africains. Ainsi, la mise en œuvre des programmes RSS s’est-elle souvent avérée particulièrement difficile car, en réalité, leurs fondements mêmes se révèlent en déphasage avec les réalités du contexte sociétal africain, où l’autorité de l’État est à la fois partagée et contestée par un large éventail d’acteurs et de réseaux.
L’intérêt porté à la «société civile» africaine, concept largement inspiré par les modèles américain et européen articulés autour d’associations, ne compense que faiblement la méconnaissance de l’immense espace non-étatique investi par de nombreux acteurs africains.
Si la réforme de la dimension étatique de la sécurité s’avère indispensable, la complexité de l’Afrique appelle de manière indissociable une connaissance approfondie des réalités sociétales, souvent informelles, dans lesquelles s’enracine la gouvernance de la sécurité. Tout comme la prise en compte de la dimension politique est nécessaire à l’élaboration des processus de RSS, il est tout aussi indispensable de prendre en considération la coexistence sur le continent africain de différents systèmes de régulation ou de gouvernance. En effet, l’efficacité des politiques de sécurité menées au Sahel se révèle trop souvent limitée en raison d’une connaissance (trop) partielle des environnements dans lesquels elles sont mises en œuvre.
Les États sahéliens s’appuient formellement sur les forces armées et de sécurité nationales. Pourtant, pour assurer la sécurité, les agents de l’État ont été – de longue date – souvent conduits à mettre en place parallèlement des stratégies indirectes en forgeant des alliances avec les élites à l’échelle locale, en prenant en compte les normes et les autorités traditionnelles ainsi que la justice coutumière ou encore en passant des accords tacites avec des groupes de sécurité, voire des milices, mis sur pied par des communautés urbaines ou rurales.
Les États sahéliens s’appuient formellement sur les forces armées et de sécurité nationales.
L’influence des logiques informelles est également prégnante dans le fonctionnement des appareils de sécurité et de défense sahéliens, à travers: l’opacité de la gestion des ressources humaines (recrutement et avancement ou encore processus d’intégration dans le cadre de processus de «désarmement, démobilisation et réintégration»); la gestion des soldes et des budgets (détournements massifs des budgets de la Défense, mais aussi stratégies individuelles et collectives de «survie» au sein de l’institution militaire); la criminalisation de certains réseaux liés aux forces armées; et les fractures dans la cohésion des institutions militaires (chaînes de commandement parallèles, solidarités internes fondées sur des logiques corporatistes ou générationnelles, déséquilibres communautaires).
Il apparaît, en outre, que les nombreuses mesures visant à favoriser la prise en compte de la dimension «genre» ont négligé de prendre en considération l’influence jouée par les société secrètes, exclusivement contrôlées par des femmes mais qui peuvent contribuer, de par les principes qu’elles promeuvent, à saper les fondements du principe de l’égalité hommes-femmes.
C’est pourquoi le concept d’hybridité se révèle particulièrement pertinent pour saisir de telles dynamiques. L’approche en termes d’hybridité considère que les processus de décision ne sont pas exclusivement fondés sur des choix rationnels ou inscrits dans le cadre d’institutions étatiques: une variété beaucoup plus large d’institutions, le plus souvent informelles, opèrent parallèlement ou à l’intérieur des institutions politiques formelles et sont en jeu dans les processus de décision et les politiques publiques.
Les institutions formelles et informelles peuvent être distinguées. Les institutions formelles sont structurées par des règles et des règlements dans le cadre d’organisations légalement, officiellement et publiquement établies (constitutions, lois, droits de propriétés, etc.); les acteurs formels sont ceux dont l’existence légale est formellement reconnue. Quant à elles, les institutions informelles sont structurées autour de pratiques, de normes de comportements et de réseaux d’interaction socialement sanctionnées et légitimées (coutumes, traditions, pratiques, habitudes, etc.) sans faire l’objet de codification ou de légalisation. Les acteurs informels sont ceux dont les pratiques, voire l’existence ne sont pas légalement reconnues.
L’approche en termes d’hybridité se doit cependant d’éviter certains écueils. Elle se doit tout d’abord d’exclure toute idéalisation de la sphère informelle. En effet, les institutions traditionnelles, coutumières et informelles ne fonctionnent pas nécessairement au bénéfice des citoyens africains, ni de manière plus efficace que les institutions étatiques. Une analyse et une prise en considération systématique de l’ensemble des acteurs, normes et réseaux influant sur les institutions formelles et informelles d’un État donné doit impérativement s’accompagner d’une évaluation non seulement de leur opérationnalité, mais aussi de leur pertinence en termes de respect des droits de l’Homme et de satisfaction des besoins de sécurité et de développement des populations africaines.
Par ailleurs, il est important de ne pas présenter les institutions informelles africaines comme figées dans des spécificités ethnographiques, mais plutôt de s’attacher à mettre en relief aussi bien les évolutions en cours que les traditions dans lesquelles celles-ci s’enracinent.
Enfin, il convient de préciser que la distinction entre formel et informel peut être difficile à établir en pratique, tant en Afrique les acteurs, les normes et les réseaux de chaque sphère peuvent être imbriqués.
En respectant ces précautions aussi bien éthiques que méthodologiques, le concept d’hybridité peut non seulement s’avérer un puissant instrument d’analyse, mais aussi un outil permettant de guider efficacement l’action des décideurs, afin d’aider ceux-ci à mieux identifier certains des freins minant les politiques de sécurité menées en Afrique ou au contraire à cerner les opportunités permettant d’accroitre leur impact sur le terrain.