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Le drame de Lampedusa

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Le drame de Lampedusa

Le drame de LampedusaLes boat people désespérés exposent les difficultés de la solidarité européenne

La Isola di Lampedusa, cette petite île italienne située près de la côte africaine, continue de faire la une des informations. Suite à la mort de plusieurs centaines de boat people l’automne dernier, les différents gouvernements européens semblent avoir mobilisé (encore une fois!) leurs efforts afin de «régler» le problème des migrants clandestins qui fuient les côtes libyennes et tunisiennes à bord d’embarcations de fortune bondées et impropres à la navigation.

Le problème n’est pourtant pas nouveau: depuis de nombreuses années des jeunes hommes de l’Afrique ou de l’Asie fuient les conditions misérables et/ou dangereuses dans leur pays d’origine, pour tenter leur chance dans l’une des régions les plus attrayantes du monde. La réaction de l’Italie, ainsi que celles de l’Union européenne et de ses États membres, trahit certaines faiblesses du projet européen.

Tandis que la crise de la zone euro a attiré l’attention des observateurs sceptiques de la solidarité entre l’Europe «disciplinée» du nord et ses partenaires méditerranéens, ces migrants en situation irrégulière suscitent plutôt une réaction émotive soulignant la dichotomie superficielle entre l’ouverture des frontières et la politique de fermeté. Si l’on veut aborder leur sort de manière réaliste, il faut éviter ces positions vaguement fondées sur des convictions politico-éthiques et les remplacer par ce que Max Weber appellerait la Verantwortungsethik. Autrement dit, une solution éventuelle s’inscrirait forcément dans un esprit de compromis entre la responsabilité de protéger (les migrants) et la préservation de la souveraineté territoriale des membres de l’UE. Comme le révèle la situation de Lampedusa, l’absence de politique migratoire cohérente peut remettre en question l’un des principes primordiaux pour les citoyens européens – à savoir la liberté de circulation des personnes.

Parmi les routes clandestines pour entrer dans l’UE, celle qui passe entre la côte de l’Afrique du Nord et l’île de Lampedusa est devenue récemment l’une des plus fréquentées. On estime que plus de 40 000 migrants clandestins y sont passés en 2013, souvent avec des bateaux mal adaptés pour les eaux houleuses du canal de Sicile. Plusieurs organisations suggèrent que des milliers de personnes soient mortes en tentant ce trajet périlleux depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011.

Le drame humanitaire est tel que les gouvernements européens comprennent que le refoulement systématique des migrants serait scandaleux. Pourtant le problème est compliqué par le fait que les origines et les motivations des migrants varient considérablement (par exemple des jeunes Érythréens fuyant le service militaire, des jeunes Ghanéens fuyant la misère, des familles syriennes échappant à la guerre), créant ainsi des difficultés en ce qui concerne leur statut juridique. À toutes fins pratiques, on pourrait dire que l’Italie se retrouve avec le gros des responsabilités (accueillir les migrants, examiner leurs demandes d’asile, etc.), les autres membres de l’UE ne voulant pas partager le fardeau. Dans cette optique, il y a au moins deux problèmes potentiels pour Rome: les forces navales italiennes ne seront pas en mesure de secourir les nombreux naufragés et le gouvernement devra composer avec une perception populaire selon laquelle le pays risque d’être submergé par un flux d’étrangers.

Il s’agit évidemment de deux problèmes distincts. Les contrôles frontaliers affectent le nombre de migrants qui vont arriver en Europe, tandis que les conditions d’accueil affectent le séjour de ceux qui arrivent à pénétrer la périphérie de l’UE. Nous reviendrons sur le premier problème des contrôles frontaliers, car c’est à ce niveau qu’une solution éventuelle pourra émerger. En attendant cette solution, qui sera nécessairement le résultat d’efforts diplomatiques considérables, il faut également penser à la communauté d’accueil si l’on veut s’assurer de conditions d’accueil raisonnables pour les migrants. En d’autres mots, il faut prendre en compte la situation de la population locale si l’on veut promouvoir la protection d’étrangers qui cherchent un refuge.

Pourtant, il ne s’agit pas de la façon typique d’aborder la protection, celle-ci étant d’habitude inscrite dans une perspective de droits individuels à caractère universel où les revendications des migrants et la condamnation du gouvernement d’accueil sont les moyens de pression utilisés par les associations militantes. Par exemple, lors d’une visite récente à Lampedusa, on m’a souvent demandé si j’étais journaliste. La plupart des villageois soupçonnaient initialement que j’étais à la recherche d’un scandale pour un scoop médiatique. Ils sont bien conscients que les visiteurs cherchent à les critiquer et les condamner pour le drame humanitaire des migrants.

