L’Afghanistan et Obama
Quand Barack Obama s’est vu décerner le Nobel de la paix, la scène n’était pas sans rappeler le célèbre paradoxe orwellien: « la guerre, c’est la paix ». Affirmant qu’un « mouvement non violent » n’aurait pu enrayer la menace hitlérienne, Obama a effectivement profité de l’hommage que lui rendait l’Académie Nobel pour justifier « sa » guerre en Afghanistan. L’avenir dira si la décision du président de déployer 30 000 troupes additionnelles dans ce pays, annoncée en grandes pompes le 1er décembre dernier, était la bonne. Chose certaine, cette guerre nous renseigne déjà un peu mieux sur la personnalité d’Obama et le président qu’il pourrait être d’ici la fin de son premier mandat.
Le dossier afghan illustre tout d’abord que le démocrate est absolument convaincu des vertus d’une approche collégiale de la prise de décision en politique étrangère. Avant d’annoncer sa politique de « sursaut militaire » (surge), Obama a débattu pendant plusieurs semaines et neuf réunions formelles avec les membres de son « cabinet de guerre ». Le vice-président Joe Biden et le chef de cabinet Rahm Emanuel en ont profité pour déclarer leur opposition à la volonté du général Stanley McChrystal d’augmenter le nombre de troupes en Afghanistan. Les secrétaires d’État (Hillary Clinton) et à la Défense (Robert Gates) se sont, pour leur part, montrés plus ouverts aux plans de McChrystal. Obama a pris connaissance de l’avis de pratiquement tous les membres de son administration et a ainsi prouvé qu’il ne veut pas répéter les erreurs de George W. Bush, qui, dans les débats menant au déclenchement de la guerre en Irak, avait rapidement opté pour l’idéologie d’une poignée de conseillers (Cheney, Rumsfeld, Wolfowitz et autres), et rejeté du revers de la main l’avis de piliers comme le secrétaire d’État Powell. Obama a même tenu à consulter les membres du Congrès (par exemple, Sylvestre Reyes, Howard Berman et Ike Skelton) lors des débats au sein de la Maison Blanche, rompant de cette manière avec la tendance de ses prédécesseurs à dépeindre le Capitole comme un acteur secondaire sur les questions de guerre et de paix. Le problème avec une telle approche, bien sûr, est qu’elle ralentit considérablement le processus décisionnel. On a ainsi pu reprocher à Obama, avec raison, de donner l’impression de procrastiner ou de manquer de détermination. Les tergiversations d’Obama ne sont pourtant pas dues uniquement à son désir de prendre connaissance des avis de tous.
Elles prouvent également que le président est beaucoup moins rapide sur la gâchette militaire qu’il avait pu le laisser croire durant la présidentielle de 2008. Lors du duel l’opposant à John McCain, Obama avait certes affirmé qu’il n’hésiterait pas à intensifier l’effort de guerre contre Al-Qaïda. Cependant, il s’est vite rendu compte, après l’investiture présidentielle, qu’une telle décision est plus lourde de conséquences qu’il n’y paraît. Les récentes visites d’Obama aux soldats blessés de l’hôpital militaire de Walter Reed ou encore aux vétérans du cimetière national d’Arlington semblent avoir nourri l’aversion pour la guerre qu’on lui soupçonnait déjà. Par conséquent, Obama n’a pas hésité à consacrer des journées entières à l’enjeu afghan, tentant de lire tous les rapports qu’on lui transmettait et exprimant régulièrement sa frustration devant la complexité du dossier. Invité il y a quelques jours à l’émission d’affaires publiques 60 Minutes, sur le réseau NBC, Obama déclarait d’ailleurs que déployer 30 000 troupes supplémentaires en Afghanistan a été sa décision la plus difficile jusqu’à présent.
Le dossier était d’autant plus épineux qu’Obama sait que la guerre éclabousse déjà sa présidence et pourrait coûter sa réélection en 2012. Octobre a été le mois le plus funeste pour les troupes américaines en Afghanistan depuis 2001 et l’insatisfaction des Américains à propos de la stratégie présidentielle va en croissant. Les appuis à Obama sur l’enjeu afghan sont passés de 56 pour cent en juillet à 35 pour cent en décembre et plusieurs n’hésitent plus à décrire la guerre comme un « autre Vietnam ». Obama s’est d’ailleurs attaqué à cette thèse lors de son discours du 1er décembre, mais il ne fait aucun doute qu’il était lui-même hanté par l’échec vietnamien quand il a décidé d’adopter la politique de « sursaut militaire ». On sait à tout le moins que le président a été marqué par un ouvrage sur le Vietnam ces dernières semaines – « Lessons in Disaster » de Gordon M. Goldstein – et que le risque d’enlisement militaire n’est pas étranger à son désir de fixer une date pour entamer le retrait des troupes.
Obama a ainsi choisi une option mitoyenne qui démontre, en outre, qu’il n’a peut-être pas encore totalement renoncé à sa promesse électorale de tendre la main au parti adverse. Les républicains avaient effectivement indiqué à Rahm Emanuel qu’ils appuieraient seulement le plan d’Obama si celui-ci prévoyait un minimum de 30 000 nouvelles troupes en Afghanistan. C’est finalement ce nombre que la Maison Blanche aura retenu, une décision que plusieurs adversaires d’Obama ont saluée, même si la plupart d’entre eux, dont le sénateur McCain, jugent irresponsable d’annoncer une date de retrait.
Reste maintenant à voir si Obama aura réussi, grâce au « sursaut militaire », à convaincre les républicains de lui faire des concessions sur d’autres enjeux, et ce, à commencer par la réforme du système de santé. Ici, le calcul est relativement simple : au Sénat, il faut l’accord de 60 sénateurs sur 100 pour clore les débats sur les mesures et passer au vote sur celles-ci. Les démocrates sont au nombre de 60 depuis l’élection de novembre 2008 (incluant les indépendants Bernie Sanders et Joe Lieberman), mais certains d’entre eux, dont Lieberman, refusent parfois de voter pour les projets d’Obama. Le leader de la majorité au Sénat, Harry Reid, doit donc régulièrement courtiser les républicains modérés (par exemple, Olympia Snowe et Susan Collins) pour forger des « supermajorités » de 60 sénateurs. Le problème pour les démocrates est que les républicains préfèrent souvent faire front commun plutôt que de permettre à Obama de marquer des points.
Un deuxième problème pour le président est que la plupart des experts du Congrès, dont Stuart Rothenberg et Charlie Cook, estiment depuis des semaines que les républicains ont d’excellentes chances de réduire les majorités démocrates à la Chambre des représentants et au Sénat lors des élections législatives de novembre 2010. Obama a donc fait un pari risqué en intensifiant « sa » guerre, car la détérioration de la situation en Afghanistan pourrait finir par lui coûter ses fortes majorités au Congrès et, ainsi, réduire à néant ses espoirs de réellement changer le pays.
Frédérick Gagnon est directeur de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques. Il est aussi professeur régulier au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal.