LOADING

Type to search

Dilemmes argentins

Spring / Summer 2011 In Situ

Dilemmes argentins

article13Cristina Fernandez de Kirchner, les intrigues présidentielles et le tango péroniste

«Je ne meurs pas pour être présidente de nouveau». La phrase de Cristina Fernandez de Kirchner, prononcée en mai, a produit un choc en Argentine, non pas parce que c’était la première fois qu’elle exprimait une certaine réticence à se porter candidate à la réélection en octobre 2011, mais en raison du destinataire implicite du message et du conflit politique auquel elle fait allusion. En effet, Fernandez de Kirchner ne s’adressait pas aux figures de l’opposition, plutôt inoffensives pour le moment si l’on se fie aux sondages d’opinion, mais elle lançait plutôt un dur avertissement – avec le ton caustique et méprisant qu’elle réserve aux adversaires qu’elle ne daigne même pas nommer – à l’un des piliers sur lequel son prédécesseur Nestor Kirchner (qui était également son mari), avait construit une redoutable structure de pouvoir au sein du mouvement péroniste: Hugo Moyano, le secrétaire général de la Confédération générale des travailleurs (CGT). Moyano, chef des camionneurs, ainsi que président intérimaire du Parti justicialiste (péroniste) de la Province de Buenos Aires, a été longtemps le puissant leader de la «colonne syndicale» du kirchnérisme, cette dernière mutation du péronisme aux accents gauchistes qui gouverne l’Argentine depuis 2003.

Pourquoi la présidente a-t-elle décidé maintenant de se distancier de Moyano, en dénonçant dans le même discours le «syndicalisme corporatif» et se disant «fatiguée de l’hypocrisie» de certains de ses supporters? On sait bien que Moyano et ses camionneurs ont amplement bénéficié des largesses publiques (dont une généreuse augmentation salariale approuvée par la présidente elle-même au mois de mars) et que ce sont ces mêmes camionneurs qui ont freiné la révolte anti-gouvernementale des fermiers en 2008 et qui, plus récemment, ont empêché la distribution des journaux Clarín et La Nación, cibles d’une particulière animosité présidentielle. Pourquoi donc charger contre un allié si proche? On ne peut pas dire que la surprise est totale, bien que la virulence de l’attaque soit inespérée. Même dans un contexte de croissance économique soutenue et de boom de la consommation, l’image du syndicaliste qui obtient des privilèges en échange de «services» douteusement démocratiques commence – enfin! – à déranger. De plus, le fait que son propre syndicat soit actuellement l’objet d’une enquête judiciaire concernant la surfacturation illégale de médicaments place Moyano au centre d’un scandale de corruption qui alimente les manchettes quotidiennes de la presse nationale.

L’interprétation la plus simple – et probablement la plus juste à plusieurs égards – est que Moyano serait devenu trop fort et trop gênant, donc une menace directe à l’autorité que Fernandez de Kirchner exerce sur le vaste et complexe amalgame populiste qu’est le péronisme depuis sa naissance dans les années 1940. En fait, en se disant hésitante face à son propre avenir politique, la présidente ne fait pas montre de faiblesse ou de manque de confiance dans ses chances de remporter l’élection, comme on pourrait le penser à prime abord mais, au contraire, elle mise sur le penchant typiquement personnaliste de son mouvement: tout dépend d’elle. Tout comme sa candidature à la présidence en 2007 n’avait relevé que de la volonté individuelle de son époux, qui avait lui aussi joué le jeu de l’ambigüité pendant de longs mois avant la fin de son premier mandat.

