Le dilemme moderne de l’asile
Que faire avec les dizaines de migrants clandestins d’origine tamoule interceptés à bord d’un navire suspect près de Vancouver? Craignant qu’ils ne soient liés aux rebelles fuyant la victoire de l’armée sri-lankaise, le gouvernement canadien essaie de les détenir pendant que les ONGs réclament qu’ils soient libérés et qu’ils aient accès au système de détermination du statut de réfugié. L’affaire embarrasse le gouvernement, qui se voit accusé à la fois de ne pas protéger les frontières et de ne pas respecter les engagements humanitaires du Canada. Afin de souligner la complication, rappelons que le Canada désigne depuis quelques années les rebelles Tigres tamouls comme groupe illégal associé au terrorisme international.
Que faire avec les centaines de jeunes migrants clandestins qui squattent dans la région de Calais en attendant de traverser illégalement la Manche pour s’installer en Angleterre? Comme ils viennent principalement de régions troublées en Asie et en Afrique, le gouvernement français ne peut pas simplement les renvoyer sans examiner chaque cas individuel selon des critères humanitaires. Cependant, un bon nombre des migrants refuse la protection en France. Désireux d’aller en Angleterre, ils sont prêts à tout faire et même à risquer leur vie pour traverser la Manche. Quand le gouvernement français essaie de renvoyer certains migrants vers leur pays d’origine à bord de vols charters en collaboration avec les autorités britanniques, les ONGs et plusieurs médias dénoncent l’opération policière. La réputation de terre d’asile du pays des droits de l’homme est remise en question.
Qu’il s’agisse des boat people aux larges du Gibraltar, de Lampadusa, des îles Canaries, ou des migrants latinos traversant le Rio Grande de façon illégale, de telles situations peuvent remettre en question nos valeurs de solidarité humaine, tout en soulevant des questions graves de sécurité. Elles suggèrent également que certaines de nos politiques sont mal adaptées aux problèmes actuels concernant les migrations internationales.
En principe, on aimerait aider les migrants qui se disent persécutés dans leur pays d’origine. Les libertés individuelles issues de l’Époque des Lumières ont profondément marqué nos sociétés et elles se reflètent aussi dans notre volonté de défendre toute personne persécutée. D’autant plus que l’histoire de l’institution de l’asile nous indique que les émigrés politiques européens du 18e siècle comme Voltaire ou du 19e siècle comme Victor Hugo et Karl Marx n’ont pas déstabilisé les sociétés d’accueil par leur nombre (relativement limité) et n’ont pas créé de graves tensions sociales avec leurs difficultés d’intégration.
Cependant, le problème moral est d’une nature différente si le contrôle du nombre et de la provenance des exilés nous échappe. En agissant de façon humanitaire on risque de se retrouver devant un très grand nombre de demandeurs d’asile sur nos frontières dès que soit connue cette ouverture. En fermant les frontières, on risque d’affaiblir nos valeurs humanistes qui contribuent à former la cohésion sociale de nos communautés. Comment préserver le juste milieu entre idéalisme et réalisme dans ce contexte?
Les États occidentaux se sont mis d’accord après la Seconde Guerre mondiale à ne pas renvoyer les migrants vers des pays où ils risquent la persécution. On appelle cette protection le principe du non refoulement. Cependant, ces mêmes États ne se sont jamais engagés à accorder l’asile territorial aux migrants persécutés. Un traité sur l’asile a été proposé pendant les années 1970, mais la conférence diplomatique qui devait l’adopter s’est vite soldée par un échec. Cette position peut paraître incohérente, quoiqu’elle permette la possibilité que la protection soit assurée dans un pays tiers selon des ententes éventuelles de partage du fardeau.
En d’autres mots, l’asile demeure aujourd’hui un geste humanitaire qui témoigne de la générosité d’une société d’accueil, mais il ne représente pas une obligation juridique selon le droit international. Cette distinction représente un fait politique non négligeable. Depuis quelques décennies, nos gouvernements se sont engagés à respecter toute une série de droits humains (par exemple, l’interdiction de la torture et la protection de libertés individuelles), mais ils n’ont pas accordé aux migrants persécutés un droit à l’asile. Sans doute parce que le problème de l’asile touche non seulement une question liée aux droits humains, mais également une question de contrôle des frontières. On se retrouve devant un problème sensible de souveraineté territoriale et inévitablement … d’immigration.
Pour ceux qui invoquent la Déclaration universelle des droits de l’homme ou différentes résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, les gouvernements peuvent répliquer que les nombreuses dispositions internationales sur le droit d’asile sont uniquement des déclarations politiques non contraignantes. Cette observation peut paraître légaliste, mais elle reflète néanmoins une réalité politique et sociale qu’il faut absolument saisir pour bien comprendre le problème de l’asile dans notre époque moderne.
L’asile au 21e siècle n’a presque rien à voir avec l’institution historique de l’asile telle qu’on l’a connue au 18e ou au 19e siècle. Il s’agissait d’une autre époque où les frontières n’étaient pas contrôlées de la même manière et l’utilisation des passeports n’était pas généralisée. La question de flux de migrants arrivant de continents lointains ne se posait pas. D’ailleurs, les suzerains européens cherchaient souvent à absorber de nouveaux sujets sous leur autorité et non à les exclure.
