Comment le Tea Party fait le jeu de Pékin
Difficile au premier abord de voir dans les milieux conservateurs du parti républicain des Etats-Unis et les dirigeants chinois une quelconque connivence. La Chine est même fréquemment montrée du doigt par les élus qui revendiquent leur appartenance au Tea Party, que ce soit pour le manque de transparence de son budget de défense, sa politique monétaire, son offensive commerciale dont les Etats-Unis sont les principales victimes, ou encore le faible coût de sa main-d’œuvre qui provoque des délocalisations en chaine et affecte l’emploi aux Etats-Unis. Pour les élus américains dans leur ensemble, la Chine est un immense défi ; pour les membres du Tea Party, elle est un véritable adversaire.
Pourtant, le shutdown infernal dans lequel fut plongé Washington fit, tel le battement d’ailes d’un papillon, des vagues aux antipodes de la capitale américaine, dans l’île paradisiaque de Bali, en Indonésie. C’est là que se tint, du 5 au 7 octobre, le sommet de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation), regroupant les pays du pourtour du Pacifique, véritable plateforme de la relation entre les Etats-Unis et les pays d’Asie depuis 1989, et dans laquelle la Russie est également présente. L’ancien président George W. Bush n’a jamais manifesté d’intérêt pour ces sommets, qu’il n’honora pas une seul fois de sa présence lors de ses huit années passées à la Maison-Blanche. A l’inverse, Barack Obama y participa avec assiduité depuis son entrée en fonction, à trois reprises au total (à Singapour, Yokohama puis Honolulu en tant qu’hôte), ne manquant que le sommet de Vladivostok en septembre 2012, tensions avec la Russie et dernière ligne de droite de sa campagne de réélection oblige. Sa présence à ces sommets est fidèle à sa « stratégie du pivot » et au réengagement de Washington en Asie-Pacifique après une décennie de repli. Le président américain avait inscrit Bali sur son agenda, mais face au blocage budgétaire imposé par la majorité républicaine à la Chambre des représentants, il dut finalement annuler tous ses déplacements, dont le sommet de l’APEC où il fut remplacé au pied-levé par son Secrétaire d’Etat, John Kerry. Le shutdown provoqué par les Républicains étant en grande partie le résultat des pressions du Tea Party au sein du GOP (Grand Old Party, surnom donné au Parti républicain), nous pouvons considérer que ce sont les milieux conservateurs américains qui privèrent Obama d’un séjour à Bali.
Tout cela serait accessoire si les sommets de l’APEC se résumaient à une photo de groupe, quelques échanges convenus et des poignées de main cordiales, comme ce fut d’ailleurs le cas à leurs débuts. Or, l’APEC représente désormais beaucoup plus que cela et, que l’on approuve ou non le budget fédéral d’Obama et que l’on porte un regard plus ou moins critique sur le financement de l’Obamacare et les conditions dans lesquelles il fut imposé, il est difficile de ne pas concéder qu’Obama l’a compris, contrairement à son prédécesseur. La croissance des pays asiatiques, que la crise économique internationale a ralentie mais dont elle a aussi augmenté l’écart avec celle des pays occidentaux, fait de l’Asie-Pacifique le véritable centre de l’économie mondiale. C’est aussi dans cette région que les réflexions sur la mise en place de mécanismes multilatéraux, de Séoul à Canberra, sont les plus actives, en dépit de tensions qui restent très vives. C’est enfin dans cette région que se trouve le principal compétiteur des Etats-Unis, la Chine. Les médias officiels chinois ne se sont d’ailleurs pas gardés de moquer l’absence du président américain, mettant en évidence le fait que celle-ci profite essentiellement à Xi Jinping, tout souriant à Bali, pour son premier exercice du genre. Le président chinois a pu en effet asseoir un peu plus la place centrale de la Chine au sein de l’APEC, fort d’une croissance à nouveau très élevée, d’une posture diplomatique plus ferme (comme le différend avec le Japon sur les îlots Senkaku-Diaoyu l’indique) et du caractère désormais incontournable de Pékin dans les affaires asiatiques.
Face à cela, les Etats-Unis montrent les limites d’une stratégie du pivot aux contours mal définis et aux objectifs trop volatiles et souvent mal interprétés par les alliés de Washington dans la zone. Si on ajoute à cela le changement d’équipe au Département d’Etat avec un John Kerry très occupé par le dossier syrien et la reprise du dialogue avec l’Iran, et peut-être moins engagé sur l’Asir que ne l’était Hillary Clinton (cela restant cependant à démontrer), la politique asiatique de l’administration Obama semble piétiner. Les membres du Tea Party, généralement peu intéressés par la politique étrangère, n’ont visiblement pas mesuré cette conséquence de leur blocage institutionnel. Et pourtant, leur posture et une certaine idée de l’Amérique qu’ils prétendent incarner devrait les faire réagir face à un texte très provocateur publié dans le Quotidien du Peuple quelques jours après le sommet de Bali, et appelant tout simplement le monde à « se désaméricaniser », comme pour mieux inscrire le shutdown dans les réflexions très à la mode dans les cercles politiques et académiques chinois sur le déclin des Etats-Unis, que l’absence d’Obama à Bali ne ferait que confirmer un peu plus.
On peut, selon les positions, désigner plusieurs responsables dans la crise qui a conduit au shutdown : un président trop faible ; un parti démocrate ayant oublié l’importance des initiatives bipartisanes au Congrès ; un parti républicain trop divisé et pris en otage par sa droite ; ou même la Constitution des Etats-Unis, visiblement mal adaptée aux réalités politiques actuelles, mais qu’aucun responsable politique américain n’ose remettre en cause. Peu importe finalement, les élections mi-mandat de novembre 2014 désigneront les principaux responsables aux yeux des électeurs. Sur le terrain de la politique étrangère cependant, est de l’engagement américain en Asie-Pacifique en particulier, les petits jeux auxquels se sont livrés les membres du Tea Party, de même que l’incapacité du GOP à peser le pour et le contre entre blocage budgétaire et intérêt national font le jeu de Pékin, qui n’en demandait sans doute pas tant. Barack Obama tentera sans doute de rectifier le tir, et si le contexte de politique intérieure l’y autorise, il participera au prochain sommet de l’APEC après deux ans d’absence. Cela tombe bien, la prochaine rencontre se tiendra à Pékin… Son administration devra par ailleurs au préalable redoubler d’efforts pour conforter la stratégie du pivot et la rendre plus crédible aux yeux des pays asiatiques, et pour faire de l’absence à Bali un incident de parcours et non un aveu de faiblesse. De gros efforts en perspective, pour lesquels le président américain ne pourra pas compter sur le soutien de Pékin, ni de son allié de circonstance, le Tea Party.