Depuis la mort de Juan Peron en 1974, le péronisme est un véhicule de pouvoir qui prend la couleur idéologique de celui qui le dirige. Mais aucun leader péroniste ne peut se passer de la «colonne syndicale» et des réseaux clientélistes qui, nourris par une redistribution sélective de ressources conditionnelle à leur loyauté, se déploient sous le contrôle des caciques locaux, notamment dans les banlieues de la Province de Buenos Aires qui entourent la capitale fédérale, mais aussi dans plusieurs autres régions du pays. Depuis la transition démocratique en 1983, le péronisme – défini davantage par une identification émotive au «peuple» et à la justice sociale que par une appartenance partisane – semble la seule forme d’organisation qui puisse assurer la gouvernabilité en Argentine, grâce au soutien des classes démunies et à son aptitude à se représenter comme la seule option véritablement «nationale et populaire». Le vaste appareil syndical et territorial (notamment au niveau municipal ou provincial) du péronisme maintient la paix sociale et constitue, également, un ressort névralgique de son pouvoir: le potentiel de mobilisation des masses et – de manière moins visible – le recours à des forces de choc pour l’intimidation d’opposants.

C’est justement cette capacité à déchaîner ou à contenir la protestation sociale sur le terrain (et, dans certains cas, la violence politique) que les secteurs qui répondent à Moyano ont commencé à mettre de l’avant depuis quelques mois – particulièrement après la mort de Nestor Kirchner en octobre 2010 – en défiance ouverte envers l’autorité de Fernandez de Kirchner, par le biais de grèves et de blocages de routes – ce qui peut sérieusement affecter l’activité économique du pays, ainsi que la crédibilité du gouvernement comme garant de l’ordre. En bref, Moyano a été une créature du kirchnérisme – indispensable à son schème de pouvoir – mais il risque d’incarner ce qui a été, à plusieurs moments de l’histoire argentine, le talon d’Achille du péronisme: le syndicalisme musclé et mafieux qui prend la société et l’économie en otage. Il va de soi que les marchés n’apprécient nullement ces dérives. La classe moyenne, qui détient la clef de la majorité électorale en octobre, non plus… Pourtant, Fernandez de Kirchner est-elle prête à rompre ce que des journalistes qualifient d’«alliance stratégique»? En fait, les questions sur les desseins de la présidente se multiplient, ainsi que les spéculations. Son mari était passé maître, sans conteste, dans l’art des intrigues politiques, toujours un pas devant les autres. Ceci a permis à Nestor Kirchner, le «président accidentel» arrivé au pouvoir presque sans appuis dans le péronisme et peu connu de la population, de bâtir rapidement un imposant système de pouvoir autour de sa personne. Ses véritables intentions n’étaient pas toujours évidentes dans l’immédiat (le bluff et le double discours faisaient partie de son arsenal tactique), mais ses actions laissaient transpirer, dans leur ensemble, une logique politique visant la longue durée.

Les experts – comme les Argentins en général – éprouvent de la difficulté à «lire» la présidente. Sur le plan de la communication, ses élans de sincérité et de modestie – par exemple, lorsqu’elle dit parler comme «humble femme» et mère de famille – semblent souvent artificiels. Ses positionnements politiques, parfois très rigides, voire intransigeants, contrastent avec ses prétentions dialoguistes et d’ouverture à la dissension. Même son attachement au péronisme suscite des questionnements chez ceux qui se réclament de l’héritage de Juan Peron. Veut-elle un deuxième mandat présidentielle ou non? Croit-elle si fermement dans le «modèle» – le terme qui, sans autre qualificatif, désigne la transformation socioéconomique de l’Argentine visée par les Kirchner – ou en fait-elle un prétexte pour concentrer le pouvoir présidentiel, comme d’autres péronistes l’ont fait dans le passé? Et plus près des préoccupations du jour: va-t-elle finalement tracer la ligne dans le sable devant Moyano, alors que des enjeux d’éthique fondamentaux se posent de manière pressante sur la scène publique? Préservera-t-elle la soi-disant «alliance stratégique» ou fera-t-elle le choix de l’institutionnalisation démocratique, en coupant cette relation symbiotique du péronisme avec le pouvoir syndical? Apparemment, même le petit cercle intime de la présidente est plongé dans l’incertitude. Pour le moment, seule Cristina Fernandez de Kirchner connaît la réponse à ces questions.

bioline

Victor Armony est professeur de sociologie et directeur de l’Observatoire des Amériques de l’Université du Québec à Montréal.

(Photographie: LA Presse Canadienne / Natacha Pisarenko)
Categories:
Tags: