Le «nucléaire zéro» en Asie orientale?
Les tensions dans la région pourraient-elles faire dévier les trajectoires des changements politiques internes?
La convergence des changements politiques internes récents – et surtout à venir – couplée à une configuration stratégique tendue, doit mériter plus d’attention. Sur la toile de fond d’une menace nucléaire régionale, la course aux armements conventionnels – en particulier navals – exacerbe ou aggrave encore plus les conflits.
Dans pratiquement tous les États, le changement de partis, de leaders, ou des deux, cherche à se situer – pour un moment – en retrait des turbulences extérieures. En Asie orientale, comme en Occident, les changements politiques internes sont relativement peu touchés par les événements extérieurs. Très rares sont les campagnes électorales où les enjeux de politique étrangère deviennent fondamentaux. Dans les pays à régimes autoritaires, les débats demeurent à huis clos, mais laissent toujours filtrer des confrontations parfois très dures relatives à la meilleure stratégie pour pérenniser la mainmise sur un pouvoir absolu. Mais là encore, il est peu habituel que la scène internationale devienne l’enjeu des affrontements.
Face aux changements majeurs qui vont intervenir en Asie du Nord-Est en 2012 et qui vont affecter l’année 2013, on peut se demander si ces grandes constantes de la science politique pourraient exceptionnellement être contredites. Dans une séquence inédite, à la transition du régime nord-coréen a succédé une campagne électorale pour les élections législatives en Corée du Sud, lesquelles seront suivies par un changement majeur des dirigeants chinois, vraisemblablement au mois d’octobre à l’occasion du 18e Congrès du Parti communiste. Les élections américaines, en novembre, devraient succéder à cette transition en Chine, et l’année se conclura enfin par une élection présidentielle en Corée du Sud.
L’enchaînement des changements politiques attendus va s’effectuer dans un climat de tensions qui, au-delà des incertitudes économiques, croise une dynamique stratégique à quatre entre la Chine, les États-Unis, la Corée du Sud et le Japon. Dans cette dynamique, le trublion nord-coréen joue, pour assurer sa survie, le provocateur déterminé. La Russie, qui vient elle-même de reporter au pouvoir Vladimir Poutine, doit se contenter dans la région d’une posture distante ou d’un rôle d’appoint lorsqu’il s’agit de s’opposer aux États-Unis, au Japon et à la Corée du Sud.
Depuis 2009, les autorités chinoises ont dévié quelque peu de la voie pacifique empruntée jusque-là pour contrer de façon agressive la flotte américaine, raviver la querelle avec le Japon à propos des îles Diayu/Senkaku ou pour réactualiser avec éclat ses prétentions sur la souveraineté de l’intégralité des «eaux historiques» de la mer de Chine méridionale. En bousculant ainsi de nombreux pays d’Asie du Sud-Est, la Chine a réaffirmé son rôle traditionnel dominant dans un espace trop encombré, selon son analyse, par la présence américaine et les prétentions insistantes de plusieurs pays comme le Vietnam ou encore les Philippines. Alors qu’en 2006, et surtout 2007, Beijing avait joué un rôle exemplaire en parvenant à arracher à la Corée du Nord des concessions marquantes à propos de ses installations nucléaires, la Chine a, depuis, fortement modifié son attitude à l’endroit de Pyongyang en demeurant assez passive face aux provocations nord-coréennes. Beijing n’a pas eu d’autre choix que celui de secourir un régime alors très vulnérable et plombé par une succession héréditaire incertaine.
Face au changement de la stratégie régionale chinoise, les États-Unis sont intervenus, surtout à l’automne 2011, en multipliant des séries d’initiatives destinées à rassurer et se rapprocher des alliés et des autres pays de la région. En appuyant l’East Asia Forum, en proposant à l’APEC un Trans-Pacific Partnership, excluant de facto la Chine, et en réaffirmant aussi la présence navale américaine ou encore en dépêchant la Secrétaire d’État Hillary Clinton aux Philippines et en Birmanie, l’administration démocrate n’a jamais exprimé directement une intention de contrer la Chine; mais c’est bien sûr en ce sens que ce déploiement d’engagements a été compris à Beijing.
En dépit d’un antagonisme ambiant, les rapports sino-américains sont aussi ponctués de visites présidentielles, de dialogues positifs ou encore de promesses chinoises pour créer 235 000 emplois aux États-Unis en multipliant les importations de produits manufacturés américains. Malgré ces nombreuses avancées, et les rapprochements enregistrés dans certains domaines, la campagne électorale américaine occulte les éléments positifs pour souligner surtout les images et les préjugés. De façon évidente, les démons du protectionnisme ciblant les importations chinoises hantent les Démocrates comme les Républicains.
L’opinion publique, quant à elle, ne retient essentiellement que la concurrence déloyale, la piraterie informatique et l’espionnage industriel. Tant dans le camp du président Obama que dans celui du candidat républicain Mitt Romney, on s’accorde à ne pas modifier, pour l’avenir immédiat, un positionnement américain de fermeté sans entrer dans les scénarios de ce qu’il pourrait advenir si la Corée du Nord accentuait encore les provocations et si, surtout, la Corée du Sud cherchait à y répondre par des moyens militaires. À moins d’imprévus spectaculaires, les irritants de la sécurité en Asie ne feront pas dévier les intentions de vote des électeurs américains.
Pour les dirigeants chinois, en particulier pour Xi Xinping qui va succéder au président Hu Jintao, et Li Kejiang qui remplacera le Premier ministre Wen Jiabao, l’ampleur des problèmes internes constitue un enjeu suffisamment conflictuel dans le positionnement des factions à l’intérieur du parti communiste. L’affaire Bo Xilai en est une illustration éloquente. Reconsidérer, par des débats internes difficiles, l’attitude à adopter face aux États-Unis ne pourrait qu’approfondir des différends déjà très vifs.
En revanche, les dirigeants chinois sont déjà pris au piège de la fermeté, voire de l’intransigeance, qu’ils ont eux-mêmes exprimée dans les questions de la sécurité régionale face à Washington. Ainsi, dans l’hypothèse d’une nouvelle provocation, cette fois-ci nucléaire, de la Corée du Nord, anciens et surtout nouveaux dirigeants ne pourraient aucunement paraître comme faisant des concessions aux États-Unis. L’antiaméricanisme dans les médias sociaux en Chine, couplé à la dangerosité d’un nationalisme sensible à toute perception d’une reprise de «l’humiliation historique», réduit ainsi les marges de manœuvre pour envisager une conciliation avec Washington.
Dans le contexte de 2012, ni la Chine, ni les États-Unis, ne souhaitent voir les conflits de l’Asie orientale s’inviter dans leurs changements politiques en cours. La Corée du Nord pourrait, toutefois, bousculer les agendas. Déjà lors du Sommet nucléaire de Séoul au mois de mars, le président Obama avait habilement insisté sur la nécessité pour la Chine de prendre ses responsabilités si Pyongyang poursuivait son intention de tester un missile à longue portée.
Le missile a, depuis, été tiré, mais son échec accroît maintenant la probabilité d’un nouveau test nucléaire nord-coréen qui place les États-Unis dans une situation extrêmement embarrassante. À quelques mois des élections américaines, et du 18e Congrès en Chine, le président Obama ne peut plus compter – on l’a souligné plus haut – sur l’intervention de Beijing. Les alliés sud-coréens et japonais demeurent à court terme peu contrôlables. Un dispositif en discussion d’une zone de dénucléarisation activée par Tokyo et Séoul demeure une option tangible que pourraient exploiter les États-Unis pour façonner, mais à moyen terme, un nouvel environnement nucléaire forçant l’adhésion de la Chine, de la Russie et, par nécessité, de la Corée du Nord. À court terme, cependant, si Pyongyang choisit délibérément l’option d’un nouveau test nucléaire, celui-ci aura de façon inédite un impact sur le vote des électeurs américains.
Les élections législatives sud-coréennes se sont déroulées le 11 avril dernier, avec en toile de fond la menace activée par le lancement imminent du missile nord-coréen. Contre toute attente, le parti conservateur en place l’a emporté sur le Parti démocratique uni. La campagne électorale a surtout gravité autour d’enjeux sociaux. Toutefois la mobilisation en dernière minute d’une partie de la jeunesse abstentionniste, soupçonnée de préférer le déni des risques nord-coréens plutôt que celui de la posture de défiance de plus en plus affirmée par le président Lee Myung-bak, a peut-être reporté au pouvoir le parti conservateur. Dans ce nouveau contexte, l’hypothèse d’une nouvelle provocation, cette fois nucléaire, renforce la conviction que Séoul réagira de façon brutale.
Même si le Japon échappe à la contrainte de la tenue d’élections dans un avenir proche, certains observateurs estiment que ces dernières pourraient être déclenchées de façon anticipée. Fortement critiqué pour sa mauvaise gestion en mars 2011 de la centrale nucléaire de Fukushima après la tragédie du tsunami, le Parti démocrate est également affaibli par les pressions de l’environnement extérieur auxquelles il ne sait comment répondre. Dans plusieurs litiges récents, la Chine est parvenue à faire plier le Japon et l’opinion publique semble aussi très impatiente devant l’attitude essentiellement réactive de son gouvernement face aux menaces nord-coréennes. Le déploiement spectaculaire des batteries de missiles «Patriot» au Japon a appuyé, avec une grande crédibilité, l’intention du gouvernement de Tokyo d’abattre le missile lanceur du satellite nord-coréen. Cette détermination renforcera éventuellement la crédibilité du parti démocrate jugé trop conciliant face à Beijing et à Pyongyang.
À la fin de la recomposition du paysage politique de la région, et de ces moments de recentrage national qu’imposent les élections et les transitions, non seulement de nouveaux leaders apparaîtront, mais avec eux de nouvelles visions et de nouvelles intentions. Les ressentiments accumulés dans les populations des principaux acteurs régionaux vont, inévitablement, se traduire par l’exacerbation de nationalismes entretenus surtout par des élites au pouvoir, mais aussi par les cadres dirigeants des classes moyennes. Face aux dangers appréhendés, tant aux États-Unis qu’en Asie orientale, ce recours à des nationalismes compétitifs est considéré comme le plus en mesure de mobiliser une partie de la population, souvent assez jeune, abstentionniste ou simplement indifférente à des questions fort éloignées des réseaux sociaux et familiaux dans lesquels elle se réfugie. L’hypothèse d’une crise nucléaire dans la région crisperait plus encore ces nationalismes, mais provoquerait, à n’en pas douter, un impact déstabilisant l’instant éphémère du repli des campagnes électorales ou des transitions.
Gérard Hervouet est directeur du programme Paix et Sécurité Internationales à l’Institut québécois des hautes études internationales. Il est aussi professeur titulaire au département de science politique de l’Université Laval à Québec.