En effet, le scandale médiatisé est arrivé en décembre dernier quand une vidéo a été diffusée afin de dénoncer les conditions supposément inhumaines dans le centre d’accueil de l’île. Les images montrent des Africains aspergés à l’extérieur dans une procédure de traitement contre la gale. Les médias ont souligné que les migrants étaient publiquement déshabillés malgré le froid et que les conditions étaient comparables à celles d’un camp de concentration. Certains reportages ont combiné ces images avec de vieilles images pour suggérer que le centre ressemblait à une prison surpeuplée.

Étant l’une des seules personnes de l’extérieur à avoir visité le centre de Lampedusa pendant la période durant laquelle ces images de migrants «désinfectés» ont étés filmées (les journalistes sont interdits), je dois avertir qu’il y a eu une manipulation médiatique et que celle-ci ne sert pas les intérêts des migrants à long terme. Plusieurs d’entre eux manifestaient des symptômes typiques de la gale. En fait, ils étaient rassemblés dans un endroit désigné lors d’une journée ensoleillée où il faisait 16-17 degrés Celsius.

Bien que le traitement en plein air ne soit pas l’idéal, l’irritation provoquée par cette maladie contagieuse est telle que les jeunes Africains étaient sans doute contents d’être traités. La vidéo filmée en cachette représentait clairement une tentative de provoquer une réaction publique quelques jours avant la «journée internationale des migrants» et les réunions du Conseil européen. Ces tactiques de choc semblent a priori avoir fonctionné dans la mesure où de nombreuses figures politiques en Italie et à Bruxelles se sont immédiatement indignées.

Cependant si l’on s’intéresse à la protection des migrants et si l’on cherche à augmenter la transparence, il est clair que les autorités sur le terrain vont percevoir ce montage médiatique comme une simple manipulation qui justifie leur attitude envers les journalistes et les limitations sur le flux d’informations. Contrairement à de nombreux centres similaires à travers le monde, les migrants pouvaient sortir librement du centre de Lampedusa quand la vidéo a été tournée car les gardiens toléraient une brèche existante dans la clôture.

L’hypocrisie est flagrante dans la mesure où les leaders qui se sont indignés sont les mêmes individus qui ont formulé les politiques de sécurité frontalière. Ces dernières sont remarquables car ambigües quant à leur objectif: est-ce empêcher les entrées illégales sur les côtes ou aider les pays de premier asile comme l’Italie? Il est plus facile pour les ministres et commissaires de se présenter comme «humanitaires» plutôt que de s’expliquer de manière nuancée à la population. Par la suite ils peuvent discrètement permettre des restrictions plus sévères afin d’éviter ces situations dans l’avenir. La fermeture annoncée du centre de Lampedusa devrait être perçue sous cet angle sceptique puisqu’elle détourne simplement l’attention du problème réel et de la politique régionale qui a un impact déterminant sur les migrants venant de l’Afrique.

Cela n’a pas été suffisamment mentionné par les médias internationaux, mais en réalité l’accueil des migrants à Lampedusa est relativement généreux par rapport à d’autres régions affectées par les réfugiés. «L’Europe des riches» a beaucoup à apprendre de la générosité et l’ouverture de ces villageois. Comme disait le propriétaire d’une boulangerie locale: «On connaît la pauvreté, on comprend la raison pour laquelle ils fuient». Les discussions sur les migrants tournent vite vers des discussions sur leur propre misère et les problèmes économiques: prix de pétrole élevé, nécessité de transport aérien pour recevoir des traitements médicaux, infrastructure déficiente, isolement aggravé par la corruption politique locale, etc. Ce sont les frustrations et les préoccupations de tout territoire périphérique négligé par le pouvoir central.

Le problème des habitants de Lampedusa n’est pas tant la situation des migrants clandestins que le vieux problème de leur situation géographique et des relations avec le gouvernement à Rome. Les mouvements migratoires actuels qui attirent les médias internationaux s’inscrivent dans ce contexte local. Après avoir expliqué leurs propres problèmes économiques, y compris le désir d’émigrer vers des pays riches comme le Canada, les hommes d’un café local expriment une sympathie envers les migrants qui est palpable partout sur l’île: «Ils sont pauvres, et ils viennent ici pour essayer de gagner de l’argent. On comprend ça».

Fait révélateur lors de mon séjour: le prêtre local qui dirige l’association caritative ne savait pas que des centaines de nouveaux migrants avaient été interceptés en mer quelques heures avant notre rencontre. Il s’agit du problème de transparence souvent évoqué par les habitants de l’île. Depuis les centaines de morts en octobre dernier, Rome a réagi avec un dispositif militaire imposant qui a effectivement pris le contrôle de la situation. La militarisation semble avoir permis l’interception d’environ 8 000 migrants en haute mer vers la fin de 2013, mais la population locale est encore une fois oubliée par Rome. Selon les rumeurs et les différentes sources médiatiques, il est difficile de savoir si tous ces clandestins ont été transférés en Sicile ou si plusieurs ont été renvoyés directement à Tripoli.

Veut-on vraiment trouver une solution au problème général des boat people qui convergent vers Europe? La question n’est pas rhétorique. Il est bien possible que nos dirigeants considèrent qu’il n’y ait pas de solution possible. La force militaire serait ainsi déployée principalement pour donner l’apparence que la situation est maîtrisée et afin d’appaiser les populations en Italie et en Europe.

Pour certains observateurs qui craignent une Europe assiégée, une réponse légitime de la part de l’UE serait même de bloquer et d’intercepter les boat people afin d’empêcher qu’ils puissent pénétrer le territoire des États membres. Cette position irait manifestement à l’encontre des principes humanistes qui sous-tendent le projet européen, surtout ses structures concernant les droits humains. Le message général serait trop contradictoire pour les populations des membres de l’UE.

Donc, s’il est inacceptable de ne rien faire d’exceptionnel pour aider les pauvres migrants clandestins qui arrivent dans les endroits périphériques comme Lampedusa, il faut explorer des solutions qui seront forcément novatrices. Il faudrait ainsi maintenir une distinction importante afin de préserver la cohérence du système de gestion migratoire. Les demandes économiques (par exemple travailleurs temporaires ou immigrants) peuvent être examinées de manière discrétionnaire par chaque État membre, tandis que les demandes politiques (par exemple réfugiés selon la Convention de 1951) obligent les gouvernements à examiner chaque cas selon des critères humanitaires et à proposer une forme de protection le cas échéant. Si les migrants ne remplissent pas les critères préétablis pour ces deux catégories générales, leur présence serait illégale et ils devraient dès lors normalement être renvoyés dans leurs pays d’origine.

Pour des raisons économiques et démographiques, la situation actuelle en Europe milite en faveur d’une immigration sélectionnée et contrôlée. L’Allemagne, qui reçoit aujourd’hui un nombre d’immigrants comparable à celui du Canada, est reconnue par l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques comme ayant l’un des systèmes d’immigration les «plus ouverts de l’Europe». Comme l’illustre la réaction britannique à l’ouverture récente du marché du travail aux Bulgares et aux Roumains, on ne peut pas pourtant cacher la tension réelle entre «l’Europe des riches» et celle des «pauvres». Il reste à espérer que le problème des boat people va être atténué par de nouvelles voies de migration légale pour les étrangers, et que celles-ci soient conçues de manière à contribuer à la construction d’un véritable système de gestion migratoire.

Cependant, l’expérience des dernières années nous oblige à confronter plusieurs problèmes pratiques concernant les demandes à caractère humanitaire. Même si le statut de réfugié n’est pas accordé, les renvois sont souvent difficiles vers certains pays troublés, particulièrement quand les migrants refusent de collaborer. Un système appuyé par des renvois fréquents doit inclure des garanties de la part des pays d’origine, lesquels ne sont pas toujours en position d’assurer une protection effective des droits humains. Cela nécessiterait également des ressources considérables de la part des gouvernements européens, un développement que les contribuables ne sont peut-être pas prêts à accepter de bon cœur.

Nonobstant les tentatives d’harmonisation, certains gouvernements appliquent des critères sévères, créant ainsi des variations importantes dans les taux de reconnaissance. Les migrants vont évidemment tout tenter pour augmenter leurs chances d’obtenir un meilleur statut dans le pays qui offre les meilleures conditions, d’où le phénomène d’asylum shopping. Ce dernier, bien que compréhensible de la part des migrants, contribue à saper les politiques et les efforts de protection des droits humains dans la mesure où il se heurte directement aux préoccupations des populations d’accueil. Le dogmatisme des rêveurs qui aimeraient que les frontières soient ouvertes, ainsi que la xénophobie des souverainistes qui aimeraient fermer les frontières, ne contribuent ni l’un ni l’autre à trouver une solution qui devra passer par un compromis entre divers intérêts.

En gros, le mécanisme européen pour ce genre de situation est manifestement remis en question par le drame de Lampedusa. Normalement, le système basé sur les accords de Schengen et Dublin prévoit que les pays de premier contact assument la gestion et le traitement des demandes déposées par les migrants. Afin de ne pas pénaliser les pays méditerranéens par rapport aux pays riches du nord de l’Europe, ces derniers sont encouragés à «partager le fardeau» en offrant une aide technique ou financière. Mais il s’agit d’une aide discrétionnaire. Toute tentative d’imposer des obligations de solidarité aux pays du nord se solde par un échec car ils répliquent que la grande majorité de migrants clandestins se retrouvent de facto chez eux. L’Afghan qui passe par la Turquie pour arriver en Grèce se rendra au Royaume-Uni, de la même manière que le Libyen à Lampedusa n’avait pas l’Italie comme destination finale. Les autorités sur l’île italienne en sont bien conscientes, ce qui expliquerait un certain laxisme dans l’enregistrement des migrants interceptés par la marine. Cette dynamique était parfaitement claire il y a presque trois ans quand le ministre de l’Intérieur Roberto Maroni menaçait son homologue français Claude Guéant en disant que les boat people allaient être envoyés par train vers Marseille. La réplique: une fermeture temporaire de la frontière commune a été invoquée comme mesure exceptionnelle dans le cadre Schengen. Le drame humain de Lampedusa se transformait en confrontation politique de haut niveau qui remettait en question un aspect fondamental du projet européen.

Malgré ses problèmes internes, l’UE a intégré, en 2013, la Croatie comme 28e État membre, et la monnaie unique a été adoptée par la Lettonie. Mais même si l’Union a tenu bon, il est impossible d’ignorer les problèmes socioéconomiques qui risquent de pousser les électeurs à se défouler lors des élections européennes ce printemps. Dans ce contexte délicat, certains sujets brûlants ont une influence disproportionnée. L’immigration en est un, et Lampedusa en représente une dimension hautement symbolique.

Bien que le nombre des boat people méditerranéens soit faible par rapport aux millions de réfugiés à travers le monde, il représente une situation difficile et distincte de celle des centaines de milliers de demandeurs d’asile qui débarquent dans les aéroports européens ou qui arrivent par voie terrestre. Les boat people arrivent de manière visible et dramatique qui nécessite une réponse humanitaire immédiate. Par conséquent, ils représentent symboliquement un défi politique considérable pour tout dirigeant voulant aborder la question de façon équilibrée.

Compte tenu de l’aggravation de la situation en Afrique du Nord, ainsi qu’en Syrie, il demeure difficile de voir une solution aux problèmes liés au drame de Lampedusa qui pourrait préserver la crédibilité du système de contrôle frontalier. La Grèce, l’Italie et Malte assument toutes la présidence de l’UE au cours des prochaines années. Il faut donc espérer que ces pays directement affectés aborderont le problème dans un esprit de réalisme. La logique du système actuel suggère qu’un jour ou l’autre il faudra se pencher sérieusement sur la question du rôle que les ambassades et les consulats pourraient jouer dans le développement de procédures administratives extraterritoriales. Dans le cadre des institutions européennes, ceci permettrait de replacer le problème dans une perspective qui tient compte de la protection des droits humains avant que les migrants tentent leur traversée dangereuse en Méditerranée, l’objectif premier étant d’éviter les naufrages et les tragédies humaines au large du Vieux Continent. Les gouvernements européens pourraient ainsi élargir leurs programmes de sélection des migrants à l’étranger afin de garder l’apparence de préservation de la souveraineté territoriale sur cette question fondamentale.

Ce n’est pas la première fois que l’on aurait abordé de cette manière une gestion migratoire difficile depuis la création de la Société des Nations. De l’émigration russe des années 1920 jusqu’aux réfugiés du Kosovo il y a une décennie, en passant par les Hongrois en 1956-1957 et les boat people vietnamiens des années 1970, les gouvernements occidentaux ont adopté des programmes de réinstallation afin d’atténuer certaines crises humanitaires. Compte tenu du fait que les migrants clandestins à Lampedusa soient tous passés par la Libye et la Tunisie, il faudrait que les Occidentaux rouvrent les missions diplomatiques récemment fermées en Afrique du Nord.

Comme la crise de la zone euro, qui a exposé certaines faiblesses du projet européen, le drame de Lampedusa démontre comment il est difficile d’instaurer une véritable solidarité entre pays qui continuent à défendre leurs intérêts nationaux. Le jour où les responsabilités concernant les boat people de la Méditerranée seront abordées et partagées dans leur ensemble, on aura franchi un grand pas dans la maturité politique de l’UE.

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Michael Barutciski est directeur des études supérieures à l’École des affaires publiques et internationales de Glendon, ainsi que membre de la rédaction de Global Brief.

(Photographie: La Presse canadienne / AP / Luca Bruno)
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