Corées: Fin de régime à Pyongyang?
La rationalité stratégique du régime nord-coréen constitue un indicateur de sa vulnérabilité
Dans le contexte de la mondialisation envahissante, l’évocation d’un éventuel conflit interétatique semble à la fois incongrue et obsolète. La reprise du vieux film en noir et blanc de la guerre des années 1950, dans une version en couleur avec effets spéciaux, se traduirait par des conséquences incommensurables. Les provocations nord-coréennes de ces derniers mois ont toutefois rappelé que les trajectoires de l’histoire demeuraient bien fragiles et pourraient vaciller vers un scénario déjà vu ou se décliner encore en variantes moins radicales.
Sans reprendre ici les multiples événements tragiques de l’année 2010, notons cependant que jamais, depuis l’armistice de 1953, le régime de Pyongyang n’avait été aussi loin dans le recours aux armes d’autrefois. Le torpillage d’un navire de la flotte sud-coréenne et les tirs d’artillerie sur l’île de Yeonpyeong s’inscrivent dans les grands classiques du conflit traditionnel. Dans la panoplie des armes des années 1950, un hiatus est toutefois apparu, celui du feu nucléaire dont dispose maintenant la Corée du Nord.
Dans ce contexte, rapidement esquissé, apparaissent de plus en plus clairement les stratégies d’un État qui entend lancer au reste du monde le message et le défi qu’il peut tout bousculer sans craindre les représailles de ses voisins trop soucieux de préserver le confort de leur modernité lucrative, mais bien vulnérable.
Géopolitiquement coincé entre de grands partenaires, le régime de Pyongyang dispose de peu de moyens. La menace nucléaire conforte toutefois son arme la plus précieuse: celle de la rationalité, du calcul et de la capacité de nuisance programmée. Depuis 2010, la Corée du Nord combine mieux que jamais stratégie et tactique en ciblant des objectifs sud-coréens peu susceptibles de provoquer l’irrémédiable, mais suffisants pour les ramener au simple niveau d’un débat contestant la limitation des eaux territoriales en Mer Jaune.
L‘attaque de l’île Yeonpyeong fut aussi précédée de l’invitation de plusieurs délégations américaines toutes convaincues à leur retour de la gravité de la menace nucléaire, mais également perturbées par le sentiment résigné qu’il convenait encore de négocier l’obtention de résultats improbables pour éviter le pire. De façon très habile, le régime de Pyongyang cible maintenant les fragilités du gouvernement sud-coréen, provoque la démission du ministre de la défense et crée un malaise dans l’armée de Séoul moins certaine de pouvoir anticiper une prochaine attaque. Il humilie aussi le président Lee Myung-bak qui, en prenant ses fonctions en 2008, promettait plus de fermeté à l’endroit du Nord.
Que cherche la Corée du Nord? Au lecteur pressé, ou peu averti, on peut répondre: la survie. Et bien sûr l’argumentaire est infiniment plus complexe. Depuis la quête d’assistance économique et énergétique jusqu’à la reconnaissance de sa légitimité et d’un vrai traité de paix mettant fin au statut de l’armistice qui perdure depuis 1953, tout semble avoir été dit. La récurrence du chantage érigé en système diplomatique et l’outrance habituelle des discours peuvent banaliser une fois encore la situation actuelle.
En fait, le soin extrême apporté par Pyongyang pour mettre en place, ces derniers mois, des mises en scène efficaces devrait souligner que le régime a plus que jamais senti le danger de sa vulnérabilité. La portée mobilisatrice de la rhétorique belliqueuse ne semble plus avoir de prise sur une population beaucoup plus préoccupée par une inflation incontrôlable qui touche sa survie et sa dignité. Dans un geste inédit, le régime s’est excusé d’une réforme financière improvisée pénalisant surtout l’émergence d’un marché libre et les petits épargnants. Les alertes du Programme alimentaire mondial (PAM) se multiplient. Elles se heurtent aux clôtures de la Corée du Nord, mais aussi au refus de tous les acteurs régionaux, et autres, de devoir négocier pour intervenir directement. Malgré les rebuffades nord-coréennes à l’endroit de l’ONU, les sanctions aggravées par le Conseil de sécurité contribuent à épuiser une économie assistée au gré de la volonté du voisin chinois. Par ailleurs, le chapitre tragi-comique de la succession n’est rassurant pour personne, y compris pour les Nord-coréens eux-mêmes. L’immaturité du très jeune fils héritier, couronné général, comme la régence possible de la sœur et du beau frère, ne font que renforcer l’idée de l’accélération d’une fin de régime sur lequel devra veiller jusqu’au bout quelques vieux généraux loyaux.
La date de cette fin de règne n’est pas vraiment prévisible. Toutefois la dictature, le regard planté dans un horizon des cinq prochaines années, comprend certainement la précarité d’une marginalité volontaire. En multipliant les gesticulations belliqueuses, le régime traduit cette inquiétude et, en aggravant la complexité de ses stratégies, il semble aussi prendre conscience que la Corée du Sud, mais aussi le Japon, la Chine et les États-Unis évoluent très vite vers des stratégies postulant l’unification inévitable de la péninsule. Certainement déterminé dans son discours, mais assurément peu enclin à ouvrir un nouveau front en Asie orientale, le gouvernement américain favorise toutefois encore plus de coopération et de rapprochement entre ses deux grands alliés japonais et sud-coréen. La perspective d’une plus grande autonomie d’action laissée à Séoul – comme à Tokyo – brouillerait dangereusement les cartes et la cible première serait Pyongyang.
Que fait donc la Chine? Question classique, mais toujours aussi difficile. Depuis le torpillage du Cheonan, les autorités de Beijing ont quitté le mutisme adopté alors pour intervenir bilatéralement et multilatéralement afin de calmer la montée des tensions. Le répit observé dans la péninsule coréenne depuis les premiers jours de l’année 2011 semble bien lui être imputable. Depuis la fin de l’année 2009, les autorités chinoises ont considérablement augmenté l’assistance financière à Pyongyang afin d’atténuer les effets dévastateurs des «réformes économiques» de la dictature. L’attitude chinoise vérifie ainsi la thèse d’une fin de régime bien appréhendée par le grand voisin. Malgré les flottements de Beijing face aux politiques de surenchère de Pyongyang, le gouvernement chinois multiplie les déplacements de ses représentants et il semble avoir pris la mesure de l’inquiétude des dirigeants nord-coréens qui se bousculent dans la capitale chinoise, où l’on a vu par deux fois, en quatre mois, Kim Jong-Il lui-même.
En cherchant à convaincre tous ses partenaires qu’elle continue à maîtriser la situation, la Chine est aux prises avec l’art difficile de ne pas perdre la face sans la faire perdre également aux autres États de la région. Dans les arcanes de la diplomatie en Asie, les grandes émotions historiques croisent parfois des comportements généralement assez pragmatiques. Dans les moments de tension, les plus grands dangers interviennent lors de l’interaction entre ces attitudes contradictoires pouvant alors déjouer la rationalité des intentions.
Dans le registre des certitudes, le gouvernement chinois ne peut ainsi, dans ce dossier, se permettre de miner sa crédibilité. La crainte d’un manque de détermination dans les politiques régionales, toujours prioritaires, l’emporte sur toute autre considération; rappelons simplement ici que depuis le début des années 1950 la question coréenne est historiquement liée à celle de Taïwan.
Dans le contexte d’une volonté de rapprochement plus confiant entre la Chine et les États-Unis, la Corée du Nord figure très haut dans les irritants prioritaires. Alors que la Chine cautionne par nécessité les calculs toujours plus dangereux de Pyongyang, les États-Unis ne semblent pas s’écarter de la politique de «patience stratégique» énoncée par la Secrétaire d’État Hillary Clinton. Les poids conjugués de Beijing et Washington peuvent-ils encore préserver un statu quo illusoire en épuisant leur crédibilité dans une nouvelle ronde de pourparlers à six? Rien n’est moins sûr. Pyongyang et Séoul, malgré leur dépendance à l’endroit de leurs grands tuteurs respectifs, se cabrent aujourd’hui dans une dynamique nouvelle où les autorités du Sud ont délibérément choisi de copier la stratégie de charme adoptée inlassablement par la Corée du Nord après chaque crise. Le Président Lee Myung-bak multiplie les manœuvres militaires, propose des négociations, mais définit la nouvelle stratégie du ministère de l’Unification. L’unification est désormais le concept dominant auquel doit se préparer la population sud-coréenne.
Depuis le début de ce conflit sans issue, l’année 2011 sera pour la première fois déterminante dans l’accélération de la cadence vers l’effondrement du régime de Pyongyang ou, au contraire, l’amorce de l’adoption par ce dernier d’une voie chinoise de développement économique fortement inspirée et appuyée par Beijing. Ce dernier scénario constitue à peu près la seule note d’optimisme que l’on puisse espérer à court terme.
Gérard Hervouet est directeur du programme Paix et Sécurité Internationales à l’Institut québécois des hautes études internationales. Il est aussi professeur titulaire au département de science politique de l’Université Laval à Québec.