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Les Conséquences du Brexit

Fall / Winter 2016 Nez À Nez

Les Conséquences du Brexit

Proposition: Le Brexit représente un coup fatal à l’Union européenne

Wolfgang Krieger est professeur d’histoire moderne et de relations internationales à l’Université de Marburg, en Allemagne (pour): La faute principale que commettent la plupart des journalistes et des commentateurs, mais aussi les dirigeants européens, est de croire que le Brexit est un problème de mentalité britannique – c’est-à-dire une mentalité qui n’aurait jamais compris ni voulu cette coopération étroite qu’on appelle «l’Europe». Or, en réalité, c’est plutôt la machine politique de l’UE actuelle que les Britanniques refusent.

En 1973, ils adhèrent à «la Communauté», autrement dit au marché commun, pour se retrouver, moins de 20 ans après, dans une «Union» (traité de Maastricht) avec, encore quelques années plus tard, la monnaie unique (l’euro), qui représente «le fédéralisme par la petite porte» (Margaret Thatcher). En réaction, les gouvernements britanniques de l’ère conservatrice (Thatcher et John Major) ont obtenu des exceptions à chaque étape de cette course vers une Europe où les États membres abandonnent une bonne partie de leur souveraineté au profit de Bruxelles. Surtout, Londres refuse l’euro. Mais les gouvernements socio-démocrates suivants (Labour) de Tony Blair et de Gordon Brown acceptent la souveraineté (au moins partielle) de la justice européenne sur la justice britannique, ainsi que la libre circulation des personnes entre les 28 membres, qui a pour conséquence une forte vague migratoire vers le Royaume-Uni. C’est cette «immigration» qui déclenche le mouvement populaire du Brexit.

Vu les batailles de plus en plus féroces entre les «in» et les «out» au sein du parti conservateur, le premier ministre David Cameron prend le risque d’un référendum en espérant que les militants du Labour apportent leur aide pour parvenir à une majorité en faveur du maintien «dans l’Europe». Mais le contraire se produit: le Brexit obtient ses meilleurs scores dans les fiefs électoraux du Labour. (Ce parti-là est à bout de souffle.) Les bureaucrates de Bruxelles de même que les autres membres de l’UE refusent de donner à Cameron un coup de main en accordant par exemple une exception sur «l’immigration», de peur que d’autres pays puissent suivre le même exemple au moment où les crises du Moyen-Orient déversent leurs victimes par centaines de milliers vers l’Europe.

C’est donc un processus très complexe qui produit cette majorité du Brexit. La politique politicienne se mélange avec les convictions politiques de longue durée. Et voilà pourquoi je pense que le Brexit va affaiblir ou même casser cette «Europe» qui est devenue une idéologie plutôt qu’une construction politique répondant aux besoins de ses membres (les 28), de ses peuples et de notre temps. Les institutions de Bruxelles sont entre les mains d’une classe politique et bureaucratique imprégnée d’une idéologie des années 1950 (avec quelques vieux ancêtres dans les années 1920), qui n’est plus à la hauteur des besoins politiques, économiques et socio-culturels de l’après-Guerre froide en Europe. C’est un peu comme le socialisme de Karl Marx, appliqué à la lettre en Russie, en Chine et ailleurs dans le monde sans respecter les besoins et les conditions de ce monde de l’après-Marx. On ne connaît que trop les résultats de ce socialisme qui avait toujours raison, qui était «scientifique» et sans alternative. Il fallait y croire contre toute évidence, même lorsqu’il conduisait à l’abîme.

La même chose est en train de se produire en Europe. On continue avec cet «acquis communautaire» qui nous tire vers le fond. On veut répondre à toute crise par une Europe encore plus centralisée, dirigée par Bruxelles au point d’y voir une pensée unique.

Barthélémy Courmont est maître de conférences à l’Université catholique de Lille, directeur de recherche à l’IRIS et rédacteur en chef de Monde chinois, nouvelle Asie (contre): Il est indiscutable que le marché commun auquel le Royaume-Uni a adhéré en 1973 n’a plus grand-chose à voir avec l’UE que les électeurs britanniques ont rejetée en majorité à l’occasion de ce référendum. Il suffit d’ailleurs de voir la montée en puissance de forces politiques hostiles à l’UE dans d’autres pays de l’Union pour constater qu’il ne s’agit pas tant d’une exception britannique que d’un problème relatif à la perception des institutions européennes dans les différents États membres. Il est également évident que le contexte actuel, et la manière avec laquelle les médias le couvrent, notamment les questions migratoires, ont eu un impact décisif sur le vote des Britanniques en renforçant un sentiment de peur de perte d’identité. Les partisans du Leave ont su exploiter ce sentiment de peur, notamment en opposant de manière quasi systématique le drapeau européen à l’Union Jack, comme si être État membre de l’UE signifiait ne plus avoir d’identité nationale – des méthodes que d’autres partis populistes et anti-européens, comme le Front national en France, pratiquent régulièrement.

Cependant, l’ancrage de Londres aux institutions européennes en a toujours fait un cas à part. Justifiant son refus de voir le pays qui l’avait accueilli pendant la Seconde Guerre mondiale rejoindre la Communauté Économique européenne en 1963, Charles de Gaulle fit cette remarque intéressante liée à l’opportunisme des Britanniques. Il mentionna la tentative de Londres de saboter la construction européenne en incitant les «petits» membres fondateurs à ne pas s’associer au couple franco-allemand, avant de réaliser le gain potentiel pour l’économie britannique, et de demander l’adhésion. Ajoutant que cette attitude conduirait certainement à un réexamen des gains pour les Britanniques tôt ou tard, selon les évolutions de la Communauté, il fit un examen qui résonne 50 ans plus tard comme prémonitoire. De Gaulle avait ainsi compris que les Britanniques étaient Européens plus par opportunisme que par conviction réelle, et le Brexit s’inscrit ainsi dans la continuité du «I want my money back» de Margaret Thatcher, traduisant une position singulière et à certains égards malsaine au sein des institutions européennes.

À moins que les dirigeants européens ne cèdent à la panique et fassent ainsi le jeu des mouvements populistes, l’UE survivra au Brexit parce qu’elle ne perd pas un membre à part entière. Elle pourrait même en sortir renforcée.

Pour cette raison, si on ne peut sous-estimer l’impact du Brexit sur l’UE, il ne faut pas tant parler d’une crise des institutions que d’un mouvement populiste touchant un pays ayant toujours gardé ses distances avec Bruxelles. Si un des membres fondateurs venait à suivre l’exemple britannique, en particulier la France ou l’Allemagne, on pourrait alors parler de la fin de l’UE. Mais compte tenu de la position singulière de Londres, il est exagéré d’enterrer la construction européenne trop rapidement. La même question s’était d’ailleurs posée au début des années 1990, quand le Royaume-Uni avait rejeté l’euro, et cela n’a pas empêché la monnaie unique de devenir une référence très rapidement. À moins que les dirigeants européens ne cèdent à la panique et fassent ainsi le jeu des mouvements populistes, l’UE survivra au Brexit parce qu’elle ne perd pas un membre à part entière. Elle pourrait même en sortir renforcée, à condition de communiquer de manière plus systématique sur les bienfaits de l’intégration, aux niveaux économique mais aussi politique ou sécuritaire. Dans l’une de ses ultimes sorties sur l’Europe et le risque d’une marche arrière, François Mitterrand notait que «le nationalisme, c’est la guerre».

Plus que jamais, c’est cette philosophie qui doit dominer au sein de l’Union, à un moment où la tentation nationaliste est nourrie par la peur et les incertitudes. L’UE n’est pas dirigée par quelconque force extérieure et autoritaire, mais par ses États membres. En la quittant, le Royaume-Uni s’engage dans une voie incertaine, mais tourne surtout le dos à ce qui a partiellement participé à son identité depuis quatre décennies. C’est ce message que les partisans du Remain, David Cameron en tête, ont été incapables de faire passer. Gageons que les errements de l’ancien premier ministre britannique, dont on retiendra un bilan catastrophique, serviront de leçon aux autres dirigeants européens.

WK: D’accord. En 1963, de Gaulle ne voulait pas de Royaume-Uni au sein du marché commun – surtout parce que les Britanniques étaient trop liés au Commonwealth et aux Américains. Mais il ne faut pas oublier que de Gaulle voulait «une Europe des patries», donc le contraire de l’actuelle UE. En 1966, au sein de l’OTAN, c’est de Gaulle qui fait ce qu’ont fait les Britanniques aujourd’hui. Il quitte les structures contraignantes (intégration du commandement militaire), mais demeure lié aux autres membres par le traité de 1949. De la même manière, les Britanniques veulent rester dans l’Europe sans se soumettre à l’UE.