Cependant, on vit dans une époque différente. Aujourd’hui nos pays modernes avec leurs institutions démocratiques dépendent des communautés nationales qui obligent à distinguer entre citoyens et étrangers. Le contribuable d’aujourd’hui admettrait difficilement la confusion entre citoyens et touristes dans l’utilisation des fonds publics, d’où les contrôles frontaliers plus sévères. Les avancées technologiques font en sorte qu’il existe aujourd’hui des moyens de transport relativement abordables qui permettent à presque n’importe qui de voyager vers un autre continent.
Ce n’était pas le cas dans les années 1950, lorsque le régime actuel de protection des réfugiés, y compris la convention de Genève qui prévoit le non refoulement, a été adopté. Dans la mesure où notre système international de protection des droits humains est fondé sur l’idée que chaque individu devrait avoir une appartenance nationale, les demandeurs d’asile représentent une anomalie, car ils disent qu’ils ne sont pas protégés par leur pays d’origine.
Le fait que n’importe qui aurait la possibilité de demander l’asile dans n’importe quel pays n’a pas été suffisamment réfléchi, particulièrement dans le contexte actuel décrit ci-dessus. On a voulu démocratiser le système d’asile en s’inspirant des droits humains (droit à l’égalité, protection contre la discrimination, etc.), sans l’adapter aux réalités des migrations internationales du 21e siècle.
Pour les pays occidentaux, le dilemme est le suivant : en vertu de nos principes universels, on aimerait accorder à chaque individu persécuté la possibilité de demander l’asile chez nous. Cependant, il y a une divergence entre la bonne volonté dans une perspective théorique et la réalité de la gestion des demandes d’asile. Si un pays comme le Canada étudiait toutes les demandes d’asile conformément à ses standards, les procédures administratives quasi-judiciaires prendraient beaucoup de temps (souvent quelques années au Canada) et seraient coûteuses (frais d’avocat et d’interprète, assistance sociale, etc.). En plus, il serait souvent impossible de renvoyer les demandeurs déboutés. Comme on a de la difficulté à concilier nos principes avec la pratique administrative, nos autorités frontalières font tout pour que les demandeurs d’asile ne puissent avoir accès à notre territoire. On s’expose à des accusations d’hypocrisie car en réalité les migrants qui arrivent à déposer des demandes sont ceux qui réussissent à contourner les contrôles frontaliers, souvent avec des documents frauduleux (par exemples, des faux passeports et visas) obtenus dans des milieux criminels. Autrement dit, c’est comme si on poussait les demandeurs d’asile à utiliser des moyens illégaux pour avoir accès à notre procédure d’asile. Le résultat est un système qui manque de crédibilité tant au plan humanitaire que sécuritaire.
On peut ajouter que nos décideurs politiques savent qu’il est presque impossible de renvoyer un migrant vers un pays qui présente des problèmes par rapport aux droits humains. Même dans les rares cas où le renvoi serait accepté par les tribunaux, les ressources nécessaires pour trouver l’étranger (qui peut facilement « disparaître » dans la jungle urbaine de nos métropoles) et l’accompagner dans son rapatriement (avec des agents de sécurité et le consentement du pilote d’avion) sont souvent prohibitives pour une administration qui doit réduire les dépenses. L’alternative d’un programme de détention plus rigoureux est devenue politiquement difficile dans un pays comme le Canada suite à une série de décisions judiciaires compromettant les « certificats de sécurité », qui permettaient la détention des étrangers représentant une menace. De façon indirecte, on arrive à une situation où les demandeurs d’asile bénéficient de facto d’une forme d’asile, souvent précaire, qui ne correspond pas tout à fait aux principes humanistes qu’on aimerait afficher.
Il ne faut pas non plus être naïf, un tel système permet également aux terroristes d’avoir accès aux pays occidentaux. La simple possibilité d’abus indique que le problème n’est pas purement humanitaire et qu’il faut aussi le situer dans une perspective sécuritaire.
Il est difficile de voir une solution aux problèmes de l’asile au 21e siècle qui pourrait préserver la crédibilité du système de contrôle frontalier. Pour ce faire, il faudrait investir massivement dans la surveillance et les renvois des migrants en situation illégale. Bien qu’on ne puisse jamais complètement contrôler les déplacements de la plupart des demandeurs d’asile, l’idée serait de créer un effet de dissuasion par une perception fortement répandue que l’État prenne action contre l’individu qui a contrevenu aux lois concernant les étrangers migrants.
La préservation de nos valeurs humanistes nous obligera ainsi à développer d’autres méthodes pour protéger les migrants qui se disent persécutés dans leur pays. En effet, la logique de contrôle frontalier suggère que les ambassades et les consulats pourraient jouer un rôle dans le développement de procédures extraterritoriales de demandes d’asile. Ceci nous permettra de replacer le problème dans une perspective de protection des droits humains, et ainsi, il serait possible pour les gouvernements d’élargir leurs programmes de sélection des réfugiés à l’étranger afin de les réinstaller dans nos communautés d’accueil. En même temps, les gouvernements pourraient explorer la possibilité que l’asile territorial soit offert dans un pays tiers qui participe au partage du fardeau. La complexité des migrations internationales au 21e est telle qu’il est difficile de voir l’asile jouer un rôle crédible sans une nouvelle (re)conceptualisation de cette institution historique.
Michael Barutciski est professeur agrégé à l’École des affaires publiques et internationales de Glendon et membre de la rédaction de Global Brief.