Tout cela n’a rien à voir avec cette vieille idée de François Mitterrand selon laquelle «le nationalisme, c’est la guerre». C’est à l’est de l’Europe actuelle que se trouve ce genre de nationalisme, là où les pays baltes, l’Ukraine et les autres anciennes républiques soviétiques se sont libérées de Moscou. Par la suite, l’UE en a accepté certains comme États membres. Et alors? Cette «Europe élargie», n’a-t-elle pas beaucoup profité de ce genre de nationalisme? Le nationalisme, au sens d’une véritable souveraineté nationale, peut être ainsi une force libératrice qui conduit les peuples vers la démocratie et vers l’économie de marché.

Dans la même logique, les mouvements souverainistes dans les anciens pays membres de l’UE – en France, aux Pays-Bas, en Italie et aussi au Royaume-Uni – peuvent être analysés comme une expression démocratique légitime même si des éléments d’une droite extrême et xénophobe s’en servent dans un autre but. Il me semble que la nouvelle première ministre Theresa May a bien compris qu’il faut séparer ces deux mouvements politiques. C’est pourquoi elle dit «Brexit is Brexit» au lieu de faire comme les dirigeants français qui, en 2005, ont choisi d’ignorer la majorité du «non» (au traité dit «constitutionnel») pour imposer les mêmes règles par la voie d’un accord intergouvernemental (traité de Lisbonne de 2007).

Mais la stratégie de Theresa May, qui se dirige vers un consensus durable avec les 27, ne réussira que si l’on abandonne cette politique autoritaire d’un européisme à l’ancienne avec ses vieilles idées. Des phrases simplistes comme celle de Helmut Kohl affirmant que «l’euro, c’est la paix» ont fait leur temps. Qu’on pose la question aux Grecs, par exemple, et aux chômeurs diplômés en Europe du sud où les errances de la politique de Mario Draghi ont créé le chaos absolu. Voilà cette pensée unique de Bruxelles qui ressemble à une religion politique plutôt qu’à une politique réaliste nécessaire pour maîtriser les enjeux européens.

On connaît trop bien les échecs de la crise bancaire (en Grèce et ailleurs), des relations avec l’Ukraine, de la crise des réfugiés musulmans, et de la faillite du système de Schengen. Il y a bien d’autres exemples encore. À chaque fois, il fallait soi-disant agir en dehors de «l’Europe» pour endiguer les problèmes le mieux possible. En même temps, et ceci est largement nouveau, on peut de moins en moins cacher cette vérité gênante d’une bureaucratie bruxelloise qui ne respecte pas la volonté des peuples européens et qui se prend pour le nombril du monde.

Le vrai danger est ailleurs: c’est celui d’une négociation avec Londres qui serait conduite dans l’esprit de la pensée unique de Bruxelles, telle que l’on trouve chez les eurocrates et même au Parlement européen.

Si le Brexit risque de faire exploser l’UE, ce n’est pas parce que des solutions plus amicales n’existent pas. Au contraire, il est possible d’imaginer une solution où le Royaume-Uni resterait dans le marché commun ou presque. Une politique de réconciliation est donc possible. Le vrai danger est ailleurs: c’est celui d’une négociation avec Londres qui serait conduite dans l’esprit de la pensée unique de Bruxelles, telle que l’on trouve chez les eurocrates et même au Parlement européen. Ces esprits doctrinaires sont un peu comme les notables de 1788-1789 qui prennent le risque de briser l’État des Bourbons plutôt que de céder le moindre de leurs privilèges. On connaît la suite.

BC: En 1963, de Gaulle ne voulait pas du Royaume-Uni parce qu’il voulait d’une Europe indépendante des États-Unis, et dans laquelle l’adhésion serait pleine et entière, pas à la carte. Son positionnement dans l’OTAN s’inscrit dans cette ligne d’indépendance, mais la comparaison s’arrête là: l’organisation militaire atlantique ne saurait être comparée au projet européen. Considérer que de Gaulle serait opposé aux avancées européennes effectuées depuis sa mort est le message que martèlent les eurosceptiques français, Front national en tête, qui n’hésitent pas à s’accaparer l’héritage de celui qu’ils ont combattu, et sans la peur du ridicule de travestir sa pensée. Dans le cas de cette phrase restée célèbre de Mitterrand, c’est un peu la même chose. Certes le contexte de l’époque, dans la première moitié des années 1990, indique que les pays d’Europe centrale et orientale étaient les principaux concernés par les dérives du nationalisme. Cependant, il serait illusoire de croire que seuls les États libérés du communisme sont menacés par le nationalisme, et qu’il subsisterait ainsi une sorte de rideau de fer, opposant des sociétés «matures» et résolument débarrassées de ces vieux démons, et d’autres encore fragilisées. Le nationalisme frappe à la porte de toutes les sociétés (et pas uniquement en Europe) et pose dans tous les cas la question du rapport à l’autre, semant ainsi les germes de la guerre. Le nationalisme, à ne pas confondre avec le patriotisme en ce qu’il est un rejet de l’autre, a été le principal ennemi des sociétés européennes depuis la révolution industrielle, et c’est justement parce qu’elles y font face que les institutions européennes ont connu tant de succès auprès des générations qui ont souffert de la guerre, comme Mitterrand, de Gaulle, Kohl et tant d’autres. Les plus jeunes générations doivent savoir par où l’Europe est passée, sans quoi elles pourront être tentées par le nationalisme et le rejet de l’autre qui est systématiquement accusé de tous les maux.

Mais la question fondamentale n’est pas là. Bien entendu, le rejet des institutions européennes est un choix démocratique qu’il convient de respecter. Je suis d’accord sur le fait que le rejet de la Constitution par la majorité des électeurs français en 2005 a été ignoré de manière brutale et dangereuse par les autorités, qui n’ont fait qu’alimenter des partis politiques surfant sur la vague souverainiste. Mais qu’est-ce que le souverainisme, sinon une utopie, ou un travestissement du nationalisme? Souverainisme s’appuyant sur quels référents? Sur quelles institutions légitimes? Au nom du souverainisme, l’Espagne est-elle plus légitime que la Catalogne, le Royaume-Uni que l’Écosse, la Belgique que la Flandre? Ce qui est ici proposé par les eurosceptiques comme l’opposé du souverainisme, le fédéralisme, est un projet politique. On peut y être hostile, mais opposer une utopie à un projet politique, c’est tromper les électeurs. Et c’est exactement ce que Nigel Farage et ses camarades ont fait aux Britanniques. C’est aussi ce que le Front national tente de faire en France. Il n’y a donc pas de débat politique réel autour des orientations de l’UE (ce qui est, je le reconnais sans peine, très dommage), mais une opposition entre une utopie et un projet politique. Si l’UE veut sortir de la crise causée par le Brexit, ce que je pense elle sera capable de faire, elle devra bien entendu intégrer l’idée selon laquelle plusieurs voies sont possibles. L’UE n’étant pas un corps étranger (comme l’UKIP l’a présenté à tort), ce n’est pas l’affaire des eurocrates mais des dirigeants des États membres et de leurs ressortissants. Face à cela, quel est le projet politique de ceux qui au Royaume-Uni ont quitté le navire tels des rats une fois le Brexit voté? Quel est le projet politique de Theresa May, sinon de chercher à sauver un Royaume-Uni confronté à ce qui pourrait être sa plus profonde crise depuis le 17e siècle, de maintenir (forcément par le dupe et le mensonge) les Écossais et les Irlandais? Le Brexit est une utopie sans lendemain, l’UE est un projet politique, confronté à des défis multiples certes, mais qui a fait ses preuves. C’est pourquoi il faut la maintenir.

Comment procéder dans ces conditions? D’abord en revenant aux essentiels et en consolidant nos acquis, plutôt que de chercher une fuite en avant. Pour cela, il faut rappeler la finalité du projet européen, et donc la définir sans tabou. C’est un effort auquel tous les États membres doivent participer, en acceptant de laisser de côté leurs «intérêts nationaux», qui ne veulent plus rien dire dans un espace aussi intégré que le nôtre. À ce titre, je suis d’accord sur le fait que c’est à l’interne que les problèmes doivent être réglés en priorité, et non à l’extérieur de l’UE. Mais aujourd’hui, Brexit oblige, le Royaume-Uni est passé de l’autre côté, et s’il est indispensable de mettre sur pied une politique de bon voisinage, il ne faut pas négocier une union au rabais, mais au contraire faire preuve de fermeté et de détermination. C’est sans doute à ce prix (qu’on pourrait qualifier de suicide assisté du Royaume-Uni) que l’UE sera sauvée et sortira renforcée de cette crise. À l’inverse, si Bruxelles accepte les doléances de Londres pour maintenir le Royaume-Uni, mauvais élève, dans l’UE, cette dernière sombrera. Ce n’est pas être autoritaire, mais plutôt une stratégie qui consiste à couper les mauvaises branches pour redonner de la vigueur. Et c’est de vigueur dont l’UE a besoin actuellement.

WK: L’idée d’un «nationalisme (qui) frappe à la porte de toutes les sociétés» n’explique pas grand-chose à notre sujet. Cette «Europe» de Bruxelles est surtout menacée par trois choses: premièrement, son incapacité stratégique à trouver des réponses efficaces aux très grands problèmes de sécurité extérieure et intérieure face à des menaces multiples et à la faillite économique et démocratique des pays à l’est et au sud de l’UE; deuxièmement, ses vieilles idées des futurs «États-Unis d’Europe», voire sa vision idéologique de la politique européenne et de la place de l’Europe dans le monde; et troisièmement, son incapacité à comprendre qu’en démocratie, la politique se fait par un dialogue constant avec le peuple, plus précisément avec les électeurs qui demandent la liberté de prendre des décisions sur les sujets qui sont importants à leurs yeux.

Le Brexit et les autres mouvements eurosceptiques à travers l’Europe sont avant tout des expressions de cette volonté démocratique que les eurocrates ne comprennent pas. Ils pensent que le Parlement européen suffit pour désaltérer cette soif démocratique. Mais, en réalité, ceci n’est pas un parlement comme les parlements nationaux. Car le vote d’un Luxembourgeois vaut neuf fois plus que celui d’un Allemand. Non, c’est une addition de délégations nationales au sein d’une organisation internationale – pas plus.

Par conséquent, les taux de participation aux élections européennes sont bien inférieurs aux élections nationales – à savoir, entre 20 et 40 pour cent au lieu de 60 à 80 pour cent pour les scrutins nationaux. Les députés européens sont souvent des personnalités qui ont été écartées du jeu national par leur parti politique d’origine. De plus, les partis de l’extrême gauche ou de l’extrême droite sont surreprésentés grâce à une nouvelle loi électorale de 2004 qui exige un scrutin (ultra-) proportionnel et surtout parce que les électeurs expriment un esprit contestataire plutôt qu’une responsabilité démocratique. C’est ici qu’on trouve les extrémistes et les souverainistes comme Mélenchon, Le Pen (père et fille), Farage et certains autres. Ils sont financés par le Parlement européen qui, en plus, leur donne une belle tribune pour leur propagande. Si la majorité des électeurs refusent de voter «européen», les minorités profitent de la chance offerte pour exprimer leur dégout pour «la classe politique», nationale et européenne.

Les eurocrates nous disent qu’il faut «mieux expliquer l’Europe» aux gens, mais en réalité il faut mieux expliquer la démocratie aux eurocrates. Car ce dialogue constant évoqué ci-dessus a besoin d’un arsenal d’institutions et d’expressions qui dépassent très largement ce qu’on ne pourra jamais atteindre au niveau européen où manquent langue et tradition communes.

La démocratie est beaucoup plus qu’une élection et qu’une assemblée d’élus. Elle engage non seulement les partis politiques, la presse, les médias et les associations de citoyens, mais aussi les intérêts organisés comme les syndicats et le patronat. Elle touche la totalité des institutions publiques et la «société civile». C’est pourquoi les campagnes électorales débouchent habituellement sur de véritables batailles politiques et culturelles. Mais ces batailles restent pacifiques parce qu’au fond il existe un consensus qui s’appelle la nation et qui, selon Ernest Renan, est «un plébiscite de tous les jours». Autrement dit, la démocratie n’est possible que dans le contexte d’une nation.

Impensable de se battre de la même façon à travers les frontières entre les nations. Par exemple, un dirigeant politique allemand ne peut pas attaquer un concurrent français ou italien ou belge ou polonais de la même façon qu’il attaque un concurrent de son propre pays. Le résultat d’une telle bataille entre les nations conduirait à une marée de chauvinisme, donc à un retour à l’esprit de 1914 – ce qu’il faut éviter à tout prix.

Cette simple vérité ne semble pas vouloir entrer dans l’esprit des eurocrates et de leurs idéologues, même si on en voit des exemples contraires partout au Moyen-Orient, en Afrique et ailleurs dans le monde. À chaque fois que les expériences démocratiques échouent, c’est parce qu’il manque ce consensus de base qu’on appelle «la nation».

Et quelle est la réaction des eurocrates? Ils veulent détruire les nations en Europe pour imposer une identité européenne en vertu de cette fameuse formule d’une «Union toujours plus étroite». Ils prennent pour modèle les États-Unis, sans tenir compte du fait que ceux-ci furent fondés sur la base des colonies anglaises (toutes anglophones et dans une même tradition des affaires publiques) – pour ne rien dire de cette guerre civile ou «de sécession» de 1861-1865 qu’il a fallu pour «sauver l’Union».

À ce point-là, on en revient au sujet de l’immigration qui a déclenché le Brexit. Cette majorité de 51,9 pour cent au Royaume-Uni avait peur de perdre son identité nationale au profit d’une politique qui exige la libre circulation des personnes entre les 28 membres de l’UE. (D’ailleurs, cette même peur a été décisive lors du référendum de 2005 en France.) S’y ajoute depuis 2015 la peur de cette vague de réfugiés du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord, des Balkans et d’Afghanistan, qui secoue l’opinion partout en Europe. À l’est, les gouvernements refusent toute idée d’accueillir une partie de ces réfugiés majoritairement musulmans. Leurs dirigeants savent bien que la peur de sacrifier l’identité nationale dépasse de beaucoup les milieux de la droite extrême.

Quelles sont les leçons à tirer pour éviter le pire en Europe après le Brexit?

Premièrement, il faut comprendre la profondeur de ce conflit entre le projet des eurocrates et la volonté des peuples en Europe qui veulent une coopération étroite entre les États membres, mais qui cherchent à protéger leurs nations et à sauvegarder leurs pouvoirs démocratiques.

Deuxièmement, il faut abandonner toute idée de sortir de la crise par une «Europe encore plus puissante», donc plus centralisée. Au contraire, il faut profiter des leçons des systèmes fédéraux comme le Canada ou l’Allemagne. Au lieu d’un «acquis» quasiment irréversible, tout règlement constitutionnel doit rester ouvert à une modification selon les besoins. Il faut expérimenter pour trouver la meilleure solution au problème.

On va me répondre que c’est déjà possible dans l’UE actuel. Sur papier oui, mais en réalité? On connait trop bien l’exemple américain où l’amendement constitutionnel en faveur de l’égalité des droits entre les sexes, proposé dans les années 1920 et modifié en 1972, ne fut jamais adopté. Ni aucun autre amendement depuis 1971 (sans compter une question de détail en 1992 concernant la rémunération des membres du Congrès). Depuis, on est dans un système constitutionnel complètement bloqué. Le changement des règles se fait par la haute Cour. Quel beau modèle pour les futurs «États-Unis d’Europe»!

Conclusion: Sans une réforme profonde de l’esprit européen (non seulement de l’UE), sans une vraie protection des nations en Europe avec leurs traditions et leurs identités politiques (et non pas seulement leur dimension folkloriques), et sans une coopération étroite en dehors des clubs restreints comme la zone euro ou l’espace Schengen, le projet européen finira comme tous les autres empires en Europe: dans la corbeille de l’histoire.

BC: Bien entendu, la plupart des problèmes cités ici sont autant de défis posés à la construction européenne. Personne ne peut le nier. Et la crise des migrants et les perceptions qui l’ont accompagnée n’ont rien arrangé. Cependant, ce n’est pas tant le détonateur des maux de l’Europe qu’un révélateur des différentes réactions, qui se caractérisent trop souvent par des replis nationalistes, qu’on relève dans les différents pays de l’Union. Certes Bruxelles porte une immense responsabilité, en communiquant mal, et laissant ainsi se développer cette idée selon laquelle les décisions de l’UE seraient contradictoires, et même contraires, avec l’intérêt national des États membres. Mais est-ce vraiment le cas? Pas nécessairement. Que seraient aujourd’hui les pays d’Europe centrale et orientale s’ils n’avaient pas rejoint l’UE?

Quel serait le poids économique de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni si ces pays n’avaient pas bénéficié des avantages offerts aux États membres, dans un marché unique et considéré avec respect à l’international? Et quid de la sécurité, si souvent mentionnée, comme si tout était lié à la sécurité. L’Europe est-elle exposée à un risque sécuritaire? Oui, tout comme de multiples autres régions. Est-elle menacée? Je ne pense pas, ou alors c’est faire insulte à son histoire mouvementée et aux périodes où la menace est réelle. Et quand bien même elle serait menacée, pourquoi considérer que les «nations» répondraient à ce défi mieux que ne peut le faire l’UE? Là aussi, c’est oublier un peu vite les déboires sécuritaires par lesquels ce continent est passé il n’y a pourtant pas si longtemps, et oublier par la même occasion que les fondements de la construction européenne sont justement la recherche de la paix (et notons qu’à l’intérieur de l’Union, cette paix en est à sa troisième génération, un exploit historique en Europe). Revenir à une Europe des «nations», c’est non seulement prendre le risque d’un retour en arrière et aux vieux démons du nationalisme, mais c’est aussi, comme je l’ai mentionné plus haut, s’exposer à des définitions contradictoires et forcément rivales de la «nation». C’est pourquoi plus qu’une dénonciation du projet européen, il faut profiter du Brexit pour avancer en rappelant ces fondamentaux.

Le problème central n’est ainsi pas tant une rupture entre une Europe supposément kafkaïenne et aveugle et des peuples européens désireux de renforcer le poids de leurs «nations», mais plutôt la récupération par les mouvements et partis populistes de toutes les situations défavorables afin de renforcer leur base électorale. À ce titre, il est toujours plus facile de montrer du doigt des «eurocrates» sans identité, presque inhumains et sortes d’apatrides, que de blâmer des responsables politiques nationaux, au risque de s’exposer soi-même à de multiples critiques. Les électeurs sont plus facilement dupés ainsi.

Les populistes ne sont cependant pas les seuls à condamner. Les partis dits traditionnels au pouvoir sont au moins autant responsables de cette situation. Dans tous les États membres, et de manière particulièrement nette en temps de crise économique, les responsables politiques cachent leurs mauvais résultats et leur incompétence derrière une pseudo responsabilité des eurocrates européens, comme si ceux-ci servaient une puissance étrangère, et rejetant ainsi toutes les responsabilités sur Bruxelles. C’est cette attitude qui pollue le regard que les électeurs portent sur Bruxelles, bien plus que les responsabilités supposées des institutions européennes dans la (mauvaise) gestion des crises.

En conclusion donc, oui une réforme en profondeur de l’esprit européen est nécessaire, mais cette réforme doit passer par un effort accru des responsables politiques des États membres visant à informer les populations sur les avantages de l’appartenance à l’Union, au lieu de s’approprier les bénéfices tout en rejetant sur les épaules de Bruxelles les échecs. Et de rappeler dans le même temps que le Brexit est une duperie qui a commencé par un pari politique aussi absurde que dangereux de David Cameron, un «Européen à la carte», et qui a terminé par les mensonges de personnages sinistres qui, à peine le résultat confirmé, refusèrent toute responsabilité nationale, comme pour mieux illustrer leur absence de projet ou de vision. C’est en faisant ce devoir d’inventaire que les États membres pourront faire de ce Brexit une opportunité pour que l’UE se relance sur des bases plus saines.

bioline

Wolfgang Krieger est professeur d’histoire moderne et de relations internationales à l’Université de Marburg, en Allemagne.

Barthélémy Courmont est maître de conférences à l’Université catholique de Lille, directeur de recherche à l’IRIS et rédacteur en chef de Monde chinois, nouvelle Asie.

(PHOTOGRAPHIE: LA PRESSE CANADIENNE / ISOPIX / REX / SHUTTERSTOCK)
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